Il suffit de peu de choses pour que la musique nous parle...

Il y a deux ans nous avions découvert l’univers de Daniel Schläppi, contrebassiste suisse qui s’en était allé enregistrer à New York Essentials avec au piano, excusez du peu, Marc Copland, un fort beau disque qui se démarquait de la production habituelle (chronique septembre 2012 - OUI, on aime !). On retrouve le duo dans More Essentials leur nouveau cédé enregistré cette fois-ci à Zurich. Le premier nous avait séduit par sa musicalité, l’interaction entre les deux musiciens, la profondeur du son, le second en est le prolongement, toujours fortement influencé soit par Bill Evans (version Sunday at the Village Vanguard), soit par un univers situé aux confluences du hard-bop et ses dérivés ou tout simplement par des chansons qui ont retenu leur attention. Profitons donc de ce nouvel opus pour examiner d’un peu plus prés les quelques détails des quatorze plages de ce disque qui nous feront comprendre ce qui rapproche ces univers, la manière dont l’un se nourrit des autres.

Daniel SCHLÄPPI – Marc COPLAND : "More Essentials"
Daniel SCHLÄPPI – Marc COPLAND : "More Essentials"
Catwalk

1 - Essential 9 : est un court solo de contrebasse, une ligne blues comme un appel à la plage suivante. Daniel ici prélude Blue in Green.

2 - Blue In Green : À tout seigneur tout honneur, thème ambigu, forme inhabituelle en dix mesures dans une triple approche modale qui ne dit jamais réellement son début ni sa fin et pourrait tourner en boucle indéfiniment, une composition que n’aurait certainement pas renié un Debussy. Il faut ici noter le parti pris de débuter la pièce par un si bémol à la basse comme on le retrouve dans la version du disque de Marc et Gary Peacock Insight alors que les versions princeps de Miles Davis-Bill Evans commencent elles par un sol suspensif. On pourrait faire reproche de ce qui semble après tout un parti pris totalement assumé, mais l’atmosphère irriguant cette interprétation nous fera pardonner ce petit crime de lèse majesté (et puis on aime ça les crimes de lèse majesté).

3 - LST : Une composition de Marc Copland issue du beau disque de John Abercrombie 39 Steps. Sa facture post-bop (presque du Wayne Shorter) est reprise ici de manière quasi textuelle. Sa vigueur rompant avec le recueillement de Blue In Green.

4 - Estate : Débute ici la reprise de chansons issues de la musique populaire, et celle-ci cache en son sein bien des beautés… du moins si l’ont échappe au tout venant comme c’est le cas ici, évitant les bossaneries pâtissières qui rendent la digestion difficile. Un monde de subtilités.

5 - Essential 10 : Une exploration à deux autour du Mi donnant à entendre un monde de dissonances.

6 - All of You : Standard par excellence : chanson de Cole Porter, mise en exergue par Miles Davis dans l’album Round About Midnight en 1957, reprise dans Blues in the Night de Sonny Clark en 1958 puis renouvelée, modernisée par Bill Evans dans le disque Sunday at the Village Vanguard de 1961. Il n’a cessé depuis lors d’être au répertoire. Daniel Schlaeppi et Marc Copland dans le même ton que Bill Evans utilisent, du moins en son tout début, la même ré-harmonisation et l’esprit de la ligne de basse de Scott LaFaro qui, il est vrai, libère tout un espace sonore avant de s’en échapper pour donner un tour plus personnel à cette interprétation.

7 - Essential 11 : Une nouvelle improvisation du contrebassiste. On y découvre toute la musicalité et la sensibilité de Daniel Schläppi, la profondeur du son de la contrebasse ici mise à nue.

8 - Rainy Night House : Magnifique chanson de Joni Mitchell interprétée à plusieurs reprises par Marc Copland, entre autre dans son disque Alone (qui comporte plusieurs titres de la chanteuse). Le caractère modal, libre et introspectif de cette composition permet à nos deux amis de jouer sur le son, les atmosphères, l’interaction. L’accord introductif tout en suspension de Marc semble venir tout droit du So What de Kind of Blue. Un des sommets de l’album.

9 - Gloria’s Step : Cette composition de Scott LaFaro nous montre qu’il n’était pas uniquement un révolutionnaire de la contrebasse, mais comme il nous l’a montré lors de ses improvisations, capable de sortir des chemins battus en bouleversant les formes. En deux fois dix mesures cette pièce tient sa logique par une ligne mélodique qui se doit d’être présente en permanence de façon explicite ou non, auquel cas nous perdrions totalement pied. Daniel et Marc, on s’en doute, jouent à merveille de ces ambiguïtés.

10 - Song For My Father : Thème réputé faussement facile, régulièrement défiguré dans les jam-sessions, prétexte aux déchaînements les plus divers donc à toutes les vulgarités, ce morceau d’Horace Silver mérite en effet beaucoup mieux. Marc Copland ne cède en rien au caractère éminemment rythmique de la pièce sans tomber dans la latinerie bébête, avec un swing dont l’on ne peut manquer de souligner la grande élégance. D’une grande souplesse, il n’est que la traduction de son jeu de pédale forte qui lui permet ici de se faire croiser les harmonies. Soulignons la classe de Daniel Schläppi qui ici se contente, si l’on ose dire, de soutenir le pianiste. Du grand art !

11 - Essential 12 : Une improvisation de Daniel Schläppi basée sur un simple motif introductif qui n’est pas sans liens avec le thème précédent et celui qui va suivre.

12 - Yesterday : Déjà interprété dans leur premier disque, Yesterday bénéficie d’un traitement tout particulier : Ad Lib, ce qui ne veut pas dire sans swing, il est ici presque totalement désincarné, distendu avant de lentement apparaître comme on sortirait du néant. C’est la pièce la plus sombre de l’album malgré le touché lumineux et cristallin de Marc Copland qui nous montre son sens harmonique et son art de la dissonance.

13 - My Little Suede Shoes : Plage ultra dansante, sorte de mambo qui sent les épices et les Caraïbes. On chaloupe sur les vagues ou les sables à la lueur des flambeaux…

14 - Essential 13 : Pour conclure ce bien bel album de nouvelles lignes du contrebassiste qui résument en quelque sorte la simplicité de son art et finit de manière suspensive comme un appel à d’autres aventures que nous aimerions tant entendre de visu dans nos contrées.

Ainsi il suffit de peu de choses pour que la musique nous parle : Du goût, du toucher, de la respiration, l’oreille nous permet de voir, elle a en elle ce pouvoir d’imagination, de même l’œil et c’est ce qui nous échappe bien souvent, nous permet dans un curieux renversement sensoriel, d’entendre.

Daniel SCHLÄPPI – Marc COPLAND : "More Essentials"

Ce disque figure aussi dans la "Pile de Disques" de janvier 2016 sur CultureJazz.fr > Ici !<

> Catwalk - CW 150013-2 / DistrArt Musique et Kontor New Media (Num.)

Daniel Schläppi : contrebasse / Marc Copland : piano

01. Essential 9 (Schläppi) / 02. Blue in Green (Davis) / 03. LST (Copland) / 04. Estate (Martino - Brighetti) / 05. Essential 10 (Schläppi-Copland) / 06 All Of You (Marks - Simons) / 07. Essential 11 (Schläppi) / 08. Rainy Night House (J.Mitchell) / 09. Glorias Step (LaFaro) / 10. Song For My Father (Silver) / 11. Essential 12 (Schläppi) / 12 Yesterdays (Harbach - Kern) / 13. My Little Suede Shoes (Parker) / 14. Essential 13 (Schläppi) // Enregistré à Zürich (Suisse) le 26 janvier 2014.

Autres exemples de duos piano contrebasse écoutables sur CD parmi beaucoup d’autres :

  • Jimmy Blanton / Duke Ellington duo légendaire ;
  • Ray Brown / Duke Ellington hommage au précédent disque ;
  • Bill Evans / Eddy Gomez (deux CDs : Intuition et Montreux III) ;
  • Michel Petrucciani / Ron McClure : Cold Blues
  • Paul Bley et Gary Peacock : Partners et Mindset
  • Dave Holland / Kenny Barron : The Art of Conversation
  • Charlie Haden soit avec Kenny Barron (Night and The City) ou Hank Jones (deux 2 CDs, Come Sunday et Steal Away) ou Hampton Hawes (As Long As There’s Music) ou encore avec Keith Jarrett (deux CDs, Jasmine et Last Dance) ;
  • Riccardo Del Fra / Michel Grailler (Soft Talk)
  • Gary Peacock / Marc Copland (deux CDs, What it Says et Insight)...