Sur l’écran de la mémoire, en noir et blanc.

L’obscurité est un élément déterminant dans la musique et la vie de Ran Blake, musicien passionné de cinéma. Il y aura donc peu de lumière pour regarder ce pianiste de l’ombre à la barbe et aux cheveux blancs, déambulant difficilement jusqu’au piano mais retrouvant miraculeusement toute son énergie créative dès que ses poignets s’assouplissent et que ses doigts touchent le clavier. À ce moment-là on mesure l’importance de ce moment. Dans l’espace intimiste du petit auditorium du conservatoire de Caen, nous avons devant nous, rien que pour nous, une légende du piano, le jazz dans ce qu’il a de plus noble, une musique sérieuse, savante et populaire.

La première pépite de la discographie de Ran Blake s’intitulait "The Newest Sound Around", le son le plus novateur de son époque ? C’était en 1962. Il s’exprimait dans le style épuré mais contrasté (qu’il possède toujours aujourd’hui) pour un dialogue avec la chanteuse Jeanne Lee.
En ce soir de mai 2017, la voix et les chanteuses en particulier restent au centre de ses préoccupations. Tout au long de ce concert, il fera revivre les ombres de Billie Holiday, d’Abbey Lincoln, de Chris Connor, de Mahalia Jackson mais aussi de Ray Charles et Nat King Cole. Derrière ses lunettes noires, on pressent qu’il les voit à ses côtés. Cet homme est habité par des images et son propos pianistique accompagne, donne sens et vie à cette narration intérieure.
La liberté de l’interprète est immense et pourtant, comme dans un concert de musique sérieuse pour ne pas dire classique, l’auditeur reçoit le programme dès l’entrée. On sait donc grosso modo l’intention de l’interprète-créateur. Dès l’ouverture, le propos est grave. Il sera question de racisme et de lutte. Le piano violent, puis tendre, caustique et finalement optimiste enchaîne, déchaîne Strange Fruit (la Ballade des Pendus version lutte des races) les Fables of Faubus de Mingus et quelques allusions à des airs populaires (John Brown’s Body). Viennent ensuite des standards relus sur l’écran des rêves de Ran Blake, conteur qui cultive l’art de l’ellipse et des vides à combler. Tout n’est pas dit, raconté en détails, mais il y a dans son jeu les pierres posées en pointillés pour guider l’auditeur et le convier à suivre un chemin musical sinueux et splendide, inouï et familier à la fois, poétique, mélodique et toujours d’une totale modernité.
Surprise en début de seconde partie, Ran Blake revient accompagné de Lukas Papenfusscline, un de ses élèves, son assistant devenu quasiment son auxiliaire de vie. Le disciple chante magnifiquement et s’accompagne au piano. Le maître est à côté de lui, bienveillant, totalement concentré, encourageant les traits audacieux. Son film de vie se poursuit. Ensuite, debout près du piano, le chanteur-diseur converse avec Ran Blake sur une chanson engagée de Max Roach (Mendacity) et c’est une fois encore "The Newest Sound Around" que nous pouvons écouter, fascinés.
Quand le valet s’éclipse, le maître reprend et s’aventure avec délectation dans l’univers d’Abbey Lincoln (Throw It Away, The Music is The Magic, Caged Bird...). Ran Blake ne ménage pas l’auditeur, non pas qu’il l’agresse, bien au contraire, mais il l’oblige à une constante attention. Il y a une grande exigence dans le propos mais elle suscite un vrai plaisir de l’écoute active. Il n’y a rien à voir que cette frêle ombre à la barbe et aux cheveux blancs dans la pénombre. Rien à voir mais un monde musical rare à découvrir par l’intelligence de l’écoute.
Une grande leçon de musique !

Mercredi 10 mai 2017
Petit auditorium du Conservatoire de Caen (Calvados)
Organisation : Collectif Pan !