Épisode 2 : propos d’Andy Emler au moment où paraît "E total".

Andy Emler MegaOctet : "E total"
La Buissonne / Harmonia Mundi

2 mai 2012 : parution officielle de "E total", le nouvel opus du MegaOctet d’Andy Emler.
Un disque tout entier centré autour du mi, la note MI (E en notation anglo-saxonne) : le compositeur-pianiste et vice-versa ne fait pas les choses à moitié.
Un choix insolite, un parti-pris, un défi ?

Andy Emler s’en est expliqué lors de son passage à Coutances, le 20 janvier 2012. Il arrivait tout juste des Studios La Buissonne de Pernes-les-Fontaines dans le Vaucluse. Avec Gérard de Haro et Nicolas Baillard, il venait de passer deux jours au mixage d’un disque qui a été enregistré à la mi-novembre... dans la bonne humeur.
C’est d’ailleurs sur le label La Buissonne (distribué par Harmonia Mundi) que paraît "E total" en co-production avec la bien-nommée Compagnie Aime l’Air,

Avant de s’arrêter plus en détail sur le contenu (et l’écoute du disque) dans une chronique à la publication imminente, voici les propos recueillis lors d’un entretien discrètement arbitré (et coaché) par l’incontournable Thomas de Pourquery.
(L’entretien avec ce dernier a été publié : lire ici le premier épisode de cette cantate à deux voix.)

Le MegaOctet - octobre 2011
© CultureJazz.fr

Le MegaOctet fonctionne toujours sur des programmes composés d’un ensemble de pièces associées. Le programme précédent n’est plus joué... on passe au suivant. Pourquoi ce choix ?

> Andy Emler : Il y a plusieurs raisons.
Je suis un "popeux-rockeux". Quand j’étais gamin, on m’a fait connaître des groupes dont je suis devenu fan : Yes, Genesis... Des gens qui arrivaient avec un projet, qui ne mettaient pas des compositions en plus des anciennes dans un nouveau concert. À chaque fois, on avait un nouveau disque : une belle suite avec un intitulé.
Tous ces groupes de l’époque, les Who, Deep Purple, Emerson Lake and Palmer (aimer son lac et pas la mer ! -rires-) aussi, m’ont motivé. Entre la culture classique et ce côté popeux-rockeux des années 70, ils poursuivaient le même but : composer une belle œuvre.
Dans la musique classique, c’était pareil. Beethoven n’allait pas composer un nouveau petit rondo pour enrichir sa quatrième symphonie parce qu’il avait une idée qui pourrait entrer dans ce programme-là. À chaque fois, il construisait une nouvelle œuvre.
C’est aussi le challenge quand on aime écrire de la musique.

Le challenge de s’imposer de tout écrire en mi, par exemple ?

Andy Emler - photo Christian Ducasse (2009)
© C. Ducasse

> Andy Emler : Oui, là c’était un exercice ! "En Mi total" (E total), c’est un petit concept que je mettais en pratique avec les jazzmen pour me battre contre la tradition du jazz telle qu’elle était enseignée en France.
Quand j’ai dû commencer à bosser après mes études, j’ai cumulé des postes de prof dans des conservatoires et au C.I.M., école de jazz parisienne, où les mecs étaient complètement accros aux standards de jazz. Il ne savaient que reproduire ça... très mal.
Un moment, je leur ai dit : "Les gars, il y a toutes ces mélodies qui viennent des comédies musicales américaines, que les jazzmen ont reprises à leur façon, pourquoi pas ? Mais qu’est-ce que vous en faites, VOUS ? Plutôt que de reproduire moins bien ce que d’autres ont fait très bien 50 ans plus tôt, apprenez à libérer votre créativité quand vous êtes en groupe, même sur des standards".
Pédagogiquement, j’ai toujours essayé de développer la créativité de l’individu. Ça m’énervait de les voir accrochés à cette manière de fonctionner. Ce n’était pas leur musique et ils ne se l’appropriaient pas pour en faire quelque chose à eux.
Dans les bœufs du lundi soir, au Sunset ou dans les clubs, des musiciens de la jeune génération me proposaient de jouer avec eux avec la pauvre rythmique qui fait tourner les grilles... Ça faisait une heure et demie qu’ils faisaient des solos sur un blues en fa...
Ils me disaient : "Qu’est-ce que tu veux qu’on joue comme thème ?" et je répondais : "Vous avez joué des standards et des thèmes depuis une heure et demie : on va faire un morceau « en mi total » !". Cela signifie qu’on donne une fondamentale et qu’on est libre par-dessus : on travaille à l’oreille.

E. Echampard, L. Dehors, A. Emler - octobre 2011
© CultureJazz


Je voyais les musiciens ranger leurs binious... parce qu’ils étaient libres d’improviser !
Je me disais : "Il y a un truc qui m’étonne : on parle de jazz et on parle d’improvisation et tout d’un coup quand on propose d’improviser, ils ne peuvent plus jouer car ils ne peuvent plus montrer ce qu’ils savent faire.". Sans doute une histoire d’ego là-dedans aussi ?
Le concept est né à ce moment-là et à chaque fois, sur une partition, j’écrivais "fa total". Ça voulait dire, "On est en fa mais tu fais ce que tu veux par-dessus"...
Le problème dans la composition, c’est aussi de se demander comment on fait avec une suite de morceaux dans la même fondamentale, dans la même "tonalité" pour que ça reste varié, intéressant, vivant.

> Thomas de Pourquery : "Tous les morceaux ont une fondamentale de mi mais c’est une vraie suite et on voyage au milieu de toute une palette de couleurs. C’est chaud, c’est beau, ça sent bon !"

> Andy Emler : En musique classique, on nous apprend que la modulation, c’est ce qui donne de l’oxygène à la musique. Là, on ne module pas... mais il faut qu’il y ait de l’oxygène aussi ! En fait, on module quand même à l’intérieur des pièces de la suite mais on revient toujours au mi !
C’est le principe du lipogramme de Georges Perec qui a écrit "La disparition" sans utiliser le lettre "e". J’adore ces contraintes !

Le MegaOctet : une équipe autour d’un leader. Comment cela fonctionne-t-il ?

> Thomas de Pourquery : "Le dernier répertoire du MegaOctet qui est encore plus écrit que les précédents. Andy a fait une sorte de longue suite, une vraie histoire "super transe". Moi qui joue dans l’orchestre ma partie de saxophone alto, je suis la plupart du temps presque comme un musicien classique. Je suis concentré pour interpréter un texte et être vraiment dedans. Il y a quelques moments dirigés d’évasion mais on reste quand même dans la partition et pourtant, on fait du jazz et on s’amuse ! Quand Andy a écrit cette suite, il y met tout son vécu de musicien..."

Andy Emler - photo Christian Ducasse
© C. Ducasse

> Andy Emler. Et je n’écris pas pour des anonymes, je connais les interprètes. Sur ce dernier répertoire, "E total", Thomas voulait chanter. Je ne l’avais pas du tout prévu de chant... J’ai donc cherché un truc pour le faire chanter (Shit happens - NDLR).
François Thuillier, voulait improviser au tuba avec la rythmique, ce qu’il ne fait jamais dans le MegaOctet où il est toujours seul dans ses solos.
Laurent Dehors voulait une pièce pour petite clarinette (Father Tom - NDLR), instrument qu’on n’avait pas utilisé dans l’orchestre alors qu’il est là depuis 20 ans !
J’ai essayé d’écrire des pièces pour faire plaisir aux instrumentistes ! Chacun a une partie taillée sur mesure en fonction de sa sensibilité... par exemple, cette ballade à la clarinette pour Laurent !
C’est ça le pied. Je communique avec l’artiste parce que nous nous connaissons et nous apprécions. Je sais où chacun a envie d’aller. Ce sont tous ces paramètres que je prends en compte dans l’écriture.
Aujourd’hui, même dans l’interprétation des quatuors de Mozart par des musiciens classiques, il y a plus de sourires, de clins d’œil qu’auparavant. Et pourtant, ils ne connaissent pas l’auteur, et pour cause, il est mort quatre siècles avant ! Mais quand le texte est donné, quand on l’interprète, on est susceptible de le modifier. C’est comme ça que je conçois l’interprétation. Il est possible de remanier le texte en cours de route en fonction des propositions des interprètes.
Pour "E total" aussi ; il y a eu des retouches, mais sans doute moins que dans les autres programmes.

T ; de Pourquery, L. Dehors, A. Emler, F. Thuillier - octobre 2011
© CultureJazz

> Thomas de Pourquery : "Il est trop humble. C’est un vrai compositeur. Tous les voicings, la note qu’on doit jouer à tel endroit, elle n’est vraiment pas là par hasard ! On n’a rien réagencé du tout. Nous avons mis en place le répertoire, travaillé les parties d’improvisation, étalonné quelques passages d’impro à écourter ou doubler. Ça se limite à cela et c’est formidable. C’est très rare d’ailleurs que ce soit aussi simplement accepté par les sidemen.
Comme Andy écrit vraiment pour nous, nous nous sentons nous-mêmes dans son groupe. Donc, nous sommes tous à fond et c’est pour cela que nous sommes heureux d’être là et qu’il y a un vrai phénomène de groupe. On s’approprie l’orchestre mais il n’est pas antinomique de dire que le MegaOctet, C’EST Andy Emler. Si, exceptionnellement je suis absent et que Christophe Monniot ou Guillaume Orti viennent me remplacer, ça reste le MegaOctet. Depuis le départ de Médéric Collignon, Andy écrit pour Laurent Blondiau et le MegaOctet sonne toujours aussi bien. Et avant Médéric, il n’y avait pas de trompettiste et c’était déjà un super orchestre ! C’est quelque chose d’assez rare : le groupe d’Andy est aussi NOTRE groupe.
"

Ce qui explique que cette équipe reste exceptionnellement soudée. Les musiciens sont là et y restent !

> Andy Emler : Quand une histoire comme celle-là a duré 20 ans, elle a commencé avec d’autres et il y a forcément des gens qui suivent un chemin qui les mène ailleurs et dans ce cas, total respect. Il n’y a pas de souci !
Il est vrai aussi que les conditions du métier de "jazzman" aujourd’hui font que pour gagner sa vie, on ne peut pas faire un projet qui ne "fait" que dix concerts par an. On est obligé d’avoir de très nombreux projets qui font que l’on peut vivre de son métier. Après, il me faut gérer les plannings et trouver les remplaçants mais il est vrai que la communion entre ces artistes à l’intérieur de ce projet commun, c’est aussi une histoire humaine mais nous avons tous les mêmes codes.

Si on parlait du disque...

> Andy Emler  : Il sort début mai 2012 sur le label La Buissonne, normalement bien distribué par Harmonia Mundi.
J’ai eu l’occasion avec le MegaOctet de travailler avec de "grosses boîtes" de disques... qui ne s’intéressent pas à ce qu’on fait. Elles préfèrent ce qui rapporte : la chanson, la variété et autres.
Le choix a donc été de trouver un petit label de gens passionnés que je connais. Ils feront dix fois plus avec dix fois moins de moyens que les majors.
On est à une époque où l’objet disque va disparaître petit à petit. La vente de la musique va fonctionner avec d’autres outils, sûrement. Mais pour nous, à l’heure actuelle, c’est très important aussi de laisser des objets qui ponctuent un moment de notre vie, une étape de notre travail.

Andy Emler - photo Christian Ducasse (2006)
© C. Ducasse

Avec le MegaOctet, tu ne joues plus que du piano acoustique. Toi qui viens de la pop et du rock, tu aurais délaissé les claviers "modernes" ?

> Andy Emler : On me demande d’en jouer encore dans certains projets. Quand je souhaite y participer, je n’ai pas le choix ! Par exemple, quand le saxophoniste David Liebman a monté un hommage à "On The Corner" de Miles Davis, il m’a demandé de jouer des claviers avec le son de l’époque : le Fender Rhodes avec les synthés et pas de piano acoustique. J’ai accepté à la condition que je ne transporte plus jamais rien. Pendant 30 ans, je me suis tapé les Fender Rhodes à bout de bras, tout seul. Maintenant c’est terminé.
Je ne suis pas du tout l’actualité dans le domaine du son et des claviers électriques. Je demande à ce qu’on loue des claviers récents. Je tâtonne et je repère à l’oreille les sons qui serviront à faire des nappes, des cuivres...
Les instruments sont plus accessibles maintenant que par le passé. J’ai beaucoup pratiqué donc je connais le fonctionnement général. Avec les claviers analogiques, il fallait créer ses propres sons. C’est impossible en 30 secondes. Maintenant tout est répertorié et numéroté. J’écoute. Ça me plaît : je retiens !
Quand on se trompe de numéro et que ça n’a rien à voir avec ce qu’on attendait, il faut trouver l’idée musicale pour que ça s’intègre et faire croire au public qu’on l’a voulu... Avec le percussionniste Trilok Gurtu, nous faisions une tournée en quartet et nous jouions au festival de Grenoble. Dans un morceau, il y avait une belle doublure de flûte que je devais jouer au clavier... Je me suis trompé de numéro dans le programme et je suis tombé sur un son de trombone pourri ! Du coup, j’ai improvisé un contrepoint comme s’il y avait un tromboniste. Trilok m’a regardé avec de gros yeux... et personne n’y a vu que du feu. Quand on l’a complimenté sur la composition, il n’a surtout pas dit que ce n’était pas prévu ainsi...
Ce sont les seuls projets où je fais cela.
Parfois, dans les nouveaux quartets qu’on a monté cette année, je reprends un Fender Rhodes avec des effets, des pédales. Mais le piano reste mon instrument de prédilection.

Les nouveaux quartets... Quelques mots sur ces projets ?

> Andy Emler : Il y en a deux. 4/4cm3 qui est une formation que j’avais montée avec Philippe Sellam dans le passé. Il y avait un batteur africain que j’avais eu comme élève.
Maintenant, le batteur est Chander Sardjoe, entendu dans Kartet entre autres. Bruno Chevillon est à la contrebasse et Philippe Sellam au saxophone.

Philippe Sellam, avec le MegaOctet en octobre 2011
© CultureJazz

L’autre quartet est un projet franco-américain avec le guitariste David Gilmore qui a joué avec Steve Coleman ou Wayne Shorter. Je l’ai rencontré dans la formation de Trilok Gurtu. Son frère Marque Gilmore est à la batterie et François Moutin à la contrebasse. Ces deux projets ont démarré cette année, un concours de circonstances... Deux quartets ? Reste à savoir si ce sera "vendable" ?
Sinon, je continue à jouer en trio (avec Éric Échampard et Claude Tchamitchian), à jouer en duo avec Thomas de Pourquery. Il y a aussi les concerts dans les églises puisque depuis deux ans je me suis mis à jouer de l’orgue d’église. On a sorti l’album (Pause) il y a quelques mois... Une musique qui n’a rien à voir avec ce qu’on fait dans le MegaOctet.

Et l’enseignement ?

> Andy Emler : Je continue à faire des formations de formateurs. J’initie des musiciens de formation classique qui enseignent la musique au B.A.BA de l’improvisation pour apprendre à se débrouiller sans partition ! Je propose ce travail à travers des stages demandés par des directeurs de conservatoires ou d’écoles de musique.
J’interviens encore beaucoup dans des écoles pour travailler avec des enfants. Je prends également quelques élèves à domicile désormais.
Ce qui me semble très intéressant actuellement dans l’enseignement, c’est que que des centres de formation aux musiques actuelles ne privilégient plus un type d’enseignement comme on l’a connu autrefois. Ils s’ouvrent à des pratiques diverses y compris dans le domaine du théâtre, du rock, du classique, du jazz, de l’improvisation...
Souvent ces centres demandent avec quel artiste les élèves souhaiteraient bosser. Certains aiment bien ma musique. On m’appelle et je viens travailler avec ces élèves sur une période. Je le fais de plus en plus.
Je viens assez régulièrement à Caen [1], par exemple, tous les deux ou trois ans. Nous avons joué en trio (avec Claude Tchamitchian et Éric Échampard) au Conservatoire de Région en 2010. Un concert qui faisait suite à deux jours d’une formation qui concernait les élèves de la classe de jazz.
On me demande aussi souvent de travailler avec des big-bands. Ils peuvent ensuite se produire en première partie du MegaOctet après un travail en trois ou quatre interventions... quand c’est possible !

À cela s’ajoutent encore les commandes : je compose à la demande pour des orchestres d’harmonie ou des ensembles instrumentaux. Ce système de commandes perdure et c’est bien ! Certains compositeurs ne vivent que de ça. Nous, nous avons la chance de monter nos groupes, de jouer d’un instrument, d’écrire nos propres musiques mais aussi d’avoir des commandes et de mener des actions pédagogiques. Nous avons pas mal de cordes à nos arcs !

Bien occupé alors...

> Andy Emler  : Oui et non. Nous n’avons pas assez de concerts mais nous sommes en 2012, année électorale ! J’ai toujours de l’écriture et des projets en cours alors, ça va.
Et puis, c’est important de diversifier son travail. Aujourd’hui, nous sommes allés dans un hôpital pour jouer un peu [2] mais nous aimons aussi la pédagogie, les rencontres avec des enfants dans les écoles pour les mettre en scène en première partie d’un concert.
Il y a quelques années, nous avons même fait des concerts entiers avec des élèves d’écoles de musique d’un département, dans le Val d’Oise par exemple.
Tout cela fait partie de nos activités et c’est important de continuer !

> Propos recueillis par Thierry Giard pour CultureJazz.fr à Coutances (Manche), le 20 janvier 2012

> Lire le premier épisode : Entretien avec Thomas de Pourquery

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Andy Emler MegaOctet : "E total"
La Buissonne / Harmonia Mundi

> Andy Emler MegaOctet : "E total" - La Buissonne RJAL 397014 - distribution Harmonia Mundi (parution le 2 mai 2012)

Andy Emler : piano, direction, compositions / Laurent Blondiau : trompette, bugle /
Laurent Dehors : saxophones ténor et soprano, clarinettes / Thomas de Pourquery : saxophone alto et voix / Philippe Sellam : saxophone alto / François Thuillier : tuba / Claude Tchamitchian : contrebasse / Éric Échampard : batterie / François Verly : marimbas, tablas, percussions

01. Good games / 02. E total / 03. Father Tom / 04. Shit happens / 05. Start peace

Enregistré en septembre 2012 au Studio La Buissonne (Pernes-les-Fontaines / Vaucluse) par Gérard de Haro.

Lire la chronique du disque en ligne dans la rubrique "Disques, livres & C°".

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> Liens :

[1puisque nous sommes en Basse-Normandie ! NDLR

[2duo avec Thomas de Pourquery. NDLR