Cette année le Club de Minuit a connu des records d’affluence. Une baisse de fréquentation au théâtre antique a mis en évidence une certaine appétence pour les lieux offrant des entrées libres. Normalement sur le papier il est indiqué que les portes ouvrent à 23h30. Au lieu de cela c’est à minuit révolu qu’il devient possible de passer le checkpoint et que le comptage de spectateurs commence. Ce moment-là est d’une tristesse affligeante, une épreuve ridicule. Le futur auditeur debout, spécule sur la suite, avec pour seule vision, le va et vient des buveurs. Ils se dirigent aux latrines qui font face à l’entrée de la salle du théâtre municipal. Finalement la gratuité a un prix et l’on doit bien mériter ce qui nous attend.

Antonio Farao
© Marceau Brayard - 2015

Dans une ambiance étouffante nous franchissions les portes. À l’intérieur, une atmosphère encore plus lourde nous attendait. Aucune ventilation ne rendait tenable la chaude trace de cet été torride. De ce fait l’esprit d’initiative photographique avait du mal à se réaliser dans la concrétude, englué dans cet enfermement malaisé. En conclusion le concert se situera dans l’entre-deux de cette nuit brûlante du 9 et 10 juillet.

Il fallait bien un pianiste de la pointure d’Antonio Farao pour nous inciter à maintenir notre présence dans ces préliminaires inhospitaliers et venir affronter cette diablerie de fournaise.
Pourtant Antonio s’éveillait aussitôt à son instrument dès l’approche de sa prise en main réelle. Le lien entre lui et celui-ci s’émerveillait dans des ruissellements continus. Il induisait ainsi les fuites de son imaginaire en les faisant s’incarner à l’instant. Il outrepassait la réalité du piano pour s’engouffrer dans des constructions suprasensibles. Le destin de ses notes se plaçait dans une configuration d’émancipations formellement consenties. La remise en jeu des thèmes s’effectuait selon un provisoire et un définitif occasionnellement donné pour la transformation. La principale référence de la soirée tournait autour de l’album du Chico Freeman 4tet “Spoken Into Existence”.

Chico Freeman
© Marceau Brayard - 2015

Pour parfaire la combinaison rythmique il fallait un cœur gros comme celui de Billy Hart aux battements vacillants au-delà du raisonnable pour que la partie reste crédible. Sa pensée attisait de multiples rebonds improbables et déroutants à la fois. De ces feux follets il se dégageait une substance d’où la contrebasse d’Heiri Känzig puisait une source inventive et subtile aux exclamations révélatrices. Chico Freeman abondait d’alliances descriptives entre la rudesse et la tendresse. Son moteur de sonorités franchissait des accents vibratoires dans lesquels il concrétisait des sentences jazz aux furieuses déclamations. Il se nouait ainsi à l’ensemble sur des filaments communicatifs, pour mieux nous emporter sur une trame plausible en compagnie des contributeurs pleinement éveillés.

Le pianiste sera le sauveur de ce festival notre thaumaturge accompli doué d’une volonté suprême et impérieuse à pratiquer ce renouvellement presque mythique du Jazz. Dans ces instants du milieu de la nuit ce cercle mouvant autant qu’émouvant dressait sa guidance vers des réciprocités talentueuses d’un usage torride où brillait cette efficacité élitiste. Ce ne fut pas un concert courant ni même habituel auquel nous étions conviés. Il nous aura même fallu du recul pour le réaliser avec cette force que peut représenter la conviction de l’émotion une fois que la fuite du temps a tout balayé et que les éléments se sont évaporés. Si les mots sont presque toujours trop froids pour exprimer une valeur musicale, les notes issues de sa délivrance chez ces quatre apothicaires de la potion authentique nous offraient un apport à l’ivresse persuasive.

Avant cette rencontre nous avions pratiqué plusieurs tentatives auxquelles la température excessive nous avait fait assumer des replis stratégiques pour aller respirer l’air nécessaire à notre survie.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, lors d’un cycle nocturne perché entre le 7 et 8 juillet, nous avons cru devoir persister, poussés par un goût aiguisé d’une certaine curiosité maladive, courante chez le chroniqueur cherchant à tout prix le croisement avec la nouveauté dans son strict appareil scénique.

Chris Illingworth
© Marceau Brayard - 2015

C’est en quelque sorte une certaine jazz-trappe de vrais gogos fortement pénétrés par la culture occidentale qui nous y attendait. Leur logique rock évoluait proprement imprégnée de sa tripodie rythmique. Le groupe Gogo Penguin, qu’on le veuille ou pas, représente la pierre angulaire d’un jazz à la modernité assumée. Ils savent exprimer toute son ampleur, issue de volumes concentriques élaborés dans un souci de répétitivité. Sans chercher à en diluer les effets, sans se dégager du constant conflit instrumental, ils provoquent ce but recherché. Ils vivent leur tension dans l’inexorabilité, celle-là même qui nous traverse dans la plus parfaite des connivences lorsqu’elles évoquent ce ton abrasif de surface. Ils atteignent cette manière raffinée du leitmotiv qu’ils exposent durablement sur des formules dilatoires entourées d’états fervents aux allures de conspirateurs accomplis.
Nos oreilles furent séduites aux moments où des expressions cohérentes venaient se glisser çà et là. La succession des intuitions et des inspirations s’attachaient à répéter un ordre de questions réponses dans la pure altérité de mouvements et de correspondances portés par le groupe. Nous pouvions parfois éprouver de l’enivrement face aux itérations proches de l’anaphore explosive. Ils bouleversaient ainsi toutes les règles chronologiques du jazz. Le retour à la thématique se jouait avant de faire resurgir les répétitions emblématiques. Cette pratique comportait l’élément musical essentiel pour le trio qui y déterminait ses dérives rythmiques fondatrices.
S’il y avait des temporalités d’une belle lucidité durant lesquelles ils savaient nous surprendre. Il n’y avait certaines phases où la batterie entamait son propos bien trop canoniquement et de surcroît disciplinée comme un métronome. En dire trop c’est à la fois appuyer du côté du quantitatif au risque d’en exagérer les effets souhaités. Mis à part cet aspect temporaire assommant la couverture sonore générale, il se dégageait une multitude de perspectives d’ouvertures d’où ils fustigeaient les gammes en bons explorateurs à la recherche de nouveaux espaces conceptuels.
Nos petits pingouins : Chris Illingworth – piano, Nick Blacka - contrebasse, Rob Turner – batterie percussion, sortiront un nouvel album Live chez Blue Note le 5 février 2016.

Antonio Farao ©© Marceau Brayard - 2015
Chico Freeman ©© Marceau Brayard - 2015
Billy Hart ©© Marceau Brayard - 2015
Chris Illingworth ©© Marceau Brayard - 2015
Nick Blacka ©© Marceau Brayard - 2015
Rob Turner ©© Marceau Brayard - 2015

Club de Minuit , Théâtre de Vienne- Festival Jazz à Vienne 2015
GoGo Penguin : mardi 7 juillet 2015
Chico Freeman Quartet : jeudi 9 juillet 2015