Conversation autour de "Yes Ornette !", entre autres...

La parution de Yes Ornette !, le disque tout neuf du trio piloté par le contrebassiste Jean-Paul Celea est indiscutablement un événement de cette rentrée 2012.
Pierre Gros a souhaité aller au-delà de l’écoute : il a rencontré Jean-Paul Celea pour un dialogue de passionnés...

Jean-Paul Celea est un contrebassiste français né en Algérie. Il débute à l’âge de 6 ans l’étude du violon classique, qu’il abandonnera à 17 ans au profit de la contrebasse. Après des études au Conservatoire de Strasbourg dans la classe de Léon Vienne, puis au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris dans la classe de Gaston Logerot, il intègre en 1973 l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg. En 1976, il est recruté par Pierre Boulez pour faire partie de l’Ensemble Intercontemporain, au sein duquel il travaillera avec Luciano Berio, Karlheinz Stockhausen et Vinko Globokar. Il est à la même époque membre de l’Ensemble Musique Vivante dirigé par Diego Masson, et participe activement à l’Ensemble Accroche Note [1] de 1990 à 1996. Dédicataire de pièces de contrebasse solo (Pascal Dusapin, Marc Monnet, James Dillon, Michel Redolfi), il est également soliste du répertoire classique.

Jean-Paul Celea, par Christian Ducasse

Au début des années 80, il décide de se consacrer au jazz et aux musiques improvisées. C’est le temps des rencontres avec Jean-François Jenny-Clark, Jacques Thollot, Michel Portal, François Jeanneau, Daniel Humair, François Couturier. Avec ce dernier débute alors une longue collaboration multiforme : un duo qui fait référence, une expérience fondatrice partagée de 1981 à 1983 au sein du quintet de John McLaughlin Translators, plusieurs trios (dont le dernier en date, Tryptic, avec Daniel Humair) ; et le quintet Passaggio avec Françoise Kubler, Armand Angster et le batteur autrichien Wolfgang Reisinger, également souvent associé à ses projets, qu’il rencontre en 1984 au sein du Vienna Art Orchestra. Suivent de nombreuses collaborations avec Michel Portal, Dominique Pifarély, Daniel Humair, Joachim Kühn, Steve Lacy, Eric Watson, John Surman, Bobo Stenson. Année de la rencontre majeure avec Dave Liebman, 1996 marque les débuts d’un trio emblématique avec Reisinger, salué comme l’un des projets les plus convaincants du saxophoniste depuis Quest.
Musique classique, musique contemporaines, jazz, la pratique conjointe de ces différents langages nourrit son parcours, et il suffit d’entendre le son de sa contrebasse pour comprendre ce qui attire vers lui les plus grands comme Dave Liebman, qui dit à son propos : « J’ai cru rêver la première fois que j’ai senti arriver derrière moi, comme venu d’ailleurs, ce son de contrebasse  ». Jean-Paul Celea enseigne la contrebasse classique depuis 1992, d’abord au Conservatoire National Supérieur de Musique de Lyon, puis depuis 1998 au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris.

Voilà pour le tableau. Impressionnant, n’est ce pas ? Mais ce n’est pas fini : musicien en mouvement, Jean-Paul continue d’inventer avec d’autres la suite de l’histoire. Pour ce nouveau projet Yes Ornette ! [2] il a de nouveau convié son compagnon de longue date Wolfgang Reisinger à la batterie, et Émile Parisien au saxophone soprano, pour perpétuer encore et toujours cette volonté intarissable d’aller voir ailleurs et de creuser son sillon.

Il revient pour nous sur son parcours, et sur ce nouveau projet.

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Pierre Gros : C’est quoi le son pour toi ?

Jean-Paul Celea  : Le son, mon son, ça n’est ni la basse, ni les cordes ni l’ampli qui le font. C’est un ensemble, produit d’une pratique technique précise, d’une culture musicale riche d’expériences multiples, et d’un toucher particulier relatif à ses propres émotions. Le son, c’est ce qui se passe après l’attaque de la note, qu’on nourrit, qu’on arrête ou qu’on fait résonner. Tous les grands musiciens sont immédiatement reconnaissables à leur son : Coltrane, Rollins, Wayne Shorter, Ornette, Miles, Chet Baker, Monk, Jarrett, Oïstrakh, Rostropovitch, Michelangeli, Gould, etc. Quand j‘ai commencé à m’intéresser à la contrebasse, c’est Barre Philips et Red Mitchell qui m’ont saisi - deux musiciens dont les sons n’ont absolument rien à voir l’un avec l’autre, dans des styles totalement différents. Sont venus après Scott LaFaro, Gary Peacock, Jean-François Jenny-Clark, Miroslav Vitous mais aussi Jaco Pastorius, énorme Pastorius !!
De manière plus technique, le son, c’est aussi le résultat de la qualité de certaines cordes plutôt que d’autres, de la hauteur de ces cordes sur la touche, de leur écartement les unes par rapport aux autres. Je déplore d’ailleurs que certains contrebassistes de la jeune génération en reviennent à une conception pour moi préhistorique du son, avec des attaques très dures, très peu de sustain, et donc très peu d’expression. Je suis persuadé que Paul Chambers, par exemple aurait aimé avoir nos cordes et nos réglages actuels.

Alors que tu viens du monde classique et contemporain, contrairement à certains contrebassistes de jazz, tu ne joues jamais d’archet dans le contexte du jazz.

J’ai essayé il y a longtemps... En fait ce que j’entends à l’archet, ce sont des phrases de saxophone, et c’est extrêmement difficile de restituer à l’archet le phrasé d’un saxophone, alors j’ai décidé d’arrêter d’imposer aux autres ce que je n’arrive pas encore à réaliser comme je l’entends.

Jean-Paul Celea

Quel est ton rapport à l’instrument ? Ornette Coleman a joué sur des instruments en plastique, qui aujourd’hui font partie de son identité.

Un violoniste virtuose des années 60, je ne sais plus si c’est Oïstrakh, Stern ou un autre de ces grands maîtres, que l’on venait féliciter sur la beauté du son de son violon à l’issue d’un récital, fit cette réponse sublime après avoir approché le violon de son oreille : « c’est étrange, moi je n’entends rien ! ».
Bien sûr il faut un instrument de très bonne qualité, réglé correctement et qui répond aux désirs du musicien - aucun besoin de s’imposer des souffrances inutiles !
Personnellement, je n’ai pas développé de rapport maniaque amoureux avec ma contrebasse. Aujourd’hui je joue la basse de Jean-François Jenny-Clark que m’a cédé sa femme, Anne. C’est donc le même instrument et le son que j’en obtiens n’a absolument rien à voir avec le sien. Ce qui montre bien que c’est moins l’instrument lui-même que ce qu’on en fait qui est intéressant.

Au sein du groupe Passaggio ou dans d’autres projets auxquels tu as participé, il y a des accents latins, méditerranéens ?

Mes racines méditerranéennes - mon père italien qui jouait un peu de mandoline, ma mère corse et mon enfance jusqu’à l’âge de 12 ans en Afrique du nord - font que j’ai entendu beaucoup de musique modale, et inconsciemment des choses s’en dégagent, des affinités particulières avec certaines musiques. J’ai compris plus tard que si j’étais autant attiré par Coltrane, c’était sans doute aussi en raison de cette empreinte des musiques modales dès mes premières années.
Par ailleurs, l’idée de Passaggio est arrivée à un moment où j’en ai eu assez d’être considéré soit comme un musicien de musique contemporaine soit comme un musicien de jazz. Cela a généré l’envie de réunir les différentes facettes de ma vie de musicien en créant des passerelles entre ces univers. Ce projet consistait à réunir des personnalités d’horizons divers, une tentative de crossover qui semble aujourd’hui évidente, mais qui à l’époque l’était moins....

Aujourd’hui, on trouve des musiciens qui comme toi font cette synthèse : musique contemporaine, classique, jazz, modalité. D’après toi, c’est ça l’avenir, pour le musicien du XXIème siècle ?

Aujourd’hui il y a une très belle génération de musiciens qui, à 30 ans, ont cette capacité de synthèse, connaissent un nombre invraisemblable de choses, et sont en plus très habiles sur leurs instruments, comme Émile Parisien, entre autres. Ils jouent, ils composent, ils arrangent. C’est peut être ça le musicien du XXIème siècle. Sauf qu’il peut y avoir un effet pervers au mélange des genres...
Pour autant, il y a toujours matière à creuser son sillon comme je le fais, à enfoncer le clou sans dévier de son chemin, même si ça n’est pas celui qui est à la mode. On fait de la musique parce qu’on pense que c’est celle qu’on doit faire, au moment où on la fait. Dans les années 90 c’était Passaggio, aujourd’hui ce sont des choses peut être plus pointues, plus épurées que j’aspire à jouer. Moins on cède aux effets de mode en allant à l’essentiel d’un discours personnel, plus on se donne les moyens d’accéder à des formes d’expression qui ont quelque chance dans l’avenir de demeurer intemporelles.

Jean Paul CELEA - Émile PARISIEN - Wolfgang REISINGER :"Yes Ornette !"
OutNote records

Tu citais Émile Parisien, qui n’utilise sur le disque Yes Ornette ! que le soprano. Tu travailles beaucoup avec Dave Liebman, qui joue aussi du soprano, de même que Coltrane, une de tes inspirations majeures. Le soprano, c’est un choix délibéré ?

Coltrane, je n’ai pas joué avec lui ! (rires). Il semblerait qu’il n’y ait pas de hasard, et de fait il existe un équilibre naturel entre la basse et le soprano. Mais Liebman joue aussi beaucoup de ténor. Avec le ténor il y a moins de place pour la basse, la musique se développe différemment, de même que l’espace. À vrai dire j’aime autant chacun de ces deux instruments. Donc le soprano n’est pas uniquement un choix délibéré, ça dépend aussi de la manière dont se présentent certaines rencontres.
J’ai rencontré Émile Parisien au festival du Mans [3], un des festivals de l’AFIJMA qui comme Nevers, Strasbourg et d’autres encore sont extrêmement fidèles et me soutiennent à chaque nouveau projet, je tiens à les en remercier ici. Je jouais avec Daniel Humair, et Émile le même soir avec son quartet ; et quand on entend Émile pour la première fois, c’est surprenant, c’est particulier. C’est de cette façon que nos chemins se sont croisés, comme ça se fait dans le jazz, sans convocation administrative (rires). Et la première fois qu’on a joué ensemble c’était comme si on l’avait fait toute notre vie.

Tu viens d’enregistrer ce disque, Yes Ornette ! sur la musique d’Ornette Coleman. C’est un projet sur lui en particulier ?

Le propos est moins Ornette Coleman lui-même que la musique qu’il a écrite, et comment elle peut se développer. J’ai écouté Ornette il y a longtemps, et je ne me suis pas replongé pendant un an dans sa musique pour faire ce disque. Ça s’est fait par le biais de Joachim Kühn, avec qui je jouais en trio, à la période où lui-même jouait en duo avec Ornette. La plupart des thèmes qui sont interprétés dans ce disque, dont certains inédits, m’ont été transmis par Joachim. Je peux dire que c’est au fil des nombreux concerts en trio avec Joachim - dont la musique est très proche dans la forme de celle d’Ornette - que j’ai réalisé à quel point cette manière de faire me convenait. Ce matériau existant, et en plus tellement libre, écrit de cette façon, je n’avais pas besoin de le composer.
J’ai la chance en tant qu’interprète classique et contemporain d’être confronté à la réalisation de partitions écrites par des génies de la composition, et c’est une pratique très exigeante sur le plan formel et stylistique. J’ai la même exigence de qualité pour le jazz, mais elle est d’un autre ordre. Ce qui m’intéresse principalement dans le jazz, c’est comment on le joue, c’est moins le thème que ce qui vient après le thème, ce n’est ni l’arrangement ni l’agencement des chorus, c’est ce qui est joué sans être écrit, tout ce qui relève de l’immédiateté et de la qualité d’expression des musiciens. En ce sens, c’est la liberté de la musique d’Ornette Coleman qui m’intéresse - d’ailleurs nous n’avons ni répété ni prévu grand chose à l’avance pour cet enregistrement.
Mon projet en ce moment, c’est de développer ce trio, et la manière de jouer cette musique exigeante en public. Aujourd’hui ce type de musique a du mal à exister sur scène autant que d’autres, nettement plus consensuelles. Je suis persuadé que les deux doivent pouvoir coexister.

Depuis quelques années, tu t’es également tourné vers l’enseignement…

Avant d’avoir 42 ans, je n’imaginais pas un jour enseigner. Je remercie chaleureusement Gilbert Amy et Marc-Olivier Dupin, alors directeurs des CNSMDL et CNSMDP [4] de m‘avoir donné cette occasion de découvrir combien il est essentiel de transmettre son savoir - c’est une très belle mission. En tant interprète de la contrebasse classique et contemporaine, je n’y vois que d’énormes avantages. Les CNSM étant des écoles d’exception, d’un très haut niveau d’exigence, je me dois d’être constamment en éveil, à la découverte aussi de nouveau répertoires. La contrebasse est un instrument jeune, qui a beaucoup évolué ; et autant le répertoire classique original est réduit, autant celui des transcriptions et des pièces contemporaines est en constante évolution. Le CNSMDP est un outil extraordinaire pour qui sait ou veut s’en servir. On y rencontre des enseignants de grand renom, on peut y assister à des concerts, des master-classes et des séminaires avec des grands solistes dans tous les domaines - classique, jazz, opéra, baroque, contemporain - et ce tous les jours, gratuitement. Certains étudiants ne sont pas conscients de la chance qu’ils ont, surtout pour un droit d’inscription minime en comparaison d’autres grandes écoles internationales prestigieuses.

Ce sont toutes ces rencontres, ces projets, cette ouverture, l’enseignement qui font Jean-Paul Celea ?

Oui bien sûr, mais pas seulement. Ce sont aussi toutes les expériences personnelles de ma vie, dans tous les domaines.

Plus précisément, quelles ont été pour toi les rencontres musicales les plus marquantes ?

Je n’ai aucune affinité avec les intégristes du jazz ou avec ceux de la musique classique, car ce sont des milieux exclusifs. Je me sens naturellement plus porté vers ceux qui sont ouverts à toutes les musiques et toutes les formes d’art. Parmi les rencontres majeures, je citerais d’abord Jean-François Jenny-Clark : il était avant tout un frère, un exemple, mon ami, un ami très cher, avec qui je partageais grand nombre de points de vue, notamment cette distance très « brechtienne » à l’égard des choses de la vie...
Dave Liebman ensuite, qui est quelqu’un d’extrêmement important dans ma vie, pour plusieurs raisons. Humainement déjà, c’est un être hors du commun, très présent avec ses amis, et attentif aux autres ; et puis c’est un musicien extra-ordinaire, dépositaire de la grande tradition des standards du jazz américain, d’une grande érudition, mais toujours à l’écoute de ses partenaires, et capable de fulgurances inouïes.
Avant Liebman, il y a eu John McLaughlin, guitariste incandescent et intemporel, qui m’a beaucoup apporté sur les plans humain et musical. Et bien sûr Daniel Humair, immense batteur, pour qui j’ai une immense tendresse, qui m’a tout appris du fonctionnement du moteur basse/batterie, et avec qui je prends un plaisir indicible à jouer, quelle que soit la formation. Mais aussi François Couturier, François Jeanneau, Dominique Pifarély, John Surman, John Scofield, Bobo Stenson - j’ai avec chacun d’eux une aventure particulière - même si je n’ai pas la place ici de les raconter toutes.
Jouer avec ces musiciens là, vivre avec eux sur la route, c’est être dans un rapport de plaisir intense et de transmission directe. Mais je peux tout autant citer Boulez, Berio, Stockhausen, Dusapin avec qui j’ai eu la chance et le bonheur de travailler. Ce qu’ils apportent et transmettent est prodigieux : l’exigence, la concision, la qualité, sans faux-fuyants. Ceci étant, comme je suis un improvisateur, je n’ai pas toujours besoin d’un compositeur pour m’exprimer. Aujourd’hui, comme je l’ai dit plus haut, c’est ce trio avec Émile et Wolfgang que je veux faire vivre, nourri des expériences et des rencontres qui ont jalonné mon parcours jusqu’à maintenant, en attendant les prochaines…

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Jean-Paul Celea et LA contrebasse...

L’entretien touche à sa fin. Jean Paul me propose alors de passer dans la pièce à coté.

Elle est là, je la reconnais aux détails de la volute que l’on voit sur la photo qui accompagne le livret du CD Yes Ornette !
C’était celle de JF et à présent c’est JP qui la joue.
Il me la tend. Je la prends, pose mes mains sur les cordes, je joue quelques notes, tout de suite ça chante et puis le fa grave, une note qui dure… un son… l’ensemble de notre entretien, intense, me remonte à l’esprit… toute une histoire.

> Propos recueillis par Pierre Gros à Paris, en septembre 2012.







> Jean Paul CELEA - Émile PARISIEN - Wolfgang REISINGER :"Yes Ornette !" - Out Note 016 / distribution Harmonia Mundi (parution le 9 octobre 2012)

Jean-Paul CELEA : "Yes Ornette"
OutNote Records / Harmonia Mundi

Lire la chronique du disque sur CultureJazz.fr (par Pierre Gros, le 30 septembre 2012)

Jean-Paul Celea : contrebasse /
Émile Parisien : saxophone soprano /
Wolfgang Reisinger : batterie

01. Fixed Goal (0. Coleman) / 02. Researching has no limits (0. Coleman) / 03. Happy House (0. Coleman) / 04. Sex is for woman (0. Coleman)/ 05. Homogeneous Emotions (0. Coleman) / 06. Lonely Woman (0. Coleman) / 07. Latin Genetics (0. Coleman) / 08. Pointe Dancing (0. Coleman) / 09. Three Ways To One (0. Coleman) / 10. Allotropes, Elements Different forms or Same (0. Coleman) / 11. Semantic Expressions (0. Coleman) / 12. Cosy Penty (J-P Celea)

Enregistré au studio La Buissonne les 18 et 19 mars 2012 par Gérard De Haro


> Lien :

[1autour de Françoise Kubler (soprano) et Armand Angster (clarinettiste).

[2"OUI ! on aime !" sur CultureJazz.fr.

[3Europa Jazz Festival - NDLR

[4Conservatoire National Supérieur Musique et Danse - Lyon et Paris