Je me souviens...

Je me souviens de l’ordre intimé au public caennais de la salle météorique "Les 400 Coups" : ”Cela ne vous gêne pas qu’on joue” . Je me souviens du "croquignolet” (pas mal ce mot désuet pour un “rital autodidacte” comme il aime se designer) lancé à la cantonnade lorsqu’il découvre cette improbable salle de concert à Coutances entre thé dansant et boîte nuit. Je me souviens aussi d’une attitude insultante à l’encontre du jeune musicien Médéric Collignon entendue sur TSF 98 avec la bénédiction de son ami critique le sartrien et chroniqueur avisé de Télérama Michel Contat. Je me souviens avoir pensé à deux vieux professeurs aigris. Je me souviens également d’un entretien récent dans "Jazz Magazine" dans lequel - non sans ressentiment là encore- il endossait à nouveau le rôle du “rital mal aimé" tout en déclarant que le clarinettiste (son complice à l’occasion) Michel Portal ne connaissait rien au jazz.


Je me souviens surtout que toutes ces décennies de carrière du batteur Aldo Romano épousent ma propre trajectoire de spectateur de jazz.
Ces fragments de jazz évoqués dans son l’ouvrage “Ne joue pas fort, joue loin" mis bout à bout finissent par remplir une vie... Une vie faite de rencontres et de rencontres de musiciens pour ce qui nous intéresse du moins.

Les batteurs de même renom et d’une telle longévité ne sont pas légion. On pense avant tout à Daniel Humair, André Cecarrelli et bien sûr à Aldo Romano. Les formations qu’il a aussi bien traversées que suscitées ont marqué les esprits. Du free-jazz (dont il reconnaît après tout que ce n’est pas vraiment du jazz) au duo populaire qu’il formera avec le jeune prodige pianiste Michel Petrucciani, à ses alliances avec sa "bande de ritals" ainsi qu’il les nomme constituée de Paolo Fresu, Enrico Rava, Stefano di Battista , ses périples (notamment africain) en compagnie du contrebassiste Henri Texier, le meilleur du jazz européen défile sous nos yeux comme autant de pierres marquantes de la vie du jazz hexagonal de ces quatre dernières décennies.

À cela s’ajoutent les rencontres avec Keith Jarrett, Carla Bley voire Chet Baker et d’autres plus improbables à nos yeux telle celles avec les chanteuses Blossom Dearie l’américaine ancêtre de Lisa Eckdahl et de Kat Edmonson… ou bien avec la suédoise un peu perdue dans sa vie Monica Zeterlund auquel un film récent plein de subtilité "Valse pour Monica" vient de rendre hommage . L’évocation du bref séjour chez le new-yorkais Jacques Coursil déjà trompettiste mais pas encore linguiste de l’université française nous touche également ainsi que sa relation avec ce grand chanteur de jazz français qu’a été Claude Nougaro avant qu’il ne se prenne pour un poète ; tout comme nous surprennent agréablement les évocations de ses contributions théâtrales, de son séjour aux côtés de l’écrivain italienne Elsa Morante ou de sa rencontre avec une autre compatriote Carla Bruni, le temps d’un duo(italianité oblige)

Aldo Romano- Porquerolles, juillet 2014
© Florence Ducommun
© Florence Ducommun

Alors certes ces souvenirs ne sont pas toujours exempts de complaisance telle la sacro-sainte trinité "alcool, drogue, coucheries" mise en boucle. Parfois on aimerait que Romano calme les ardeurs évocatrices d’Aldo (et réciproquement) maladroitement mises entre guillemets. On est dans ces temps faibles du récit moins du côté d’Un amour de Swann (cité par l’auteur) que de celui du côté de "L’amour de soi".

Néanmoins ces mémoires d’un batteur autodidacte ainsi qu’il aime se définir nous apprennent autant sur la vie d’Aldo Romano que sur celle de l’univers du jazz hexagonal de ces dernières décennies, avec ses sommets et ses bassesses , avec ses moments de gloire et ceux de disette… Même lorsqu’on a tenu souvent le haut de l’affiche (ce n’est pas un hasard si Aldo Romano se voit attribué le JazzPar Prize (l’équivalent du Nobel pour les musiciens de jazz) ), il n’est pas rare d’éprouver le sentiment d’abandon lors d’une rupture avec un producteur, lors d’un insuccès discographique, lors d’un mauvais accueil critique et l’âge aidant, l’aigreur et le ressentiment ne sont jamais bien loin. Heureusement, il advient que de jeunes musiciens se souviennent aussi, telle la saxophoniste Géraldine Laurent, le pianiste Baptiste Trotignon… et que même l’histoire repasse les plats pour retrouver le temps d’un album, le free jazz de ses origines en compagnie d’un jeune complice comme Vincent Lê Quang et d’un vieux compagnon Henri Texier (chronique du disque ici...).
"Pas plus sûr remède à la haine de soi que l’ouverture à l’univers de l’autre" est-il écrit dans les dernières pages. de Ne joue pas fort,joue loin. Si c’est lui qui le dit alors…

[ ci-dessous, une sélection de photos publiées sur CultureJazz.fr au cours de ces dernières années...]

Aldo Romano
Aldo Romano à Porquerolles (2010)
Aldo Romano
Aldo Romano - Nevers, novembre 2012. ©© Christophe Deschanel
Aldo Romano... & friends - Coutances, 1er juin 2011.
Aldo Romano & Henri Texier - Coutances, 1er juin 2011.
Aldo Romano... & friends - Coutances, 1er juin 2011.
Glenn Ferris et Aldo Romano - Coutances, 1er juin 2011.

> "Ne joue pas fort, joue loin" Fragments de jazz - Aldo Romano - Éditions des Equateurs, Paris 2015, 190p, 20 € - ISBN 978-2-84990-332-2