Mardi 30 janvier 2024

L’agglomération lyonnaise était en effervescence ce soir-là avec les agriculteurs. L’autoroute était bloquée au sud de Lyon à la hauteur de Pierre-Bénite et au nord à celle de Limonest. Nous ne savons pas d’où venaient les invités, habituellement ils partagent leur temps entre Berlin, Istanbul, Paris et Strasbourg. Heureusement lorsque nous intégrons la petite salle où tout va se jouer, le violoncelle de Anil Eraslan et le tanbur de Merve Salgar sont bien présents sur la scène. On sait que rien n’est gratuit par principe, mais ce concert au Périscope l’est, on peut y entrer les mains dans les poches. Nous accomplissons la traversée du festin dans ce jardin d’hiver avec le duo, à la suite d’un extrait de leur album "Velvele" écouté par le truchement d’une vidéo. Ce n’est donc pas en totale terre inconnue que nous entamons les premiers signes de reconnaissance, bien que ceci n’effrayerait nullement notre curiosité.
Très rapidement les cordes convergent pour mieux se confondre, en une harmonie quasiment cosmique. À eux deux ils monopolisent la finesse, la précision, appliquées par un doigté instrumental implacablement décisif. Le système des liaisons atteint vite sa plénitude, une compénétration s’installe entre les improvisations passagères et la tradition anatolienne, excellemment rodées sur le plan structurel. Il s’agit à ce niveau d’une étape de quiétude pour l’écoute, faite d’un apaisement méditatif auprès de ce parcours des profondeurs imprégné d’articulations assurément construites.

Ne pas trop en faire cela correspond aussi à la justesse de cette épreuve. La règle de jeu consiste à éviter qu’une menace plane vers une production gonflée à outrance sur la pression du cordage. Mais ils conservent l’essentiel du substrat pour qu’il puisse se révéler dans ce qu’il est devenu au fil des minutes, un exercice féérique. Il n’y a aucun gaspillage dans cette proclamation musicale où la générosité reste voluptuaire d’un bout à l’autre. Ils développeront une véritable intrusion dans des espaces remplis de collusions subtiles en ricochets instrumentaux à la proportionnalité actée sans aucun trucage électronique mondain.
La voix de Merve Salgar apparait dans de brèves interactions, elle draine avec elle une multitude de sentiments, à l’expression profondément sensible pour cette soirée à visage humain. Nous défilons au travers d’une peinture d’émotions avec cette double armature organisée d’une agile faculté irréversible, pour dépasser les habituelles barrières infranchissables que l’on retrouve aux frontières de l’intolérance. Qui mieux que Edward Hyams sait traduire cette sorte de paradis perdu que nous retrouvons durant les différentes échappées intentionnelles que les instrumentistes mettent en forme ici : « En tout un chacun, il existe un pays mental et spirituel qui lui est propre, une sorte d’environnement idéal formé pendant l’enfance. Adulte, on recherche un décor "réel" qui lui ressemble ; bien sûr, seule une infime minorité est en mesure de dépasser, sur le plan sensible, le stade de la survie. » Par ces aspects nous retrouvons avec eux les repères précieux. La destination musicale ne nous autorise pas à accomplir les mouvements d’une danse culturelle. Tout se place du côté du travail de la mémoire, nous y sommes invités scrupuleusement sans injonctions, car on se retrouve dans cet axe de manière tacite, propulsés sur un rythme intérieur puissant dont l’invisibilité première peut se révéler implicitement lorsqu’on les écoute déposer les notes comme des pétales.
Nous quittons les lieux aussi librement que nous y sommes entrés, mais instruit par ce que nous venons d’entendre et le bien-être qu’il procure. Notre désir fut assouvi autant que garanti dans ce temps suspendu au canevas musical.


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