Un cru toujours aussi mûr et réussi

Parmi les fidèles du festival Jazz Campus en Clunisois, on retrouve deux collaborateurs de CultureJazz.fr, Armel Bloch et Yves Dorison.
Chacun d’eux apporte son point de vue sur cette manifestation essentielle dans le paysage (estival) du jazz français.
Ci-dessous, l’article d’Armel Bloch. Lire l’article d’Yves Dorison ici !.

Jazz Campus 2013
Yves Dorison

Le Jazz Campus en Clunisois poursuivait sa route estivale du 17 au 24 août dernier dans les communes de Matour, Cluny, Massilly et Dompierre-les-Ormes au sud de la Bourgogne. L’exigence artistique de Didier Levallet, aux manettes de ce festival et stage depuis plus de trente-cinq ans (après une renaissance méritante en 2008 au cours de laquelle il affirmait quelques nouvelles lignes directrices) a de nouveau porté ses fruits, avec parmi les plus murs l’étonnant duo improvisé « Bitter Sweets » emmené par le batteur coloriste et imprévisible Edward Perraud et la chanteuse au jeu drôlesque et inventif Elise Caron.

Leur disque constitué de courtes séquences variées est une révélation salutaire dans le paysage vocal du jazz actuel, au point d’attirer l’attention de grands festivals dans lesquels la place réservée aux musiques improvisées reste minime.

Autre rendez-vous des plus marquants : le quartet « Alphabet » du saxophoniste et clarinettiste Sylvain Rifflet, à l’instrumentation sans précédent (percussions, flûte, guitare, saxophone et clarinette avec pour chaque membre une belle casquette d’effets électroniques). Rifflet réunit dans cette formation aux couleurs sonores rares des musiciens parmi les plus intéressants de la nouvelle génération, presque locaux des régions Bourgogne et Rhône-Alpes (Joce Mienniel, Benjamin Flament, Philippe Gordiani). Le répertoire est essentiellement axé sur le travail du son et des musiques répétitives (échos aux univers de Philip Glass, Steve Reich et Moondog...) apportant à la musique tout son côté touchant et émotionnel.

Guillaume Séguron - Avignon, juillet 2013
© Florence Ducommun
© Florence Ducommun

Le trio du contrebassiste Guillaume Séguron a aussi laissé de belles émotions avec son travail remarquable sur la forme de l’écriture et la structure des compositions évolutives où différents styles se mélangent. Les improvisateurs Lionel Garcin (saxophoniste au discours contemporain très personnel) et Patrice Soletti (étonnant guitariste au son inventif et très pop, qui a offert une improvisation époustouflante) trouvent naturellement leur place dans ce « Solo pour T(r)ois » construit comme un labyrinthe qui prend forme au fil des compositions. A découvrir sur le beau label AJMIséries.

Parmi les plus belles surprises, on distingue la rencontre du saxophoniste et clarinettiste Sylvain Rifflet avec le vibraphoniste luxembourgeois Pascal Schumacher, trop peu entendu sur les scènes françaises. Pourtant, son approche très personnelle de l’instrument et son talent ne manquent pas. Les deux solistes jouent sur les couleurs, les lignes mélodiques chaleureuses pour nous offrir un dialogue serré des plus convaincants. Ils reprennent pour partie quelques pièces du répertoire du groupe Alphabet réarrangées pour l’occasion. Un seul regret : le fait que les deux musiciens n’aient pas été un peu plus généreux concernant la durée de leur concert et le nombre de compositions, devant laisser le plateau pour une deuxième partie.

Ways Out
à Dijon en mars 2013 - © Jacques Revon

Celle-ci a été tout aussi épatante avec l’un des quartets les plus intéressants dont dipose la scène française du jazz actuel. Claude Tchamitchian s’est fait remarquer depuis de nombreuses années par son jeu très personnel à la contrebasse. Parallèlement, il a mené un important travail de leader dans des formations où l’écriture se mêle fort bien à l’improvisation libre avec d’éminents représentants des musiques improvisées, dans des formations assez larges au sein desquelles les instruments à cordes et sonorités acoustiques ont souvent été présents. Pour ce quartet, le contrebassiste maintient son goût prononcé pour les cordes. Il fait appel à ses compagnons fidèles : Régis Huby (violons) et Rémi Charmasson (un des meilleurs guitaristes de la scène française) mais cette fois-ci en prenant le parti pris des couleurs électriques dont le son de fond apporté par le violoniste (jouant aussi sur un violon électrique ténor) est pour beaucoup. Le tout est emmené par la rythmique désirable du batteur Christophe Marguet. Tchamitchian mêle des mélodies (orientées "musiques du monde") à des tournures rock et pop qui nous transportent dans un univers musical "secouant" inhabituel dans une musique sait pourtant se nourrir de tout pour plaire.

Le festival ne manque pas à son rendez-vous plein air dans l’Abbaye de Cluny, lieu que cette manifestation investie depuis de nombreuses années. Pour ce concert, le choix est celui du son acoustique que les murs de la cours intérieure du cloître font raisonner naturellement. On découvre un duo porté par le collectif La Forge Compositeurs Improvisateurs Réunis (dont le dernier disque « Sati(e)rik Excentrik » est une merveille) avec Michel Mandel (un des membres fondateurs du collectif et particulièrement investi dans l’écriture) et Yves Gerbelot (un saxophoniste surdoué aussi à l’aise au baryton qu’aux sopraninos, et oui au pluriel car il est capable de jouer avec deux instruments à la fois comme le clarinettiste, formant ainsi un duo à quatre voix). Ils dialoguent à partir de courtes pièces conçues comme des poèmes sonores. Ils explorent différentes facettes de leurs instruments en ajoutant quelques effets ponctuels de percussions, jonglant aisément entre écriture et improvisation. Une belle découverte qui prouve une fois de plus l’originalité du travail de création de ce collectif.

Au cours de toute son histoire, le festival a souvent produit des créations qui permettent à différents musiciens en recherche de présenter un répertoire original pour l’une des premières fois. Ce fut le cas cette année avec le quintet « Voix croisées » de Didier Levallet. Le contrebassiste, compositeur et chef d’orchestres, a, au cours de sa carrière dirigé plusieurs quintets, notamment dans les années 80 avec des musiciens français et britanniques puis dans les années 2000 avec quelques beaux exemples de la nouvelle génération (Sylvain Rifflet et Airelle Besson, le discret guitariste Jan Vanek) et le batteur plus âgé François Laizeau. L’enregistrement numérique « Songes/Silences » disponible sur le site www.sansbruit.fr témoigne de cette très belle expérience (lire la chronique ici !).

Si Didier Levallet s’était fait plus rare sur les scènes après sa direction de l’Orchestre National de Jazz à la fin des années 90, c’était pour mieux servir son activité de programmeur artistique à la scène nationale de Montbéliard, qu’il aura portée avec grand dévouement et intérêt notamment par la pluralité de ses choix artistiques et le fait d’avoir su donner au jazz et musiques improvisées une place non négligeable dans la programmation d’une scène nationale. Cela manque considérablement aujourd’hui : les établissements de ce genre privilégient des musiques plus commerciales, le théâtre et la danse. Levallet a très bien compris qu’il fallait de tout pour faire un beau monde culturel.

Il poursuit donc sa volonté de révéler des talents, croiser des personnalités musicales et générations différentes, maintenir une fidélité avec des musiciens aux discours très singuliers en réunissant dans ce nouveau quintet l’admirable François Laizeau et la trompettiste Airelle Besson, souvent qualifiée d’"aérienne" (elle privilégie la beauté du son et de ses idées mélodiques). Didier Levallet s’entoure de deux autres jazzwomen reconnues comme les figures les plus en vogue dans leurs instruments : la flamboyante Céline Bonacina aux saxophones baryton et alto, Sylvaine Hélary aux diverses flûtes, toujours très bavarde et convaincante quels que soient les registres musicaux auxquels elle s’adonne.

Didier Levallet - Le Mans / Europa Jazz - 12 mai 2013
© Michel Legeay
© Michel Legeay

Il en résulte une histoire écrite sur mesure (la plupart des thèmes ont été composés pour cette formation), non seulement pour ces instruments mais surtout pour ces solistes remarquables. Didier Levallet reste fidèle à ses exigences formelles d’écriture : l’art de savoir allier la beauté des timbres des instruments à anches avec celle des cuivres (qu’il a su mettre en évidence dans le Tentet Générations dirigé au début des années 90 et l’ONJ, également très perceptible sur le thème « Traversée d’un temps immobile »). Il sait mettre en valeur les dispersions entre les sonorités aigües et basses, le mélange des couleurs musicales toujours très expressives en rapport avec une musique engagée, aussi bien joyeuses (appréciables sur « Blue Berlin Tango » issu du répertoire historique du Swing Strings System) ou sur « Candide » et « Adélie ») que mélancoliques et touchantes (à écouter dans « Le dure désir de durer », « Sound Fiction », le très beau thème « O.A.C » déjà joué avec le groupe Outlaws in Jazz(1).

Il y a dans le geste musical de Levallet une certaine ressemblance avec Carla Bley, Charlie Haden et le pianiste sud africain Chris McGregor (avec lequel Didier Levallet a joué le répertoire du célèbre « Brotherhood of Breath » dans les années 80, dont est issu le thème « Sonia » du trompettiste Mongezi Feza interprété en rappel ) et quelques autres grands représentants majeurs de la "Great Black Music" du siècle dernier. Cette nouvelle formation dans laquelle les voix se croisent pour donner à l’ensemble une identité de son et de forme assez atypique nous force de nouveau à constater que Didier Levallet est une figure incontournable du jazz contemporain de ces quarante dernières années, aussi bien en tant que contrebassiste aux jeu et son profonds (particulièrement mis en valeur dans ce concert, proche d’un certain Charles Mingus), que d’improvisateur de renom, compositeur très subtile et directeur d’orchestres épatants.

Je ne parlerai pas des autres formations présentées au cours de cette édition (Duo Hélary/Boutin, projet « Une petite histoire de l’opéra » de Laurent Dehors, solos de Cyril Hernandez et Fanny Lasfargues) non pas par faute d’appréciation mais... je n’y ai pas assisté !

Une nouvelle édition du Jazz Campus s’est achevée le 24 août avec toujours autant de dévouement de l’équipe de bénévoles qui soutient et porte ce projet depuis plusieurs années. Ils font le pari réussi que l’investigation de la culture en milieu rural est encore possible et que la pratique d’ensemble autour de différentes thématiques (classe orchestrale, improvisation et création collectives, jeu de groupe, exploration d’un répertoire, fanfare) trouve tout son intérêt lorsqu’elle est accompagnée par des improvisateurs renommés tels que Laurent Dehors, Sophia Domancich, Jean-Luc Cappozzo et le grand fidèle François Raulin. Les stagiaires et amateurs de jazz d’aujourd’hui en ont encore pris plein les oreilles (et aussi les papilles lors des dégustations précédant quelques concerts) grâce aux choix judicieux de Didier Levallet et à la musique que donnent à entendre les stagiaires et artistes invités. Tout cela nous donne l’envie de continuer à fréquenter cette manifestation estivale essentielle de la scène bourguignonne, en pays clunisois depuis plus de trois décennies. Pourvu que ça dure.

1- Quartet collectif dans lequel Didier Levallet rendait hommage à Albert Ayler, Ornette Coleman et Charles Tyler ; ces deux derniers enregistrèrent avec le contrebassiste dans les années 90.

> JAZZ CAMPUS 2013  : lire l’article d’Yves Dorison ici !


> Quelques disques à (re)découvrir :

  • Duo Elise Caron/Edward Perraud : « Bitter Sweets » (Quark Records)
  • Guillaume Séguron Trio : « Solo pour t(r)ois » (AJMIseries)
  • Sylvain Rifflet : « Alphabet » (Autoproduction)
  • Pascal Schumacher Quartet : « Bang My Can » (Enja)
  • Caude Tchamitchian Quartet : « Ways Out » (Abalone)
  • Duo Michel Mandel/Yves Gerbelot : « Tuyaux » (La Forge)
  • Didier Levallet Quintet : « Voix croisées » (Evidence-Frémeaux). A paraître en octobre 2013.

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