« A Duet of One - Live at the Barkery »

Il faut se garder d’associer systématiquement jazz et créativité. Il n’est pas utile de gloser sur un tel sujet, pourtant on respire rarement l’air des sommets et d’ailleurs, respire-t-on si bien en haut de l’Everest ? Précisons, à toutes fins utiles, que je n’ai jamais cru que la création se situait davantage du côté des avant-gardes, quelle que soit l’époque. S’il existe toujours quelques grands créateurs, le jazz procède globalement par petites touches, chaque membre de la grande famille apportant la sienne. Aujourd’hui, pourtant, la formatisation est accélérée par l’enseignement du jazz et l’uniformisation par le fait que les musiciens enregistrent beaucoup trop, jouent de moins en moins en public et aussi parce que ce sont presque toujours les mêmes que l’on entend ou dont on parle.

Il existe une sorte de point aveugle de la vision critique, une zone qu’elle balaie peu ou mal, un milieu qui n’est évidemment pas le « juste » milieu, ni le middle jazz, fut-il éternel, pas davantage le mainstream jazz voire le middle of the road. Un écrivain allemand « réactionnaire » se plaignait jadis de la disparition du « milieu » (assurément pas la Mafia, quasiment éternelle et extensive) dans les catégories de la pensée, les extrêmes prenant tout l’espace. La critique de jazz, pour y revenir, n’a jamais vraiment su sortir des grossiers schémas de l’évolution, allant du lointain passé aux avant-gardes, ne pouvant ainsi saisir la miriade de micro-mouvements, à ses yeux sans queue ni tête, commencement ni fin, qui donnent pourtant au jazz sa saveur, assurent sa gîte. Un dicton modalve affirme « Là où il y a de la gîte on n’avance pas à couvert. »

Eddie Daniels-Roger Kellaway : "A Duet of One"
IPO Recordings / 2009

Précautions prises, j’aimerais attirer l’attention sur cet esquif qui dérive sur les eaux du grand fleuve jazz et qui se nomme Eddie Daniels-Roger Kelaway. Le duo clarinette-piano, est une formule rare pour ne pas dire rarissime -la rencontre, la plus célébre, quant à ces deux instruments, entre Buddy De Franco et Art Tatum, ayant eu lieu dans le cadre d’un quartette.

Eddie Daniels, moins connu comme saxophoniste, puisque les saxophonistes sont légion, domine depuis longtemps le débat dans le domaine de la clarinette où les spécialistes sont bien peu nombreux, l’instrument étant passé de mode après les années 1930. La trajectoire d’Eddie Daniels, leader d’un duo sans leader, est assez particulière d’abord parce qu’il se partage entre deux instruments, au fond assez dissemblables, le saxophone ténor et la clarinette. Au fil des années, il accorda beaucoup plus de temps au second qu’au premier, mais il faut peut-être aussi voir là des considérations stratégiques, les spécialistes du ténor étant par trop nombreux. Aussi Eddie Daniels, clarinettiste, pouvait-il reprendre les choses là où Buddy De Franco ne les avait pas laissées. Daniels a probablement compris qu’il n’y avait pas de couronne à prendre, pas de trône à occuper. Son fameux disque hommage à Charlie Parker [1], marqua son empreinte, échappant à la moulinette GRP [2], son coup de chapeau au Bird manifesta une forme de liberté où la révérence, l’hommage, ne le cédait en rien à la fraîcheur et à l’invention, une rencontre au sommet en somme, où le mort et le vivant sortaient tous deux frétillants, plus vivants que jamais.

Roger Kellaway [3] a, quant à lui, affirmé une riche personnalité, hors des sentiers battus, très à l’écart des gymnastiques jarretiennes ou des derniers exploits des avaleurs de clusters. Chez lui demeure en effet la trace des premiers âges, un resurgissement du stride, de la dynamique des lonesome pianists, de ceux qui généraient leur propre énergie, comme d’autres produisent leur propre électricité. Toujours à propos de Kellaway nous serions tentés d’évoquer d’autres divinités pianistiques auxiliaires, telles que Jess Stacy, Eddie Costa et Dave McKenna, traçant ainsi une sorte de lignée familiale, discontinue, certes, mais toujours fertile. Notons aussi que Kellaway a beaucoup tenté, s’associant à des hommes qui lui ressemblaient, des bassistes tels que Red Mitchell et Chuck Domanico, s’attirant une « reconnaissance » qui ne lui permit jamais d’accéder à la grande notoriété.

Au disque qui nous occupe présentement, on ne trouve que de rares véritables antécédents tel le duo Warne Marsh-Sal Mosca et, pour la communion d’esprit, répétons-le, Buddy De Franco-Art Tatum ; enfin, plus loin encore dans le temps, Louis Armstrong-Earl Hines -énumération à titre d’exemple et forcément non exhaustive. Enregistré en public, cet album appartient à un catalogue peu connu, celui de IPO, comportant des pianistes particulièrement remarquables, outre Roger Kellaway, Tommy Flanagan, Hank Jones et Sir Roland Hanna, il témoigne d’une formidable affirmation de la liberté, au-delà des modes, un de ces rares disques qui permettent d’affirmer que le jazz survit par quelques côtés à sa reconnaissance, voire à sa popularité.


> Eddie Daniels-Roger Kellaway : "A Duet of One-Live at the Barkery" - IPO Recordings IPOC1015 - 2009 - Disponible sur www.iporecordings.com (15 $ + port).

Eddie Daniels (clarinette) / Roger Kellaway (piano).

01. I’m Getting Sentimental Over You / 02. Slow Dance / 03. Adagio Swing / 04. I Want to Be Happy / 05. New Orleans / 06. This is the Time / 07. After You’ve Gone / 08. Blue Waltz / 09. Love of My Life / 10. We’ll Always Be Together


> Liens :

[1« To Bird With Love », 1987 (GRP 91034 et GRD-9544).

[2La maison de disques qui l’accueillait et dont les prestigieuses victimes se nomment Dizzy Gillespie et Gerry Mulligan, englués dans des conceptions sonores qui leur étaient par trop étrangères. Il est vrai que Daniels était co-producteur de son album et sut sans doute mieux maîtriser le travail d’enregistrement.

[3Pour une présentation moins circonstancielle, je renvoie, une fois n’est pas coutume, à l’excellente entrée « Roger Kellaway » dans le Dictionnaire du jazz, sous la plume de Jean-Paul Ricard.