Frame by Frame

Et ce soir, quel programme : fièvre acheteuse d’avant Noël ou foot au pays des droits de l’homme ? Ben non, création mondiale de l’Orchestre National de Jazz : Frame by Frame. Tu te demandes s’il est nécessaire d’avoir écouté en boucle Genesis, Pink Floyd, Henry Cow et autres King Crimson pour jouir à 100% du concert de ce soir. Sera-t-il ouïssable par tous, fans de la première heure biberonnés à leur musique et les autres, nés trop tard ou bien très avant ? Ceux qui ont préféré Kraftwerk ou Urban sax s’y retrouveront-ils ? Sera-ce surtout et avant tout un concert de musique originale, jamais entendue telle quelle ?

Iels s’installent dans ce magnifique Studio 104 de la Maison de la Radio :
les cuivres, à droite : Mathilde Fèvre et Astrid Yamada au cor, Daniel Zimmermann et Jessica Simon au trombone, Sylvain Bardiau et Fabien Norbert à la trompette, Fanny Meteier au tuba.
Au centre de la scène : Quentin Coppalle, flûte, flûte alto et piccolo, Catherine Delaunay clarinette, Jean-Michel Couchet, sax alto et soprano, clarinette basse, Julien Soro, sax ténor et sopranino, clarinette ; au fond : Sarah Murcia contrebasse et chant, Raphael Köerner batterie, à gauche Stéphan Caracci vibraphone, marimba, percus, synthé ; devant lui, Bruno Ruder claviers, synthétiseurs et Fred Maurin guitare électrique, direction.
Dés les premières notes, la question qui te hante est résolue : la première phrase fait remonter des abysses de la mémoire un genre de familiarité, ben oui, tu ignores le titre mais tu as déjà entendu cet air-là : une montée façon gamme, du sous-sol au plafond ; ça cogne d’entrée, puissance à tester la solidité des murs et surtout la couleur, comme un bouquet polychrome. Sur fond de clavier, guitare et vibra, Soro se fend d’un solo dodu. Les choses sont clairement affichées : ça va chier !!! C’est rond, puissant, épais, gouleyant et ça sonne terrible. Ce Red de King Crimson éclabousse, y’en a partout, le studio 104 est repeint. Le plus dur est fait, il n’y a plus qu’à se laisser vivre intensément à ce qui suit :
Ruins de Henry Cow introduit façon Percussions de Strasbourg ; impossible d’écouter l’ensemble et-en-même-temps chaque détail tant ce millefeuille orchestral grouille d’idées, d’interventions inattendues ; Maurin soloïse, ce n’est pas si souvent, occupé qu’il est à la direction de cette Somptueuse Machine ; il se passe des choses du côté des vents entre les trompettes, les trombones et le tuba, on ne sait qui joue qui, qui prolonge qui, se faire greffer d’autres oreilles ?
Suit Firth of fifth de Genesis : ça sonne comme un orchestre symphonique, le tuba soloïse, Murcia chante, la flûte se fait shakuhachi et derrière tout ça, une poignée de sons métalliques pointus ( un métallophone planqué du côté de Caracci ? ), le batteur pousse de toutes ses forces, Couchet sopranoïse sur fond de riffs venteux, c’est beau, très beau, prenant, limite sidérant. Et la fin arrive symétrique au début, en douceur après la furie furieuse.
Industry arrangé par Sarah Murcia : Caracci se déporte au bout de son marimba et frappe une cellule rythmique : non, ce n’est pas une resucée du boléro de qui vous savez mais l’intention est la même : frapper, frapper et frapper encore la même clave. Des sons filés longs, les quatre vents devant puis le tuba. Étrange atmosphère, pas un mot plus haut que l’autre, tessiture ramassée dans les medium graves, couleur sombre, on pense mécanisation, geste répétitif devant une machine stupide, algorithme crétin, déshumanisation transhumaniste, il est où le soleil ? Et le vent ? Et la vie ?
Il y a cette pièce importante annoncée par Maurin, sans la nommer. Et bien sûr tout de suite reconnue parce qu’écoutée et ré-écoutée, : Atom Heart Mother de Pink Floyd. Le thème envoyé par les trombones et le tuba sonne soyeux, équilibré, la marque de cet énorme pupitre de vents où, ne pas l’oublier : les cornistes n’usent que d’une infime partie de leur puissance.
Delaunay et Couchet entament un dialogue entre clarinettes que Delaunay prolonge de manière intense, splendide. Oui, le jazz au-delà du rock progressif, il n’y a que ça de vrai.
Cet orchestre place au ras des cintres voire plus haut encore, le critère d’exigence ; il y a entre les solistes mis en valeur et les autres, les essentiels comme on disait des soutiers pendant la pandémie, une fusion admirable, chacun-chacune au service du grand tout orchestral.
Et pour terminer ce splendide clin d’oeil aux années 70 dont on ne peut que se rappeler l’incroyable liberté post soixante-huitarde qu’elles incarnaient, à comparer avec notre époque cynico-jupitérienne : In the court of the Crimson King : Murcia chante, tous chantent, fin du banquet.
Groooooooos succès, graaaaaaaaand plaisir.
Merci aux arrangeurs inspirés : Airelle Besson, Sylvaine Hélary, Sarah Murcia et Frédéric Maurin.
Inutile de ré-écouter les vinyles de la collection paternelle, la version de ce soir les remplace allégrement ; s’installer plutôt devant sa radio ( ou son poste à galène ) pour la diffusion du concert annoncée pour le 7 janvier à 19h, sur France Musique.

Maison de la Radio
Studio 104
75016 Paris