... dans le cadre du festival A Vaulx Jazz 2012.

Vaulx en Velin, le 16 mars 2012

Propos recueillis par deux collégiennes, Fauve Minyem & Sophie Pham, dans le cadre du projet artistique et culturel “Jazz & Musiques improvisées” organisé au collège du Centre Scolaire Jean Baptiste de La Salle de Lyon.


Merci de prendre le temps de cette interview. Comment allez-vous ?

Oh, je vais bien, je vais très bien !

Qu’est-ce que vous ressentez en ce moment ?

Je me sens bien, regardez le temps, le soleil, il fait chaud (…) Je trouve ça super, la musique sonnait bien.

Sophie, Fauve & Jason Moran
A Vaulx Jazz 2012

Quand vous étiez jeune, est-ce que vous rêviez d’être musicien de jazz ?

Oh non. Je voulais faire du vélo ! Je ne voulais pas être musicien, je voulais m’amuser. La musique était une corvée que mes parents m’imposaient.

Et donc quand vous étiez jeune, la musique c’était pas votre truc ?

On non, j’aimais pas ça mais je pense que j’étais plutôt bon. Parce que j’ai commencé quand j’avais six ans et mon père et ma mère nous ont mis à la musique mes frères et moi. Et donc on a commencé vers six ans. Et je crois que… je sais pas… mes parents ne m’ont pas laissé le choix.

Et dès que vous avez commencé, cela vous a plu ?

Non. Cela a pris du temps. Jusqu’à mes treize ans quand j’ai entendu ce musicien, Thelonious Monk. Quand je l’ai entendu je me suis dit : je veux jouer du piano. Mais c’est moi qui décide.

Ok. Quel artiste vous a le plus inspiré ?

Comme je viens de dire c’est Thelonious Monk.

Avez-vous déjà travaillé avec lui ou avec d’autres personnes ?

Je dirais que ce que je fais là c’est comme travailler avec lui. Il est mort je crois en 90 quelque chose comme ça. Et donc, oui il est mort il y a longtemps et donc je ne l’ai jamais rencontré mais on peut rencontrer les gens au travers de leur musique, comme si c’était leur esprit qui continue à vivre et tu vois … au cours de ces années, il a été une inspiration pour moi. Avec ce projet c’est comme… il a vraiment changé ma vie. Son existence a changé ma vie. Sans lui je ne sais pas ce que je ferais, je travaillerais peut-être dans un zoo, mais je ne serais pas pianiste.

Qu’est-ce qui vous a inspiré chez Thelonious Monk ?

Peut-être que c’est le son…. Quand il jouait cela ne ressemblait pas à la musique classique que j’avais l’habitude de jouer.

Et pourquoi avez-vous choisi le piano ?

Ce n’est pas moi qui ai choisi. Mes parents m’ont dit que je devais jouer du piano (rires)… et tu ne sais jamais quand tes parents te disent de faire quelque chose qui sera bon pour toi au bout du compte, mais tu dit pas non.

Est-ce que vous jouez d’autres instruments ?

J’ai essayé. J’aime beaucoup la batterie. Quand j’étais au lycée vers quinze, seize ans, j’ai acheté une batterie et je voulais vraiment en jouer. Mais mes amis étaient vraiment bons à la batterie et je me suis dit que ce serait mieux de ne pas en jouer et de m’en tenir au piano.

Donc les musiciens qui jouent avec vous ce sont vos amis, c’est ça ?

Oui.

C’est pour ça que vous formez ….

Jason Moran
Jazz à Vienne 2010

Oui, c’est important que ce soient mes amis. Quand on entend ces histoires de groupes rock où les mecs se détestent. Non ce sont de vrais amis. On est comme des frères.

Quand avez-vous rencontré vos musiciens ?

Et bien je les ai rencontrés... les deux, le bassiste et le batteur, Tarus [1] et Nasheet [2], je les ai rencontrés il y a peut-être quinze ou seize ans. Vous n’avez même pas quatorze ans si ? Ah si vous avez quatorze ans. Donc vous êtes nées au moment où je les ai rencontrés. Et ils… cela fait douze ans que nous sommes en groupe. Et les cuivres, ils viennent d’Angleterre, donc quand on joue en Europe, parfois ils viennent jouer avec nous. Mais les deux, le bassiste et le batteur, cela fait douze ans qu’on joue ensemble.

Et qu’est-ce que vous avez ressenti à la sortie de votre premier album ?

Ah ! Cela fut un choc. Je me souviens m’être réveillé le matin et avoir appelé le magasin de disques pour dire "Est-ce que vous avez le disque de Jason Moran ?" (rires). J’ai vraiment appelé et il m’a dit "Oui on l’a en stock.".

Et vous l’avez acheté ? (rires)

Non mais j’aurais dû ! Oui ça été un choc. C’était vraiment… je fais un parallèle avec les enfants, parce que la musique que tu fais et qui part à travers le monde et les gens qui l’écoutent … peut créer autre chose tu vois, comme pour Thelonious Monk. C’est lui qui a fait de moi un pianiste, grâce à sa musique. Et donc, je ne sais pas ce que la musique peut faire. Elle a sa propre vie. Et c’est assez puissant.

Et comment vous sentez-vous lorsque vous êtes sur scène au piano ? Est-ce que vous ressentez quelque chose de spécial ?

J’espère bien que je ressens quelque chose de spécial ! Si je ne ressens rien de spécial c’est une très mauvaise soirée. Ce que je veux dire c’est que, pour moi, c’est de l’énergie. Un soir… Je peux être très malade ou, tu sais, fatigué ou avoir la flemme, et dès que je suis au piano sur scène, alors l’énergie vient très vite. C’est vraiment ça, c’est cette énergie que j’aime tant et même le public donne de l’énergie aux musiciens et nous, on joue sur cette énergie.

Est-ce que la joie ou la tristesse vous inspirent pour écrire ?

Oui, je veux dire je suis plus… Peut-être pas pour écrire mais quand je joue, tu vois c’est comme… Pour être franc, il y a six ou sept ans, j’ai perdu ma mère et cela a beaucoup changé ma façon de jouer. Et quelquefois, il y a des morceaux que je ne joue même plus parce que cela me fait penser à elle. Et donc, oui cela a un effet. Et comme en jazz on improvise beaucoup, tu peux penser à quelque chose et jouer avec ce sentiment.

Et vous collaborez beaucoup avec Charles Lloyd non ?

Oui.

Parlez-moi de lui.

Et bien c’est un grand saxophoniste. Il est d’une génération différente. Il a soixante-quatorze ans, c’était son anniversaire hier. Oui bon anniversaire Charles ! Cela fait quatre ans que je travaille avec lui. Il m’apporte une vraie inspiration sur … la quête… la poursuite de cette quête, de ce qui est central dans la musique.
Quelle est sa fonction ? C’est principalement de créer une sorte d’apaisement, de la joie pour les gens et Charles a été comme un mentor ces cinq dernières années. C’est un grand professeur et un grand musicien.

Et comment l’avez-vous rencontré ?

Il y a un batteur dans son groupe qui s’appelle Eric Harland. C’est quelqu’un avec qui j’ai grandi. Je l’ai rencontré quand j’avais votre âge. J’ai rencontré Eric quand j’avais quatorze ans et vingt ans plus tard Eric dit "Oh Charles, tu devrais prendre mon ami Jason dans ton groupe". C’est comme ça que j’ai rencontré Charles Lloyd.

Quel est le plus beau jour de votre vie en tant que musicien ?

Mon plus beau jour ? Ce soir. Parce qu’il faut que je fasse un truc nouveau. Il faut que je fasse quelque chose que je n’ai pas fait avant.

Comme quoi par exemple ?

Je ne sais pas encore. C’est ce que… on verra… c’est vraiment… c’est le prochain concert qui est le meilleur. Parce qu’on joue comme si ça pouvait être le dernier. On ne sait jamais. C’est ce que beaucoup de musiciens disent "il faut jouer comme si c’était ton dernier concert" et quand tu joues, c’est vraiment le dernier.
Et on va faire ce show pendant longtemps. Jusqu’à l’année prochaine et donc… c’est ce soir que ça se passe.

Et donc, vous donnez tout ce que vous avez.

C’est ça.

Qu’est-ce qui vous a le plus inspiré chez Monk et pourquoi ?

Peut-être le rythme. Tu sais, la façon dont il utilise le rythme. Il utilise le rythme… des fois ça sonne comme un ballon de basket-ball. Il faut écouter la démarche du ballon. Le ballon ralentit. Écoute, il va vite, ralentit, maintenant c’est régulier, régulier… tu as entendu le changement de rythme ? C’est ça Thelonious Monk.
C’est ce que j’aime chez lui.

Et pourquoi vous l’aimez ?

Je ne sais pas pourquoi je l’aime. Je pense que… je ne savais même pas que… je ne connaissais rien de lui quand j’ai entendu sa musique. Comme si à ton âge aujourd’hui, tu entends quelque chose que tu ne comprends pas et pourtant ça a du sens… c’est comme ça.
Je ne savais pas pourquoi.
J’avais treize ou quatorze ans quand je l’ai écouté et je ne savais pas pourquoi mais je me suis dit "j’adore ça".
Et j’essaye toujours de comprendre pourquoi.

Est-ce que votre femme et vos enfants ont assisté à des concerts ?

Absolument. Ma femme est chanteuse classique et on fait souvent des concerts ensemble. Et mes deux enfants…. on les a inscrits dans une école de musique (rires). Ils vont avoir cinq ans et et ils vont aller dans une école de musique et on est très impatients parce que c’est l’âge que j’avais quand j’ai commencé à jouer. J’ai pas commencé à cinq ans mais à six ans. Et donc je crois… il faut qu’ils apprennent le piano, point barre.
Je me fiche de savoir si ça leur plaît ou pas, parce que moi non plus j’aimais pas. Et donc il faut qu’ils comprennent ça, s’ils veulent être mes enfants.
Mais ce sont des jumeaux. Quatre ans et demi et ils comprennent le son et la musique. Ils sont adorables.

Et ils aiment votre musique ?

Je crois que oui, mais des fois ils viennent au piano et disent "Papa, arrête  !" (rires) et ça va parce que c’est probablement le moment où il faut que j’arrête.

Est-ce que c’est la première fois que vous donnez des concerts en France ?

Oh non. Cela fait peut-être… quinze ans que je viens jouer ici. C’est un peu comme une seconde maison parce qu’on vient assez souvent. Et c’est super de voyager dans plein d’endroits. C’est toujours un plaisir de revenir ici.

Vous aimez ce pays donc ?

Oui beaucoup. Beaucoup d’autres artistes, musiciens, écrivains aiment aussi ce pays. Je crois qu’il y a une sorte de de culture artistique ici qui attire beaucoup les américains. Et beaucoup d’américains se sont installés ici. J’ai parfois envisagé aussi de m’installer ici.

Est-ce que quelqu’un dans votre famille joue d’un instrument ?

Mes parents n’étaient pas musiciens. Et mes frères… il y en a un qui joue de la guitare mais il n’est pas vraiment musicien et mon plus jeune frère continue à jouer du piano mais ce n’est pas leur métier. Ils savent jouer : c’est tout. C’est ce que je veux pour mes enfants. Ils ne sont pas obligés d’en faire un métier mais je veux qu’ils soient capables de jouer. Si quelqu’un dit… "vous jouez du piano ?".

Non, mais je joue de la guitare, comme mon père.

Comme ton père ?

Oui.

Super ! Alors si je te disais, fais moi écouter un morceau, tu pourrais jouer ?

Oui un peu. Mon père écrit des chansons.

C’est super. C’est tout ce que je souhaite. Je veux que… ils puissent dire "OK ! Je sais jouer, c’est bon, ça peut être bien". Et toi tu joues aussi ?

Non mais je chantais à l’école.

Moi aussi.

Alors tu sais ce que c’est aussi. Quand tes parents te font faire ce genre de truc, alors tu deviens un auditeur. Et les musiciens ont besoin de gens qui écoutent aussi… (rires) s’il n’y a personne qui écoute alors… ça va mais c’est mieux si les gens écoutent. Et même si tu ne joues pas, tu apprends à écouter et on a besoin de gens qui savent écouter.

Vous savez : j’aimerais bien apprendre le piano.

Mais tu es encore jeune et tu peux le faire. Il faut juste… c’est juste que ça prend énormément de temps ! Tu vois, et après ta vie va être très remplie quand tu seras plus vieille. Et le piano tu vas finir par te dire beuuuuurk !


> Retrouvez l’entretien audio sur le site du LS JAZZ Project.


> Liens :

[1Tarus Mateen

[2Nasheet Waits