Dans l’âme du blues et ailleurs aussi...

On peut se réjouir que la riche programme des mardis de l’Orchestre de Caen au Conservatoire National de Région accorde une place au jazz et aux musiques improvisées. Grâce à la curiosité de l’équipe de programmation, ces concerts donnent toujours l’occasion de retrouver ou de découvrir des musiciens engagés dans une démarche créative qui rebute bien souvent des programmateurs trop friands de musiques standardisées.

Pour ce concert du mardi 22 novembre, on se doute que Thierry Lhiver, tromboniste et enseignant dans la classe de jazz n’aura pas eu trop de mal à user de son influence pour inviter Samuel Blaser, le plus fameux des trombonistes suisses, berlinois et souvent new-yorkais d’adoption, passionné de musique américaine et de musiques porteuses d’histoire(s)... Cerise sur le gâteau, une master-class allait permettre à l’invité de partager ses conceptions musicales avec des élèves bien chanceux !
Les habitués de nos pages n’ignorent pas que nous sommes très attentifs aux projets que ce musicien élabore sous son nom ou auxquels il est associé. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que Samuel Blaser est bien occupé. Rien qu’en cette fin d’année, il aura enchaîné une série de concerts avec son trio (Marc Ducret, Peter Bruun - cf. concert à Lausanne) puis avec ce quartet avant de retrouver le groupe J.A.S.S. (John Hollenbeck, Alban Darche, Sébastien Boisseau - cf. disque novembre 2016) enfin, en janvier, il sera en studio Outre-Atlantique pour l’enregistrement d’un nouvel album en quartet avec deux invités de renom : Oliver Lake (saxophone alto) et Wallace Roney (trompette). Et tout cela avec une envie de jeu collectif, de rencontres et d’innovation qui s’avère toujours aussi intense.

Voilà donc sur scène, Russ Lossing (piano, Fender Rhodes et Moog), Masa Kamaguchi (contrebasse), Gerry Hemingway (batterie, percussion) et, en leader bienveillant, Samuel Blaser (trombone) autrement dit, une équipe de forts caractères sur le plan artistique mais une équipe soudée dans une démarche ouverte à partir de la matière musicale proposée par le leader. Le public nombreux et attentif de ce concert a eu droit à une grande partie de ce qui composera le prochain album de Samuel Blaser à savoir une relecture personnelle de work-songs de sud des États-Unis collectés par l’ethnomusicologue Alan Lomax au cours de la seconde moitié du siècle dernier. Ainsi, après avoir saisi l’essence de la musique de Guillaume de Machaut (A Mirror to Machaut - 2013), puis celle de la musique de Jimmy Giuffre (Spring Rain - 2015), le tromboniste explorateur se plonge avec curiosité dans l’âme du blues, des spirituals et des chants de vie et de labeur.
Les partitions sont là, à la disposition de chacun pour proposer la trame de ce qui sera joué sur scène. À la différence du disque, l’ordre n’est pas établi et la musique prend vie en fondu-enchaîné au gré du ressenti collectif... Impossible donc d’énumérer ce qui fut joué ce soir-là. Il faut se laisser porter et quand on a affaire à des musiciens de cette envergure, le voyage se vit en toute confiance.
Masa Kamaguchi s’impose par la robustesse de son jeu qui explore les graves en profondeur et son sens de l’écoute, courbé sur son instrument.

Gerry Hemingway, comme son compatriote John Hollenbeck (autre complice de Samuel B. par ailleurs), a été happé par la vitalité du jazz sur notre "vieux continent". Il a choisi de s’installer à Lucerne (Suisse). Batteur, percussionniste, improvisateur, compositeur prestigieux, il reste un parfait co-équipier toujours en prise avec la musique qui se crée et il agit par petites touches souvent colorées, assure le tempo avec élasticité, ce qui ne l’empêche pas à l’occasion de se lancer dans un solo démoniaque. Son approche du rythme diffère de ce que proposait Gerald Cleaver dans la précédente version du quartet, mais elle constitue un facteur d’équilibre essentiel autant qu’aléatoire dans ce projet.
Et puis il y a Russ Lossing, pianiste toujours passionnant mais bien trop méconnu (Merci à ceux qui l’associent à leurs projets : Samuel Blaser, Bruno Tocanne). Nous avions découvert avec surprise dans Spring Rain qu’il jouait aussi des claviers électr(on)iques avec beaucoup d’intelligence. Il a développé son propre langage alliant finesse, originalité, subtilité et humour en associant ses claviers comme s’il s’agissait d’un unique instrument, allant jusqu’à tirer profit d’un grincement de pédale imprévu ! Ce concert aura donc contribué à la reconnaissance des qualités de ce musicien (Pourvu que ça fasse boule de neige !). Le mérite revient bien évidemment à Samuel Blaser, instrumentiste virtuose, certes, mais surtout grand musicien qui sait puiser dans l’histoire de son instrument, des racines du jazz aux pratiques innovantes initiées par Albert Mangelsdorff en la prolongeant à travers le langage qu’il s’invente au fil du temps. À Caen, il a su rester totalement maître du jeu sans pour autant vouloir imposer ni sa voix ni la voie à suivre. L’écriture est une base de travail commune, flexible et modulable, libre (mais pas free) car les mélodies sont souvent suggérées dans le fil du discours collectif jusqu’à faire éclore une fleur magnifique avec l’interprétation toute en finesse de Jesus Maria, composition de Carla Bley qui concluait le disque Spring Rain (Jimmy Giuffre qui en fut jadis un interprète émouvant). L’habileté et la maîtrise se reconnaissent dans ces moments magiques.

Une fois de plus, Samuel Blaser a peut-être surpris mais il aura finalement conquis et captivé un auditoire attentif et curieux qui a pu entrer dans un univers musical d’une richesse exemplaire développé par un quartet au potentiel exceptionnel. On en redemande et on attend la suite en espérant le retrouver souvent sur nos scènes dans les différents contextes où il fait entendre sa voix et développe ses idées. À suivre... ici ou là on espère !

NB : le 19 novembre, ce quartet se produisait à la Maison de Radio-France dans le cadre des concerts enregistrés pour "Jazz sur le vif" pour une diffusion prochaine... À vos cassettes !

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