Un petit pas de côté pour terminer cette année 2022 et scruter ce qui se passe dans les métisages entre le jazz et les musiques actuelles, urbaines ou rurales, sophistiquées ou plus rustiques.
Entre un album inattendu de Gerry Hemingway, habituellement batteur et percussionniste, le rap francophone de Pumpkin avec François Poitou, le groupe Sélébéyone de Steve Lehman et son hip-hop américano-franco-africain, JoVia Armstrong en miroir des images du peuple afro-américain, Robert Glasper et sa Black Radio, Makaya McCraven ou Gianluca Petrella en virtuoses des assemblages en studio, nous aurons un aperçu très relatif de courants alternatifs. Il semblait logique de conclure avec un hommage à Amiri Baraka (LeRoi Jones), poète et porte-parole des causes du peuple afro-américain avec Heroes Are Gang Leaders.

  Gerry Hemingway . Afterlife

Auricle Records / Sur Bandcamp

Gerry Hemingway : voix, batterie, divers instruments, production, textes et compositions + contributions de…/ Manuel Troller, Florestan Berset, Christy Doran : guitares / Earl Howard, Sebastian Strinning, Michael Moore : saxophones, anches / Bänz Oester : contrebasse / Linda Egli : violon / Wolfgang Zwiauer : basse électrique / Hannah Wirnsperger : flûte / Ralph Alessi : trompette. Enregistré en Suisse entre 2020 et 2022.

On ne présente plus Gerry Hemingway (né en 1955 dans le Connecticut), batteur et percussionniste hyper-actif dans le domaine des musiques créatives aux USA (avec Anthony Braxton et quantité d’autres) mais aussi en Europe puisqu’il réside désormais en Suisse. Avec Afterlife, il nous ouvre une porte sur son jardin secret dans lequel il cultive une passion pour les chansons de Bob Dylan, Geeshie Wiley, Lou Reed, the Monroe Brothers et le Great American Songbook en général qu’il a souvent chantées. Cette fois, il franchit le pas en devenant auteur, interprète et producteur. Il lui aura fallu quatre ans pour peaufiner ce disque aussi inattendu que passionnant. Un travail souvent solitaire mais pour lequel il aura eu l’aide de nombreux amis musiciens qu’il ne manque pas de remercier pour leur aide, leurs conseils, leurs contributions. La voix chantée/parlée, sensible et chaleureuse, parfois fragile, nous emmène dans un univers sonore composite qui repose sur une maîtrise de l’électronique mais accorde aussi une place importante aux instruments conventionnels, acoustiques et électriques. Inclassable, souvent dans les parages du rock poétique avec une bonne dose d’inventivité et d’audace, Afterlife est une belle surprise pour cette fin d’année 2022. Une nouvelle vie après la Vie.


  François Poitou feat. Pumpkin . Arômes complexes

Yovo Music / L’Autre Distribution

François Poitou : contrebasse, basse / Pumpkin : rap / Maxime Berton : sax ténor, clarinette basse / Olivier Laisney : trompette / Stéphane Adsuar : batterie.

François Poitou feat. Pumpkin . Arômes complexes

François Poitou aurait pu faire carrière dans la finance mais cet ingénieur-contrebassiste a préféré les incertidudes de la carrière de musicien... Quand on aime, on fait des choix. Il dirige par ailleurs un quintet à cordes mais a choisi de travailler avec la rappeuse Pumpkin pour composer ces Arômes complexes. En optant pour un quartet acoustique (à l’exception de la basse électrique parfois), il montre son attachement aux ingrédients fondamentaux du jazz sans instrument harmonique. Les espaces sont assez ouverts pour que cette musique trouve sa propre respiration en intégrant le flow de la rappeuse (en français !) tout en préservant un équilibre qui rend l’écoute agréable et parfois surprenante. Notre attachement au jazz stricto-sensu nous amène à apprécier les grandes qualités des instrumentiques-solistes. Maxime Berton sait trouver la bonne place pour ses anches. Quant à Olivier Laisney, il impressionne une fois de plus par sa capacité à trouver sa voie dans les musiques inventives, que ce soit aux côtés de Magic Malik, de de Sylvain Cathala entre autres, mais aussi dans ses propres formations. Une solide équipe pour une musique insolite.


  Steve Lehman & Sélébéyone . Xaybu : The Unseen

Pi Recordings / Orkhêstra & https://stevelehman.bandcamp.com/campaign/s-l-b-yone

Hprizm (a.k.a. High Priest) : voix (anglais) / Gaston Bandimic : voix (wolof) / Steve Lehman : saxophone alto & sequencing / Maciek Lasserre : saxophone soprano & sequencing / Damion Reid : batterie.

Steve Lehman & Sélébéyone . Xaybu : The Unseen

Steve Lehman est un musicien certainement atypique comme le fut Anthony Braxton à la fin du XXè siècle (et aujourd’hui encore), un pied dans le jazz et l’autre qui pivote entre la musique contemporaine et les cultures populaires souvent rebelles et poétiques. Le groupe Sélébéyone est un des vecteurs de son travail hors des pistes normées. Avec son complice français Maciek Lasserre, il développe le projet interculturel Sélébéyone qui mêle la poésie rap de Hprizm et le flow wolof de Gaston Bandimic aux envolées enflammées des saxophones. Après un premier album sur le même label PiRecordings en 2016 (tout simplement intitulé Sélébéyone), il récidive avec Xaybu : The Unseen toujours avec le soutien actif de Seth Rosner, directeur du label PiRecordings et militant des musiques innovantes qui accueille dans sa maison L’Art Ensemble de Chicago, Henry Threadgill et tant d’autres têtes chercheuses du jazz qui bouge. Avec Steve Lehman, il ouvre une nouvelle voie exploratoire entre les USA, l’Afrique et la France... Dommage que les diffuseurs français n’accordent pas plus de crédit à ce musicien remarquable en lui offrant la place qu’il mérite dans leurs programmations...


  JoVia Armstrong . The Antidote Suite

Black Earth Music Label / www.eunoiasociety.com

JoVia Armstrong : compositions, percussions / Leslie DeShazor : violon électrique 5 cordes /+/ Jeff Parker : guitare / Isaiah Sharkey : basse / Nicole Mitchell : flûte / Amr Fahmy : piano / Yaw : voix / Phenom : textes.

Oyez, braves gens ! L’AACM de Chicago (Association for the Advancement of Creative Musicians) est toujours en vie et poursuit inlassablement son travail de mise en valeur des cultures noires aux USA. La preuve avec cet album paru en juin 2022 sur le nouveau label de la grande flûtiste-activiste Nicole Mitchell (une des chevilles ouvrières de l’AACM) pour découvrir le travail de la percussionniste-compositrice JoVia Armstrong. The Antidote Suite est la bande-son de l’exposition consacrée aux œuvres des artistes du Black Index. Ces artistes plasticiens [1] "s’appuient sur la tradition de l’auto-représentation des Noirs comme antidote aux images colonialistes. Utilisant le dessin, la performance, la gravure, la sculpture et la technologie numérique pour transformer l’image enregistrée, ces artistes remettent en question notre dépendance à l’égard de la photographie en tant que source privilégiée d’objectivité et de compréhension documentaires". JoVia Armstrong a concocté une musique aux ambiances douces et poétiques qui associent sonorités électroniques travaillées avec subtilité aux instruments conventionnels et aux voix chantées ou déclamées. Un subtil alliage que l’auteure qualifie de Retro-Afro-Futurism dans lequel on retrouve en bonne place et souvent en arrière-plan la guitare de Jeff Parker ou la flûte de la divine Nicole Mitchell. Une musique et une musicienne à découvrir en regardant les images de l’exposition dans cette visite virtuelle : www.theblackindex.art/virtual-tour.


  Robert Glasper . Black Radio III Supreme Edition

Loma Vista – Concord / bodega.lomavistarecordings.com/robert-glasper

Robert Glasper : claviers, production /+/ PJ Morton to Estelle, Luke James, Bilal, BJ The Chicago Kid, India.Arie, Alex Isley, et Emily King. Sans plus de précisions.

Robert Glasper . Black Radio III Supreme Edition

À la manière d’Herbie Hancock en son temps, le pianiste-claviériste Robert Glasper associe sa connaissance et sa pratique du jazz à sa passion pour les musiques populaires afro-américaines autour de son projet-concept Black-Radio amorcé aux environs de 2012.
Producteur efficace, il sait tirer les ficelles du tiroir-caisse en ajoutant une Supreme Edition à son album Black Radio III paru en début d’année 2022. Une version augmentée de compositions aux textes "explicites" (explicit lyrics) comme on dit Outre-Atlantique, donc déconseillés aux oreilles chastes et sensibles ! Il faut bien admettre que sa musique est bigrement efficace avec un bel équilibre entre les voix et les parties instrumentales qui résultent d’un travail de studio parfaitement abouti. Le jazz n’est présent qu’en filigrane mais reste un composant homéopathique (donc vital) de cette musique qui porte en elle les ingrédients combattifs de la culture afro-américaine. Pour ne pas danser idiot !?


  Makaya McCraven . In These Times

Nonesuch / www.nonesuch.com/makaya-mccraven & Bandcamp.com/in-these-times

Makaya McCraven : production, batterie, sampler, percussion, tambourin, baby sitar, synthés, kalimba, vibraphone, wurlitzer, orgue / Junius Paul : contrebasse, percussion, basse électrique, petits instruments / Jeff Parker : guitare / Brandee Younger : harpe / Joel Ross : vibraphone, marimba / Marta Sofia Honer : alto / Lia Kohl : violoncelle / Macie Stewart, Zara Zaharieva : violon / Greg Ward : sax alto / Irvin Pierce : sax ténor / Marquis Hill : trompette, bugle / Greg Spero, Rob Clearfield : piano / Matt Gold : guitare, percussion, baby sitar / De’Sean Jones : flûte.

Makaya McCraven . In These Times

Makaya McCraven est né à Paris en 1983. Son père n’est autre que Steve McCraven, fidèle batteur d’Archie Shepp et de beaucoup d’autres. Avec une mère chanteuse et flûtiste, la hongroise Ágnes Zsigmondi, le jeune Makaya a grandi dans la musique et le jazz en particulier. Aujourd’hui, on le retrouve plutôt du côté de Chicago où il côtoie des musiciens importants de la Windy City, ce qui nous ramène peu ou prou à l’AACM que nous évoquions plus haut avec JoVia Armstrong et le guitariste Jeff Parker, présent dans ces deux albums. Musicien éclectique, on peut le retrouver aussi bien dans le milieu de la musique improvisée (je l’ai découvert improvisateur dans le projet (Twins-The Bridge#0- à Brest en octobre 2017->article3209]...) qu’ici, dans le contexte beaucoup plus électro/ambiant de cet très mœlleux "In These Times". Cet album est le fruit d’un travail de studio très abouti qui aura demandé plus de 7 ans de maturation. Une musique assez linéaire qui développe des atmosphères souvent nébuleuses mais où la mélopée rythmique est toujours présente. Sur fond de cordes, de harpes et de flûtes, des mélodies émergent en révélant l’esprit résolument multiculturel qui anime Makaya McCraven dans l’élaboration de sa musique. Au fil des écoutes, on s’aperçoit que les solistes ont été inspirés par l’esprit du projet (Jeff Parker, Marquis Hill et les autres...). Cet album ne dérangera pas vos voisins, ne vous empêchera pas de dormir, ne soulèvera sans doute pas de grandes passions mais il possède ce "je ne sais quoi" d’envoûtant qui rend sont écoute très agréable...


  Gianluca Petrella & Cosmic Renaissance . Universal Language

Schema Records . Bandcamp.com/universal-language

Gianluca Petrella : trombone, synthétiseur, son et arrangement / Mirco Rubegni, trompette / Riccardo Di Vinci : basse électrique et contrebasse / Simone Radonavi : percussion / Federico Scettri : batterie et sampler /+/ Soweto Kinch : saxophone et voix / Anna Bassy : voix / Dj Gruff : beatmaking / Beppe Scardino : saxophone et clarinette / Pasquale Calò : saxophone / Vanja Contu : harpe. Enregistré récemment à Milan, Turin et Vérone (Italie).

Gianluca Petrella & Cosmic Renaissance . Universal Language

À l’instar de Makaya McCraven, on imagine que le tromboniste italien Gianluca Petrella a passé de nombreuses heures en studio, un casque rivé sur les oreilles pour peaufiner son Langage Universel (Universal Language). Il s’agit là avant tout d’une musique de groupe (un quintet) avec un important recours aux dispositifs électroniques qui placent largement la rythmique en avant. Les soli souvent brillants émergent, en particulier ceux du leader dont on connaît les grandes qualités (aux côtés d’Enrico Rava ou Giovanni Guidi par exemple...). Les solistes invités viennent souligner la diversité des ambiances au fil des plages : le rap et le saxophone de Soweto Kinch dans Universal language, la voix d’Anna Bassy dans le nébuleux Connections. Comme chez Makaya McCraven, on remarque que la harpe est très tendance. Elle est présente ici aussi pour égrener des notes évanescentes sous les doigts de Vanja Contu. Cette musique ne plaira assurément pas à tous les amateurs de jazz "naturel" et acoustique mais elle est bien ancrée dans son temps et destinée, sans doute, à un nouveau public... Quoi qu’il en soit, Gianluca Petrella mérite notre attention.


Concluons ce petit panorama du jazz en équilibre sur ses marges avec un enregistrement réalisé en concert lors du festival Sons D’Hiver et publié Outre-Atlantique sur 577 Records. C’était au Kremlin-Bicêtre (Paris) le 1er février 2019. Encore une occasion de rappeler que ce festival est un des rares à accorder une place aux musiques créatives afro-américaines dans une France devenue bien trop egocentrée sur le plan du jazz.

  Heroes Are Gang Leaders . LeAutoRoiOgraphy

577 Records / https://577records.bandcamp.com/album/leautoroiography

Thomas Sayers Ellis : poète leader / James Brandon Lewis : saxophone ténor / Luke Stewart : contrebasse / Melanie Dyer : alto, voix / Nettie Chickering : voix / Jenna Camille : piano, voix / Randall Horton : poète / Devin Brahja Waldman : saxophone alto, synthé / Bonita Lee Penn : poètesse / Heru Shabaka-ra : trompette / Brandon Moses : guitare / Warren "Trae" Crudup, III : batterie.

Donc, dans le cadre du festival Sons D’Hiver 2019, ce gang de musiciens et de poètes rendait un hommage brûlant à un autre grand poète de la culture afro-américaine, Amiri Baraka (LeRoi Jones). " Heroes Are Gang Leaders [un groupe qui a] le même franc-parler qui va dans tous les sens, qui fait absolument de tout une cible et qui libère ce qu’il touche, c’est un rassemblement des tribus, une assemblée et un assemblage de poètes et de musiciens qui utilisent les mêmes armes miraculeuses , comme le disait Aimé Césaire, un proche de Baraka/Jones. A Paris, HAGL l’a fait. Ils ont trouvé l’asile, l’avant-poste. Ils ont tiré de toutes leurs langues "... écrit Alexandre Pierrepont à l’on doit le texte qui accompagne cet album. Il s’y connaît, lui, dans la construction de ponts culturels entre les musiciens afro-américaions et européens puisqu’on lui doit le projet d’échanges trans-atlantiques The Bridge. À la différence d’une grande partie des albums présentés plus haut, celui-ci restitue le son brut et authentique du concert, sans les artifices du studio. On est là où la musique se construit, où la parole agite et pose son ciment granuleux entre les textes et les voix instrumentales... On notera particulièrement la présence du saxophoniste ténor James Brandon Lewis, toujours là où il faut, dans des situations où il peut donner avec générosité tout son potentiel d’instrumentiste... Ce n’est pas mon ami Jean Buzelin qui me contredira ! À écouter, évidemment.


J’aurais pu ajouter à cette revue l’album très réjouissant, chantant, rappant du Trondheim Jazz Orchestra avec le trio Gurls. Je vous renvoie à la chronique d’Yves Dorison publiée le 24 octobre 2022 sur CultureJazz.

[1Dennis Delgado, Alicia Henry, Kenyatta A.C. Hinkle, Titus Kaphar, Whitfield Lovell et Lava Thomas. - www.theblackindex.art -.