Fly with the wind !

Le vent soufflait presque en tempête ce samedi sur Granville, une de ces belles colères d’Éole qui n’a pourtant pas effrayé les jazzfans bas-normands. La petite salle de la Haute-Ville a connu une affluence record pour deux moments intenses : le jazz exemplaire d’Indigo Trio.

Pas simple de faire venir jusque dans la "Monaco du Nord", ces trois musiciens si charmants et créatifs de la "Cité des Vents". La tempête n’en était pas la cause. C’étaient plutôt les perturbations dans le paysage culturel granvillais qui ont fait vaciller l’opération [1] . Ce concert aura eu lieu grâce à l’opiniâtreté de Christian Ducasse qui, lorsqu’il pose son boitier photo et laisse sa plume, sait retrousser les manches pour mener à bien une entreprise jusqu’à son apothéose. Car les deux sets granvillais furent magiques.

Hamid Drake, Harrison Bankhead & Nicole Mitchell à Granville, le 14 novembre 2009 / © Christian Ducasse.

Nicole Mitchell aura séduit avant même d’avoir joué la moindre note. Un rayonnement qui révèle la sérénité et la force intérieure de l’actuelle co-présidente de l’A.A.C.M. de Chicago [2]. Bien encadrée par deux solides gaillards : Harrison Bankhead à la contrebasse (indiscutablement un grand de l’instrument) et Hamid Drake batteur à l’excellence modeste.

  À Granville.

> samedi 14 novembre - 18 heures. Pour ce premier set bas-normand, le trio choisit d’entrer en soulevant délicatement le rideau de velours qui pare sa musique. Chant délicat de la flûte, balais caressant toms et cymbales, contrebasse toute en rondeur. On entre d’emblée dans l’univers et dans l’esprit de la Great Black Music, savant alliage où s’enchevêtrent la musique de l’instant (la création spontanée) et les structures élaborées de compositions prétextes. Entre l’âme du blues, les images de l’Afrique mythique, l’irrésistible montée d’un balancement félin, on voyage dans un monde musical totalement assumé emporté par le chant aérien de la flûte de Nicole Mitchell, l’ensorceleuse. Du grand art qui provient de l’osmose d’un vrai collectif. Soudain, la voix de Nicole Michell émerge pour un hymne pacifique à la combativité et à l’affirmation de soi, Stand Strong. L’émotion est intense. Plus d’une heure s’est écoulée et dans la salle, le temps s’était arrêté.

Harrison Bankhead & Nicole Mitchell.
Granville (50) - © T. Giard / CultureJazz

> samedi 14 novembre - 21 heures.. Le turn over du public s’est effectué mais quelques uns sont restés ou revenus. Cette fois, l’attaque du concert est plus franche. Sho Ya Right pourrait évoquer Éric Dolphy : l’irrésistible impact d’un swing émancipé qui fait monter la tension. Batterie plus incisive, mais toujours aussi virevoltante pour relancer la vapeur. Une jolie série de soli à l’inventivité constante. Harrison Bankhead fait des prouesses sur une contrebasse de prêt qui aura sans doute connu un des grands moments de sa vie. Pizzicato ou à l’archet, avec l’appui de la voix parfois, ce musicien semble ne jamais être à court d’inspiration. Nicole Mitchell prend à son tour son envol pour une magnifique leçon de musique inspirée. Une musique presque naturaliste dans laquelle se croisent les oiseaux chers à Messiaen et les sons de l’Orient, la voix vient s’immiscer dans des phrases enrobées d’harmoniques qui donnent à l’instrument une dimension nouvelle. On connaît des professeurs de flûte, venus en curieux qui seront repartis sidérés... On les comprend. Le bonheur se lisait sur les visages des spectateurs et plus encore sur celui des musiciens comme s’ils s’étonnaient à chaque moment de l’impressionnant potentiel de leur association.

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Une nuit est passée et la tempête s’est un peu calmée. De Granville, sur la côte ouest du Cotentin, le trio a rallié Caen avec la complicité active de musiciens militants du Collectif Jazz de Basse-Normandie. Le saxophoniste et chef d’orchestre Jean-Baptiste Perez étant devenu pour l’occasion manager-chauffeur a fait en sorte que tout se passe au mieux pour le concert du dimanche après-midi...

  À Caen.

> dimanche - 17 heures - Espace Puzzle à Caen : Le quartet Knoonk prend possession de la scène pour un hommage à la musique de Thelonious Monk. L’originalité de la formule, sans piano, permet une prise de distance qui souligne la spécificité de la musique de Monk : fantaisie sur des fondements du jazz agencés avec une folle audace. Les thèmes du maître, plus ou moins connus, s’enchaînent et mettent en valeur les solides solistes de ce quartet audacieux. Belle entrée en matière...

Indigo Trio à Caen.
15 novembre 2009 - © T. Giard / CultureJazz

Et on retrouve ensuite Indigo Trio dans un contexte un peu moins intimiste qu’à Granville. L’espace scénique plus ouvert : il faudra jouer plus serré et c’est à nouveau Sho Ya Right qui ouvre le set. Un poil plus tranchant avec une flûte qui se montre plus rude pour mieux séduire ensuite... Il faudra un peu de temps à Harrison Bankhead pour s’adapter aux cordes naturelles de la contrebasse prêtée par Nicolas Talbot et relâcher toute crispation. Pas facile de voyager sans son instrument ! La suite sera du pur bonheur, comme le drumming ludique et débordant de vie du très grand batteur qu’est Hamid Drake. Un coloriste d’exception qui possède un potentiel rythmique phénoménal : du martellement du funk aux audaces de l’improvisation totalement libre, il garde le même sens du jeu. Et toujours Nicole Mitchell, simplement rayonnante, attentive aux inventions de ses deux complices mais n’hésitant pas à s’imposer, y compris dans la douceur par une maîtrise parfaite de tous les paramètres du son. La musique vit et s’élève, sans concessions mais en exploitant la fascination de mélodies qui évoquent parfois des mondes primitifs. Ainsi, lorsque Hamid Drake se saisit d’un simple bendir (tambour à cordes) : la beauté de la musique dépasse la rusticité de l’instrument. Ancient to The Future, c’était le slogan de l’Art Ensemble de Chicago et de l’A.A.C.M.. On peut se dire que la flamme ne s’est pas éteinte. A Chicago la musique d’aujourd’hui et de demain se construit toujours sur les apports du passé : un art de la transition et non un désir de rupture. Elle n’en est que plus actuelle, authentique et originale.

À Caen autant qu’à Granville, le public a pu savourer un moment d’exception.

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> Pour découvrir ou retrouver Indigo Trio, deux enregistrements magnifiques sont disponibles :

on aime !

Deux disques remarquables que nous n’avions pas chroniqués mais que nous n’hésitons pas à distinguer !






  "Live in Montreal"

Indigo Trio "Live in Montreal"
GreenLeaf Music Paperback series

> GreenLeaf Music Paperback series vol. 3 - www.greenleafmusic.com/store - distribution Orkhêstra (?)

Le premier concert du trio enregistré au cours du festival de Montréal en 2005, publié sur le label de Dave Douglas. On y trouve déjà toutes les qualités que nous venons d’évoquer. L’irrésistible impact du live très bien enregistré de surcroît. En final, Nicole chante... Stand strong. Il n’est pas certain qu’Orkhêstra distribue ce disque.







  "Anaya"

Indigo Trio "Anaya"
Rogue Art.

> Rogueart ROG 0018 - web.roguart.com

En juin 2008, Indigo Trio a enregistré les 8 titres de ce disque dans un studio new-yorkais. Bien que plus travaillée que dans les conditions du direct, la musique du trio n’en garde pas moins son élégante simplicité et toute sa créativité sans aucune arrogance. Un disque de grande classe sur un label qui sert avec raffinement les musiques les plus inventives. Bravo !







> Liens :

[1Le Théâtre de la Presqu’île était jusqu’alors occupé et animé par la compagnie théâtrale du même nom, dirigée par Michel Vivier. Dans le programme annuel, une petite place était accordée au jazz pour 2 ou 3 concerts. Une restructuration administrative est en cours... Que deviendra le jazz en ce lieu ?

[2Association for the Advancement of Creative Musicians, fondée en 1965 par Muhal Richard Abrams et quelques autres. Parmi les membres de l’AACM nous citerons par exemple : les musiciens de l’Art Ensemble de Chicago, Anthony Braxton, Chico Freeman, Henry Threadgill, Muhal Richard Abrams, Wadada Leo Smith etc. Consulter : aacmchicago.org: : :