Trois disques entre créativité du jazz et énergie du rock.

Mission délicate : commenter de trois disques centrés sur des guitaristes qui se tournent vers les univers de la rock-music en s’éloignant des références de la "guitare jazz". Bien sûr, depuis longtemps, certains de nos spécialistes de la six cordes électrique revendiquent l’héritage d’Hendrix, voire de Jeff Beck ou Frank Zappa. Cette fois, nous allons être entraînés dans un autre "ailleurs" avec Philippe Gordiani qui a décidé de fouiller dans les compositions étranges de Syd Barrett, l’âme folle du premier Pink Floyd, musicien dérangé et génial, "viré" en 1968 par ses co-équipiers pour humeur incompatible avec les exigences du collectif. Olivier Benoît donne libre cours à ses envies de composition dans le cadre du groupe Happy House. Lui qui consacre tant d’énergie à la direction "gestuelle" du "big-big-band" d’improvisation, La Pieuvre est ici en quête de la mélodie perdue. Quant à Marc Ribot, il est tel qu’on l’attend : dans un rôle de "post-tout" : post free, post punk, post disco, post-latino. Ravageur, sinon ravagé par une folie créatrice souvent déconcertante et une sensibilité écorchée.

I-Overdrive Trio - "Hommage à Syd Barrett"
Cristal records - distribution Abeille Musique

De ces trois disques, c’est finalement le trio de Philippe Gordiani, I-Overdrive qui propose la musique la plus paisible. Membre du collectif Imuzzic autour du batteur Bruno Tocanne, il reste proche des modèles esthétiques défendus par ces musiciens lyonnais avec une prédilection pour les structures triangulaires originales [1]. Là, il s’agit d’un trio atypique guitare, trompette, batterie. Parmi les compositions plus ou moins célèbres qui figurent dans cet album, on retrouve Astronomy Domine, Interstellar Overdrive, Flaming, Mathilda Mother... (de l’album The Piper at the Gates of Dawn du Floyd). Dans le I-overdrive trio, Bruno Tocanne assure une gestion ferme, souple et souvent aléatoire du tempo, attentif au chant de la tompette (ou bugle) de Rémi Gaudillat, musicien qui révèle un peu plus son potentiel à chaque enregistrement. Philippe Gordiani tisse une trame électrique souvent diffuse (Golden Hair) sans chercher à se mettre particulièrement en valeur même dans les thèmes plus sauvagement rock (It’s no good trying). Son travail n’est pourtant pas simple dans ce trio !

Happy House - "Inoxydable"
Circum-disc 2008 - dist. Les Allumés du Jazz...

Autre groupe, autre collectif : Happy House (créé en 1992) émane de l’association Circum, à Lille. Plus qu’un quartet comme on l’entend dans le jazz, cette formation cultive une esthétique de groupe de rock "compact". Dans cette joyeuse maison, l’ambiance est tendue : le feu couve sous le terril et une musique carbonique s’échappe des rouages de cette mécanique surprenante. En d’autres termes, ce disque Inoxydable est mat, métallique et tranchant : les solistes (O. Benoît en particulier) s’expriment avec une liberté qui ne laisse pas de place aux concessions charmeuses. Les mélodies minimales qui se dégagent des thèmes sont laminées au marteau pilon dès que monte la tension (Chair)... Il faudra attendre Abyme, introduit superbement par la contrebasse de Nicolas Mahieux, pour que des espaces s’ouvrent et que l’atmosphère s’aère en rendant plus lisibles les différentes voix (le saxophone de J. Favreuille en particulier). "S" apparaît ensuite comme une oasis de douceur et de calme : la lumière est là, la sérénité aussi... Les fenêtres de "l’Happy House" s’ouvrent...

Marc Ribot’s Ceramic Dog - "Party Intellectuals"
Yellowbird Enja - dist. Harmonia Mundi

Le guitariste américain Marc Ribot revient en trio. Après des tentations cubaines (le groupe Los Cubanos Postizos), des explorations en solo, un hommage à Giancento Scelsi pour orchestre de chambre, il propose une sorte de power trio aussi improbable qu’inclassable. De plage en plage, le dépaysement est assuré avec une constante : la rage extravertie d’un guitariste également vocaliste. Tantôt dandy désinvolte (Todo El Mundo Es Kitsch), tantôt punk survolté (Break on Through, le tube des Doors en ouverture) il balance sans complexes un thème "dance-latino-techno" : Fuego ! Comme en témoignait le DVD d’Anaïs Prosaïc (The Lost String) publié en 2007, Marc Ribot est un personnage complexe mais attachant car totalement investi dans une démarche créative très ouverte. En contrepartie, on pourra adorer un de ses disques et détester le suivant... C’est sans doute ce qui se produira avec cette nouvelle bombe (ou pétard mouillé... question de point de vue !).

Toutefois, des questions émergent à l’écoute de ces trois disques.

A tant vouloir sortir des couloirs du jazz pour chercher dans les voies du rock, ne va-t-on pas vers un appauvrissement du répertoire ?

Qu’il s’agisse des compositions de Syd Barrett, des originaux de Happy House ou de Marc Ribot (avec un éclectisme exacerbé dans son cas), la thématique se révèle en général assez simple, voire pauvre, sur le plan harmonique et rythmique : la pop et le rock ne s’embarrassent pas de sophistication d’écriture et souvent les textes associés comblent ces espaces vides. La forme prend alors le dessus pour donner corps à ces musiques : variété (et richesse) des déclinaisons des échanges à trois voix pour I-Overdrive ; âpreté et sévérité des climats pour Happy House ; travail du son, multiplication des instruments, recours à des invités, ruptures et dérision pour Marc Ribot.

Ne risque-t-on pas alors de laisser le son dominer la musique ?

On notera au demeurant la qualité technique sert bien ces trois enregistrements. Il faut alors écouter ces formations en concert pour apprécier complètement le sens de leur travail.

Voici donc trois univers à découvrir pour explorer de nouvelles voies et s’il faut décerner une palme, nous remarquerons plus particulièrement la démarche d’I-Overdrivre trio pour l’originalité de la formule instrumentale, le parti-pris (Syd Barrett) et la qualité des échanges entre trois solistes aguerris à pratique collective en petite formation. Toutefois, aucun de ces trois disques ne peut laisser indifférent : c’est déjà une qualité !

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> Happy House : "Inoxydable" - Circum-disc 2008 - CIDI 801 - Vente en ligne sur http://www.circum-music.com - distribution : Les Allumés du Jazz ; Improjazz ; Metamkine

Olivier Benoît : guitare, compositions / Julien Favreuille : saxophone / Nicolas Mahieux : contrebasse / Jean-Luc Landsweert : batterie

01. Incus / 02. Chair / 03. Disjonction / 04. Soma / 05. Hypotension / 06. Germen / 07. Abyme / 08. Inoxydable / 09. S. / 10. Putamen

enregistré du 30 octobre au 2 novembre 2007.


> Liens :

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> I-Overdrive trio : "Hommage à Syd Barrett" - Cristal Records CRCD 0821 - distribution Abeille Musique.

Philippe Gordiani : guitare / Bruno Tocanne : batterie / Rémi Gaudillat : trompette, bugle

1. Flaming (syd barrett) / 2. it’s no good trying (syd barrett) / 3. if it’s in you (syd barrett) / 4. astronomy domine (syd barrett) / 5. baby lemonade (syd barrett) / 6. long gone (syd barrett) / 7. wolfpack (syd barrett) / 8. terrapin (syd barrett) / 9. matilda mother (syd barrett) / 10. interstellar overdrive (s. barrett - n. mason - r. waters - r. wright) / 11. octopus (syd barrett) / 12. golden hair (syd barrett)

enregistré à Lyon en décembre 2007.


> Liens :

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> Marc Ribot’s Ceramic Dog : "Party Intellectuals" - Yellowbird / Enja yeb 7707 2 - distribution Harmonia Mundi. (parution 29/05/2008)

Marc Ribot : guitares, vocaux / Shahzad Ismaily : basse, synthetiseurs, vocaux / Ches Smith : batterie, percussions, électronique, vocaux

01. Break on through / 02. Party Intellectuals / 03. Todo el Mundu es kitsch / 04. When we were young and we were freaks / 05. Digital handshake / 06. Bateau / 07. For Malena / 08. Fuego / 09. Girlfriend / 10. Midost / 11. ShSh ShSh / 12. Never Better

Enregistré à Brooklyn, New-York en octobre 2007 -


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[1On se réfèrera au trio Résistances dans une forme plus conventionnelle (saxophones, basse, batterie) ou au trio New dreams Now (trompette, sax, batterie).