Après "Suite for Tina Modotti", le saxophoniste-clarinettiste italien Francesco Bearzatti rend un hommage passionné à Malcolm X. Entretien autour d’un disque remarquable...
Avec son Tinissima Quartet, le saxophoniste-clarinettiste italien Francesco Bearzatti avait brillamment témoigné de sa fascination pour le personnage de Tina Modotti (1896-1942) dans une suite aux parfums souvent mexicains : "Suite for Tina Modotti".
L’intitulé du quartet n’a pas changé, la formation non plus, mais cette fois, c’est à un autre militant de la liberté qu’il rend hommage, l’afro-américain Malcolm X (1925-1965).
Encore une suite qui s’écoute comme une histoire racontée avec une force, une sincérité et une ferveur incomparables. En dix séquences qui se déroulent comme des tableaux inspirés de la vie aussi brève qu’exceptionnelle de Malcolm X, Francesco Bearzatti libère son enthousiasme créatif souvent débridé, affranchi des contraintes de forme et de style, loin des académismes bien que très respectueux du jazz.
Une musique du jeu pleine d’originalité et haute en couleurs. Une affaire de complicité aussi à l’intérieur d’un quartet prêt à toutes les fulgurances. Francesco Bearzatti, Giovanni Falzone, Danilo Gallo et Zeno De Rossi forment une équipe soudée qui partage les mêmes valeurs humaines, sociales et artistiques.
Comment réussit-on une telle alchimie ? D’où vient toute l’énergie créative de Francesco Bearzatti ? Comment vit-il sa situation de musicien italien/européen aujourd’hui ?
Nous avons voulu en savoir plus...
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> Thierry GIARD / CultureJazz : Le second disque de votre Tinissima quartet s’intitule "X (Suite for Malcolm)". Pourquoi ce projet autour de Malcolm X après le précédent qui était, lui, centré sur la photographe, actrice et militante de la première moitié du siècle dernier, Tina Modotti ?
> Francesco BEARZATTI : Après le projet dédié à Tina Modotti, c’était tout naturel, pour moi, de penser à Malcolm X que j’ai découvert quand j’étais gamin. J’ai lu son autobiographie et j’ai été impressionné par sa vie et son combat pour les droits des noirs américains. Il me semblait naturel, en tant que passionné de jazz de lire les biographies des musiciens dont la plupart étaient des afro-américains. J’étais très triste à l’époque de lire qu’ils n’avaient pas le droit d’entrer dans les restaurants ou de rester dans le même hôtel que les musiciens blancs. Je ne comprenais pas toutes ces injustices.
Alors, quand j’ai découvert la figure de Malcolm X, j’ai lui sa biographie avec une passion incroyable. J’étais fasciné par tout le parcours de sa vie. J’avais à peu près 18 ans à ce moment-là.
Pour mon travail sur Tina Modotti, j’ai fondé le Tinissima quartet, un groupe qui raconte les histoires de personnages qui ont combattu pour les droits en général. Après Tina Modotti, j’ai pu monter ce projet sur Malcolm. J’étais un peu inquiet car je pensais que l’histoire de Malcolm X concerne surtout les noirs américains. J’ai hésité et ensuite je me suis dit que, comme j’avais toujours cette idée en tête, il fallait que je reprendre son autobiographie et que je la relise. Je l’ai lue deux fois et à chaque fois j’ai pleuré, j’ai ressenti de telles émotions que ça a conforté ma conviction de faire ce travail.
Je me suis mis à écrire la musique. Ensuite, j’ai réuni le groupe en studio et nous avons enregistré ce disque !
> Dans la suite que vous avez écrite, vous avez fait le choix de raconter, en quelque sorte, l’histoire de Malcolm X de façon chronologique. On en suite les différentes étapes jusqu’à l’épilogue.
> En fait, je commence par un prologue inspiré d’une photo très célèbre de Malcom X en combattant armé d’un fusil. La musique du prologue est la même que celle de l’épilogue. J’imagine alors que Malcolm est en train de se défendre contre ses adversaires qui cherchent à le tuer. C’est après que commence le flash-back dans son enfance (Hard Times, Smart Guy) et après je reviens sur sa vie de militant, jusqu’à sa mort.
> Ce qui est intéressant dans ce travail, c’est que vous racontez l’histoire de Malcolm X en vous permettant des fantaisies et des anachronismes, en ne cherchant pas à jouer le jazz dans l’esprit des années 60. C’est ainsi qu’on trouve même une séquence disco dans le thème intitulé "Cotton Club"...
> Alors là, c’est ce que vous appelez en français une licence poétique ! J’ai écrit un thème de be-bop et je l’ai monté sur une rythmique disco des années 80, à l’époque de ma jeunesse où j’aimais aller danser dans les clubs italiens. J’ai fait cela parce qu’à chaque fois que je monte un groupe et que j’écris de la musique, j’essaie d’être moi-même, de conserver ma personnalité. À l’époque du be-bop, je n’étais pas encore né !
Je préfère écrire de la musique que je connais très bien, qui me ressemble. Pour moi, le be-bop, correspond à une époque que je n’ai pas vécue. J’ai vécu à l’époque de la dance des années 80. Alors, j’ai fait un mix de ça (rires) !
> En fait, vous mélangez votre propre histoire avec celle de vos héros ? C’est un peu "Malcolm X rencontre Bearzatti" ?
> C’est l’histoire de Malcolm X à travers ma propre "musicalité" disons... Ma part n’est que musicale. Je considère ce disque comme un hommage à toute la musique afro-américaine. Il y a du blues, du funk, du rap, de la musique africaine (Kinshasa, dédié à Mohammad Ali, NDLR), un peu de tout... C’est une fantaisie autour de la musique afro-américaine que j’offre en cadeau à toute une communauté qui m’a donné beaucoup musicalement et qui n’a jamais effacé sa souffrance qui remonte à la période de l’esclavage. Jamais les gouvernements américains n’ont reconnu que la richesse de ce pays s’est construite sur l’esclavage... Il n’y a jamais eu de signe de reconnaissance envers le peuple noir et ça, c’est très triste de mon point de vue.
Alors, ce disque, c’est mon petit cadeau à ce peuple qui a influencé toute notre musique à nous les blancs, nous les européens, les américains et tout le monde !
> En consacrant un disque à Malcolm X et auparavant à Tina Modotti, on pourrait vous dire que vos disques sont politiques...
> Ce n’est pas seulement cela. Ce groupe, Tinissima Quartet est consacré à Tina Modotti qui est, pour moi, une figure épique. Avec cette formation, je voudrais célébrer des figures révolutionnaires très importantes et particulières mais qui sont aussi un peu oubliées. En Italie, Tina Modotti n’a jamais été vraiment reconnue et célébrée en tant qu’artiste et révolutionnaire parce qu’elle était communiste, et parce que toute son histoire est singulière... [1]
Malcolm X, lui, était considéré comme trop dangereux. Il est plus facile de célèbrer Martin Luther King qui est aussi une grande figure de la lutte des noirs afro-américains.
J’ai préféré m’intéresser à des personnages qu’on considère comme un peu mineurs mais dont j’admire la force.
> Grâce à vous, j’ai effectivement découvert Tina Modotti que je ne connaissais pas et j’ai eu envie d’en savoir plus sur elle...
> C’est important pour moi d’entendre cela !
> Ce qui est formidable dans vos disques et plus encore en concert pour la dimension visuelle, c’est votre grande envie de jouer : une musique du jeu en quelque sorte. Il semble que vous vivez vraiment la musique que vous jouez.
> C’est normal pour moi. Quand je joue de la musique, en général, j’y suis à 100% ! C’est ma façon d’être en tant que musicien.
Il est vrai que quand je raconte des histoires très fortes comme celle de Tina Modotti et de Malcolm X, je m’engage encore plus. C’est un message important que je veux transmettre.
> Le message passe d’autant mieux que vous n’avez pas besoin de recourir à la gravité ou au sérieux pour raconter ces personnages qui ont eu une vie difficile et dramatique. Vous les présentez avec beaucoup de fantaisie...
> Oui, j’espère !
> Avec le trompettiste Giovanni Falzone, vous formez vraiment une belle équipe. Vous vous connaissez depuis longtemps ?
> Non, en fait, j’ai rencontré Giovanni à Paris ! C’est incroyable non ! J’avais écouté son disque "Meeting in Paris" [2] , un super disque, spectaculaire quoi ! Alors, quand j’ai rencontré Giovanni, on a joué ensemble au cours d’une jam-session et ensuite je l’ai invité pour mon projet parce que je pensais que c’était vraiment le mec qui pouvait, justement, jouer ma musique ! Et c’est bien vrai !
Nous sommes vraiment contents de jouer ensemble. En plus, on s’amuse beaucoup quand on travaille, quand on voyage. On est sérieux dans la musique mais on est drôles dans la vie.
> Comment avez-vous rencontré le contrebassiste Danilo Gallo et le batteur Zeno De Rossi ?
> Zeno et moi sommes amis depuis le début des années 90 quand j’ai vécu à Vérone (pendant 6 ans) et on a joué de la musique un peu différente car grâce à lui, j’ai commencé à écouter l’underground new-yorkais, John Zorn et toute la musique qui se jouait à la Knitting Factory [3] . On a monté un groupe ensemble et on a fait pas mal de concerts.
Quand je suis venu en France, on n’a plus joué ensemble pendant des années. Puis j’ai découvert que Zeno était passionné par Tina Modotti. C’était un bon musicien mais quand je l’ai retrouvé, je me suis aperçu qu’il avait beaucoup progressé. Il a un jeu très "nature", très musical. Et là, je me suis dit : "je veux Zeno à la batterie !"
Alors, je lui ai demandé quel bassiste il me conseillerait pour jouer avec nous. Il m’a suggéré Danilo Gallo et en fait, ça a très bien marché, tout de suite.
> Dans le disque "X (Suite For Malcolm)", vous avez fait le choix qu’il joue surtout de la basse électrique...
> Dans le disque, il joue des deux : de la contrebasse et de la basse électrique. En live, il joue de la basse électrique.
> Il nous semble que, outre le saxophone ténor, vous vous orientez un peu plus vers la clarinette ...
> Vous avez raison... J’avais arrêté de jouer de la clarinette pendant douze ans. J’ai recommencé en France à la demande d’Aldo Romano. Je l’ai reprise et je me suis remis à l’étudier. J’avais complètement oublié la technique de la clarinette !
Maintenant, j’ai une vraie passion pour cet instrument. Je l’aime plus qu’avant !
> Et la clarinette basse ?
> Non, j’en ai joué un peu, mais non... Je préfère me concentrer sur le ténor et sur la clarinette. Je jouais beaucoup de saxophone soprano avant mais maintenant, j’ai arrêté aussi. En partie à cause des problèmes de voyage.
Je vous jure, j’adore la clarinette. À l’époque où j’ai débuté sur cet instrument, je le détestais car je voulais jouer de la guitare, j’aimais le rock et tout ça. Et maintenant, oui, j’adore la clarinette !
> Pour poursuivre la "mission" du Tinissima quartet, avez-vous déjà une idée du prochain personnage auquel vous souhaiteriez rendre hommage ?
> Non, pas encore car j’ai encore d’autres projets personnels. Je suis en train de composer de la musique pour un duo et d’autres choses... Avec le Tinissima quartet, nous sommes lancés sur le projet autour de Malcolm X et je n’ai pas encore la prochaine "figure" en tête. Avant, je souhaite étudier les personnages, lire, me documenter beaucoup avant de commencer à écrire la musique. C’est vraiment très sérieux pour moi de rendre hommage à un personnage. Pour l’instant, je lis beaucoup de livres mais rien n’est clair encore.
> Peut-on en savoir plus à propos du duo ?
> Je monte un duo avec la pianiste Rita Marcotulli. J’ai écrit de la musique très "italienne", très mélodique, très différente de ce que je fais habituellement. J’ai choisi Rita parce qu’elle avait fait de très beaux disques dans les années 90, très mélodiques aussi.
Ensuite, je voudrais faire un autre disque avec François Merville (C’est un batteur super !) et un tubiste italien, Mauro Ottolini. J’ai commencé à écrire de la musique pour ça.
En plus, je travaille beaucoup à la maison sur l’électronique. En 2005, j’ai fait un disque avec Sax Pistols, un groupe un peu rock et j’ai l’intention de rejouer avec eux. Je progresse donc avec l’électronique...
> Vous l’utilisez un petit peu dans le disque "X"...
> Sur un morceau seulement ! Avec Sax Pistols, j’ai complètement changé mon sax. J’ai le son d’une guitare, vous voyez ! Un sax qui joue comme une guitare !
> Et la France dans votre vie de musicien ?
> J’essaie toujours de progresser en français ! (qu’il maîtrise déjà avec beaucoup d’aisance ! NDLR).
Je suis vraiment content de travailler avec des musiciens français et de travailler souvent en France. Je trouve que, dans ce pays, il y a beaucoup de respect pour les musiciens et pour les artistes en général surtout quand on vient d’Italie dans le moment présent. C’est très dur là-bas avec tous les problèmes que nous avons.
Grâce à la France, j’ai commencé à avoir une reconnaissance internationale. Je peux travailler avec des musiciens français qui sont super ! Maintenant je travaille avec Henri Texier mais je travaille aussi souvent avec Louis Sclavis, avec Aldo Romano, avec Emmanuel Bex. Pour moi, je peux le dire, c’est une expérience incroyable, vraiment ! J’ai beaucoup appris de ces musiciens.
> Vous préférez la France de Sarkozy à l’Italie de Berlusconi ?
> Je sais que beaucoup de français n’apprécient pas Sarkozy mais pour nous, comparé à l’Italie de Berlusconi, la France, c’est le paradis ! Vous n’avez pas idée de ce qui se passe actuellement en Italie. C’est un désastre total. Il n’y a rien, rien...
> Vous avez tout de même le soutien du label "Parco Della Musica" qui vous suit sur ces projets "Suite for Tina Modotti" et "X (Suite for Malcolm). [4]
> Oui, j’ai la chance de travailler avec Parco Della Musica. Ça, c’est pas mal, je l’avoue ! Aujourd’hui, c’est difficile de créer en musique et de trouver des labels. Oui, j’ai de la chance et ça, c’est super !
C’est aussi grâce au travail de Marion Piras [5]. Elle m’a écouté une fois avec Aldo (Romano) et Emmanuel Bex et elle a décidé de devenir mon agent. Avant, je n’avais jamais vu quelqu’un qui me propose de s’occuper de moi, de ma musique. Personne en Italie ne m’a jamais dit "je veux travailler avec toi !". Ça ne m’est arrivé qu’en France.
Grâce à Marion, je fais beaucoup de rencontres professionnelles et humaines importantes. Louis Sclavis, par exemple, c’est un mec incroyable. J’adore Louis ! Quand nous jouons en duo, à chaque fois, je m’amuse beaucoup !
> Vous n’avez jamais enregistré ensemble, Louis Sclavis et vous ?
> Non mais je pense qu’on va faire ça prochainement... On en a déjà parlé.
Propos recueillis par téléphone le mercredi 17 novembre 2010. Merci à Dominique Abdesselam !
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> Francesco Bearzatti Tinissima Quartet : "X (Suite for Malcolm)" - Parco Della Musica records MPR025CD -
avec : Francesco Bearzatti : sax ténor, clarinette, xaphoon, électronique compositions / Giovanni Falzone : trompette et effets vocaux / Danilo Gallo : contrebasse, guitare basse / Zeno de Rossi : batterie et percussions
invités : Napoleon Maddox : voix et texte sur "Epilogue" / Mauro Gargano : contrebasse pizzicato sur "Epilogue"
01. I- Prologue/Hard Times / 02. II- Smart Guy / 03. III- Cotton Club / 04. IV-Prince of Crime / 05. V- Satan in Chains / 06. VI- Conversion / 07. VII- A New Leader / 08. VIII- Betrayal / 09. IX- Hajj / 10. X- (Epilogue) / 11. Kinshasa (to Muhammad Ali)
Enregistré en Italie en mars 2010.
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> À propos de Francesco Bearzatti sur www.culturejazz.net :
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> Liens :
[1] L’action de Tina Modotti s’est déroulée en grande partie en dehors de l’Italie, aux Etats-Unis, au Mexique et en Espagne... NDLR.
[2] "Meeting In Paris " - Giovanni Falzone European Ensemble - Giovanni Falzone (tp), Robin Verheyen (ts, ss), Bruno Angelini (p), Mauro Gargano (b), Luc Isenmann (dm) - Soul Note -
[3] Un des hauts lieux de diffusion du jazz créatif de l’underground new-yorkais depuis les années 80.
[4] Parco Della Musica, c’est un peu l’équivalent italien de notre Cité de la Musique installée à la Villette, à Paris. Un lieu de diffusion, d’information et de production consacré à la musique sans exclusive.site : www.auditorium.com... installé autour d’un auditorium très moderne en périphérie de Rome.
[5] Marion Piras dirige depuis 1986 l’agence d’artistes Inclinaisons basée à Bordeaux. Une vraie militante des musiques improvisées et du jazz qui défend les musiques et les musiciens auxquels elle croit.