"Ma musique est faite de ruptures..."

Dominique Pifarély... un monde à lui tout seul, un musicien hors norme qu’il me tardait de rencontrer ... ce qui fut fait à l’issue du premier concert de son quartet le mercredi 15 juillet lors de Têtes de Jazz

Dominique Pifarély
© Florence Ducommun - 2015

> Florence Ducommun : Y a-t-il des clés pour entrer dans ta musique ?

> Dominique Pifarély : Non, il n’ y a qu’une chose, il faut beaucoup en écouter, écouter les choses qui s’y rapportent, les musiciens avec lesquels je joue ailleurs, les choses faites avec d’autres, tout ça contribue à un canevas, à un écheveau, mais il n’y a pas de clé spéciale, je suis contre le fait de dire qu’il faudrait des clés.
Parce que ma musique est faite de ruptures. Elle semble vouloir s’installer et soudain, elle prend des chemins inattendus. C’est quelque chose que je recherche. Si le chemin est tout tracé, ça ne m’intéresse pas. L’improvisation n’est pas seule en jeu, c’est aussi la manière de structurer la musique en général, même dans sa partie écrite.

Parce que, là, dans ce quartet, c’est très écrit tout de même...

Les partitions ne sont pas strictement écrites ! Il y a des parties écrites, mais ce n’est pas comme dans la musique classique ou contemporaine. Si l’écriture peut être relativement dense et complexe, ça ne veut pas dire qu’elle est longue. Quand on dit c’est très écrit, ce n’est pas vrai. Dans tout ce qu’on a joué ce soir, ça représente une part infime. Je pense que c’est une sorte de timidité qu’on a parfois devant une musique qui prend parfois des chemins inattendus et donc qui rencontre une certaine complexité. Mais si je mets bout à bout tout ce qui a été écrit et joué ce soir, on ne dépasserait pas 10 à 12 minutes...

Donc, chaque concert est différent ?

Bien sûr ! Bien sûr... C’est avant tout un orchestre d’improvisateurs. C’est ça que j’ai essayé de faire, donner des structures, des repères, pour que chacun puisse proposer des choses à chaque fois et qu’au fil des concerts, ma musique évolue.

Tu as enregistré un disque solo il y a peu de temps qui va sortir sur le label ECM en septembre (lire ici !). Peux tu m’expliquer le titre ?

Dominique PIFARÉLY : "Time before And Time After"
ECM

"Time before and time after". C’est un titre tiré d’un vers de T.S.Elliott.( d’un poème appelé Burnt Norton pour être plus précis ). Chaque pièce est dédiée à un poète, mais ce sont des dédicaces faites a posteriori dans le but de faire un parallèle entre la poésie et l’acte d’improviser.

Tu as déjà joué ces morceaux en public ?

Oui, dans le cadre de l’enregistrement en public lors de deux concerts à Poitiers et dans une petite chapelle d’Argenteuil.

Et quel écho a t-il reçu ?

Peu de gens l’ont déjà entendu en fait à part quelques journalistes qui l’ont reçu, c’est à dire deux ou trois personnes, car le disque physique n’existe pas encore (nous sommes le 15 juillet). (Nous l’avions reçu et écouté ! NDLR->article2754#pifarely])

La poésie et la littérature font-elles partie de tes sources d’inspiration ?

Ce n’est pas forcément un point de départ, mais ça fait partie des choses qui me nourrissent. Mais ça peut être aussi la peinture ou d’autres musiques, et bien sûr la poésie et la littérature. Parfois, la musique se suffit à elle-même. Ce sont juste des choses qui nourrissent en arrière-plan. Mais ça ne veut pas dire qu’il faut chercher précisément ce qu’il y a derrière la musique. En tout cas, il y en a des traces souterraines que je ne peux même pas déterminer. Mais, par contre, rendre hommage à des poètes est important.

As-tu de nouveaux projets comme "Impromptus" avec Dominique Visse (2004) ou "Peur" avec François Bon (2008) ?

Dominique Pifarély
© Florence Ducommun - 2015

Oui, avec François Bon, nous avons un projet sur un de ses textes qui s’appelle "Fictions du corps" qui se renouvelle en permanence. On en a fait une lecture à Lyon il y a un mois pour les Internationales du Roman (les Assises Internationales du Roman ou AIR se sont tenues fin mai) et on va le refaire à Poitiers en novembre. Cela fait 8 ou 9 ans qu’on fait ça et ça ne s’arrêtera pas. C’est un compagnonnage intermittent.

Où habites-tu ?

Entre Paris et Poitiers...

Tu n’es pas parisien comme beaucoup !

Mais je n’ai rien à faire de spécial à Paris !

Y rencontrer d’autres musiciens !

On ne se rencontre pas beaucoup. Encore faut-il qu’il y ait des concerts à Paris ! Il n’y en a pas beaucoup... Je joue trop rarement à Paris (en fait, il va jouer à l’Atelier du Plateau les 26 et 27 novembre avec Louis Sclavis et Vincent Courtois et son solo à Radio France le 5 décembre) Je joue partout et pas mal à l’étranger, en particulier mon programme solo que je vais jouer trois semaines en Finlande et dans les pays baltes. Et seulement deux dates en France ! (Pour rappel le 5 décembre à Radio France et le 30 janvier prochain à la Chapelle du Castellas à Rochefort du Gard ).

Pourquoi es-tu mieux reçu là-bas qu’en France ?

Il faut se méfier de l’expression "être mieux reçu", parce qu’on a l’impression que c’est du public que l’on parle. Or le public n’est pas en cause. Il est absent de cette réflexion. C’est le circuit, les programmateurs...
La dernière fois que j’ai joué à Coutances, c’était déjà il y a quelques années, c’était un duo très improvisé et radical avec François Corneloup. Je pense qu’en France on a du mal avec la souplesse que nécessiterait l’approche de l’art. Ça ne veut pas dire qu’il faudrait être moins exigeant, mais on peut très bien dans un festival avoir des choses très différentes qui satisfassent un public très large. Ça arrive en Allemagne par exemple. J’y ai joué avec Louis Sclavis avec des gens très chaleureux et, après nous, il y avait le groupe Kassav et le public était ravi !

Parce qu’il y a un public manifestement, comme à l’AJMI il y a 5 ou 6 ans (avec Craig Taborn, Tim Berne et Bruno Chevillon où la salle était comble)

Dominique Pifarély
© Florence Ducommun - 2015

Bien sûr ! Encore que là à Têtes de Jazz, ce n’est pas le public habituel, c’est le public du festival d’Avignon et c’est pour cela que c’est intéressant ! C’est un public de passage, et même pour les professionnels, ils ne viennent pas tous du milieu du jazz. C’est l’interaction entre tous les milieux qui devrait permettre de nous en sortir.

Enseignes-tu ?

Non, j’anime des stages ou dirige des master classes. J’y rencontre des musiciens plus jeunes, je joue avec eux, je donne mon point de vue ou mon regard. J’ai enseigné pendant douze ans dans un CFMI (Centre de Formation des Musiciens Intervenants) à Poitiers. C’est là que j’ai repéré le pianiste de Dédales (Julien Padovani). Mais en ce qui concerne la transmission, je transmets en permanence, ça ne passe pas par un enseignement régulier ou académique, vraiment pas !

Tu as déjà rencontré Théo Ceccaldi et Régis Huby je crois...

Oui bien sûr ! J’ai rencontré Régis Huby dans un stage et bien que le bruit court qu’il ait été mon élève, ce n’est pas vrai. Il a été un musicien avec lequel j’ai joué et que j’ai envoyé ensuite dans le groupe de Louis Sclavis (il remplacera Pifarély au sein du sextet de Louis Sclavis dans les années 90). C’est ridicule de dire que je l’ai pris sous mon aile.

Il y a des musiciens qui font cela comme Lockwood avec Fiona Monbet par exemple...

Dominique Pifarély
© Florence Ducommun - 2015

Dans la musique classique, cela arrive, mais je pense que la vraie transmission se fait par contact et non par un travail régulier et académique. C’est une transmission orale. Ce que j’ai appris de mon professeur de violon (Marcel Charpentier ), bien que ce fut dans un conservatoire, c’est bien autre chose qu’un enseignement académique. J’ai appris de lui ce que lui-même avait reçu de son professeur alors contemporain de Ravel. Cette transmission en ligne directe, c’est ça qui est important autant dans la musique classique que dans le jazz. Par exemple, la fréquentation de Miles Davis a été essentielle pour un certain nombre de musiciens de jazz qui sont maintenant les dernières stars du jazz comme Herbie Hancock, Chick Corea ou Keith Jarrett.

Quels sont les projets avec le groupe Dédales ?

Un nouveau répertoire est en projet avec la formule augmentée expérimentée au Festival du Mans dans "Time Géography". En plus des musiciens habituels, il y a Sylvaine Hélary à la flûte et Valentin Ceccaldi au violoncelle. J’ai rencontré Valentin dans un stage que j’animais à Poitiers avec Théo Ceccaldi d’ailleurs. Ils étaient venus avec leur trio. À l’époque, il y a 2 ou 3 ans, ils étaient très jeunes et avaient envie de me rencontrer. Leur présence était hors de propos, quand on voit que Théo a un concert tous les deux ou trois jours maintenant, comme Valentin d’ailleurs. Ils n’avaient pas vraiment besoin de stage, vu ce qu’ils font désormais. J’avais gardé Valentin dans un coin de ma tête et je n’ai pas réfléchi bien longtemps.

Donc tu écris pour 11 musiciens à présent...

Oui, mais ça ne sera pas opérationnel avant la saison 2016/2017, surtout qu’un orchestre de 11 musiciens est une ânerie totale vu le resserrement actuel des budgets. Parce ce que ça ne tournera pas... Avec Dédales en 10 ans, on a fait 1,4 concert par an...Donc il faut en vouloir pour faire autant de travail, pour répéter. Il faut vraiment en avoir envie.

Dominique Pifarély
© Florence Ducommun - 2015

Tu vas jouer prochainement avec Aki Takase...

Oui, il y a aussi Vincent Courtois et Louis Sclavis. C’est un disque qu’on a fait avec elle il y a deux ans (La Planète : Flying Soul) et là on va partir pour quelques concerts. En tout, je vais partir cinq semaines en plus de mon disque solo. J’en ai besoin.

Écris-tu ?

Oui, ça m’arrive très peu, c’est vraiment très secret, bien que j’y sois poussé très ardemment par mon ami François Bon.

Aurais-tu pu jouer d’un autre instrument ?

Je ne me suis pas posé la question. On m’a mis un violon dans les mains à 6 ans. Je gratouille la guitare comme un amateur.

Et la mandoline ?

Oui, parce que mon père en jouait... C’est déjà difficile de jouer du violon ! C’est le boulot d’une vie !

Comment expliques-tu qu’il n’y ait pas plus de violonistes jazz ?

Parce que c’est très difficile ! Plus jeune je n’aurais pas dit cela, parce que cela aurait pu paraître prétentieux. Mais maintenant, je le sais. Improviser au violon est bien plus difficile que sur un autre instrument. Je peux le dire tranquillement. Plus difficile qu’avec un piano ou une guitare, même si ce sont tous trois des instruments à cordes. Il y a des problèmes d’émission du son, d’intonation, de puissance du son, de changement de corde, de multilocation ( la même note peut être jouée sur différentes cordes ). Ce n’est pas le cas sur un piano ou une guitare. Ce qui fait que la réalisation technique est difficile dans une vraie improvisation. Ce n’est pas un problème de maîtrise de langage...

> Propos recueillis par Florence Ducommun le 15 juillet 2015 - Photos : Florence Ducommun.


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