Le ridicule a cela de merveilleux qu’il est inépuisable dans le fond comme dans la forme. En outre, il est plus que nécessaire au genre humain, presque vital. Du moins le pense-t-on de temps à autre. Que l’on soit sur l’autoroute, au camping ou au supermarché, dans un trolleybus comme à la piscine, il surgit quand on ne l’attend pas et, sans coup férir, nous donne l’occasion de sourire gentiment ou d’être saisi d’une hilarité irrépressible, mais aussi de rougir si le hasard ou notre bêtise nous place malencontreusement dans la ligne de mire d’un hypothétique quidam qui ne se gênera pas pour prendre avec nous ses aises et s’esclaffera toutes amygdales dehors de notre malaise. Le ridicule peut également produire de petites fâcheries, voire de grosses colères. La dernière en date nous concernant fait suite au concert de Messieurs Jarrett, Peacock et DeJohnette aux Nuits de Fourvière. Soyons justes, Gary Peacock s’est contenté de tenir sa contrebasse. Et puisque nous parlons musique, n’hésitons pas à dire que celle de ce trio était de qualité, quelquefois plus qu’apaisée, certes, et propice à une écoute en des lieux plus intimes que le théâtre antique de Fourvière, mais de qualité donc, comme seuls de grands musiciens peuvent en produire.

Le cliché pirate

Après les précautions d’usage et quelques flatteries édictées par le patron du Festival en introduction, nous avons d’abord patienté afin que deux calorifères soient installés à proximité des musiciens pour les protéger de la fraîcheur nocturne. Phildar, nous te supplions ! Deviens partenaire des festivals en plein air. Nous gagnerons du temps. A la fin du premier morceau, un Night and day assez convaincant, le batteur du trio a demandé le remplacement du premier calorifère par un autre moins puissant. Et les fourmis travailleuses de se démener autour du trio...Le bilan carbone est amélioré, tant mieux, et la patience du public flirte avec le bouddhisme.

Le concert recommença, puis continua son cours jusqu’au moment ou le percussionniste précité quitta sa batterie à la fin d’un morceau afin de vérifier ce qu’il avait cru apercevoir dans un coin de la fosse alors qu’il jouait. Ceci fait, il s’empressa d’informer le pianiste de sa découverte... et le ridicule surgit (quelques lignes au-dessus ce n’était que prémices). Le pianiste posé devant un micro nous dit qu’il doit « confisquer » un enregistreur et qu’il ne jouera pas d’autres morceaux tant que son exigence ne serait pas satisfaite. Et les fourmis travailleuses de se démener dans la fosse devant nombre de sceptiques. Le travail achevé, l’objet confisqué enfin montré au regard aiguisé du pianiste, ce dernier, précédemment hué, gratifia le public d’une réplique d’un comique de circonstance que je refuse d’écrire ici. Comprenez-moi, je ne veux pas lui nuire. Le concert reprit son cours et s’acheva assez rapidement. Un Saint Thomas syndical fit office de rappel. Quelques saluts à la foule pour le moins frustrée et un inconnu (une incarnation du ridicule ? ) vint dire au public que les artistes, qui se faisaient attendre, reviendraient jouer un dernier morceau à la condition expresse qu’ils ne soient pas photographiés pendant le salut... Oui, vous avez bien lu. Belle envolée de coussins dans le ciel lyonnais, sifflets ici, propos acerbes par là. Deuxième rappel devant un public qui s’éclipse par grappes. Fin du show, c’est gentil d’être venu. Une autre belle envolée de coussins sous l’œil impavide de la lune. Le pianiste s’éclipse non sans un geste et un regard empreints d’une flagrante infatuation.

Une suggestion aux musiciens. Ou Keith Jarrett et ses acolytes font leurs concerts à huis clos, ou bien ils jouent à la maison. Mais qu’il arrêtent de prendre le public pour un tas d’imbéciles justes bons à payer la place de concert au prix fort. La suffisance du batteur, comme du pianiste, est plus que palpable : dans leur esprit, on ne leur arrive pas au jarret, c’est évident. Et comme disait mon voisin, le Keith, il nous a bien baisé...

En attendant, pour ceux qui aiment le jazz, ne manquez pas Jazz Campus en clunisois la troisième semaine d’août. Didier Levallet a concocté un programme superbe.

Une recommandation aux organisateurs. Pour des soirées du même tonneau, s’il vous plait, distribuez des coussins en plomb. Au moins, ce sera rock’n’roll et les souvenirs aussi.

Un conseil au vilain individu muni d’un enregistreur (j’entends par là : celui qui s’est fait prendre). La prochaine fois, mets-toi plus haut dans les gradins et bien en face de la scène. Un, le son est meilleur. Deux, DeJohnette n’y verra que du feu. Bonus, Jarrett te tourne le dos. Ajoute à cela que de grandes chances existent que tu rencontres des férus d’audiophilie qui te donneront quelques judicieux conseils et tu seras (peut-être) l’heureux possesseur d’un enregistrement pirate qui fera de toi une cible hadopienne en puissance et, à coup sûr, un dangereux délinquant.

Trêve de balivernes. Le vrai questionnement initié par cette soirée est le suivant. Comment peut-on produire une musique remarquable en se livrant corps et âme au ridicule le plus flamboyant ? Pour nous, c’est un mystère. Mais à force de redite, d’un lieu de concert l’autre, force est de constater qu’une exigence apriori artistique, que l’on pourrait éventuellement accepter si elle était décemment présentée avec une argumentation plausible, devient de la part de l’artiste l’expression d’une fatuité qui oblitère ses mérites et apparaît aux yeux de tous comme le symbole d’une incommensurable vanité.

Post Scriptum : en tant que photographe professionnel, je conçois, en faisant un effort intellectuel naturellement, qu’un musicien puisse être gêné par le bruit des obturateurs durant son concert... Pour que les artistes du déclencheur et les médias du jazz puissent eux aussi s’exprimer, je lui suggère de nous laisser travailler pendant les balances. Ceux qui le font, ils sont pléthore, nous permettent de fructueux échanges qui, au fil du temps et des rencontres renouvelées, deviennent quelquefois de vraies relations de confiance. Ainsi tout le monde est content et même les organisateurs sont heureux (enfin, en principe, car on en doute quelquefois) d’avoir une couverture médiatique supplémentaire pour leur évènement. Mais ce que j’en dis, moi... C’est juste pour ne pas perdre mon temps et favoriser la créativité de tous ceux qui aiment le jazz.