Dans la série "Jazz divagations".

Oh, déambuler dans Paris à cette époque, c’était pour moi le même trajet ou presque, en fonction des musiciens qui se produisaient dans les clubs de jazz des rues Saint-André-des-Arts et de la Huchette où on n’avait que l’embarras du choix. Lorsque resurgissent les souvenirs, immanquablement trois lieux désormais mythiques se détachent : le Riverbop, le Caméléon et Le Chat qui pêche ; trois noms les accompagnent : Jacqueline Ferrari, Pascal (on ne connaissait que son prénom) et Madame Ricard (connaissait-on son prénom ?).

Seul ou avec Michel mon copain d’avant de maintenant de toujours, il y avait parfois de ces nuits on ne savait pas où tourner nos oreilles heureusement avec le bouche-à-oreille et quelques fois le bouche-à-bouche quand on rencontrait des bonnes copines mais attention on ne se laissait pas trop distraire on était renseigné sur les évènements les rencontres imprévues les bœufs en cours ou à venir les surprises de dernière minute surtout quand il y avait des orchestres américains et que les musiciens venaient faire la fête et jouer jusqu’à l’aube en des jam-sessions quelques unes mémorables…

C’est ainsi que pendant une pause, j’ai eu l’occasion de connaître et de parler avec ce merveilleux guitariste belge qu’était René Thomas, ses yeux cachés par ses lunettes aux verres en tessons de bouteilles et moi qui ne suis pas du tout bande dessinée il m’a parlé beaucoup de BD et peu de musique, beaucoup de son fils qu’il voyait peu à cause de ses engagements, ce qu’il regrettait, je suis allé saluer Michel Graillier et Aldo Romano à qui Jacqueline disait allez messieurs on reprend… tandis que j’apercevais, sages, les gamins Jacques Thollot et Simon Goubert qui espéraient qu’on les inviterait à faire le « bœuf »…

Humair-Louiss-Ponty
Un trio mythique...

Une autre fois, je suis allé écouter le trio HLP, autrement dit Humair - Louiss - Ponty au Caméléon plein comme un œuf ce soir-là comme les autres d’ailleurs. En plein milieu du premier set arrive bruyamment un américain blanc avec une femme qui a tout l’air heu d’une pute. Sitôt installé le type continue à brailler malgré les nombreux chut et regards signifiants qu’il faut se taire et écouter d’autant que la musique est quasiment géniale ; qu’importe le type continue de hurler alors que les musiciens jouent de plus en plus fort sans résultat ; alors Daniel Humair fait signe à ses partenaires qui décident de jouer de moins en moins fort si bien qu’on entend de plus plus les braiements du connard et qu’alors ensuite la musique s’arrête dans un parfait silence… sauf le fort en gueule, on n’entend plus que lui qui étonné s’arrête lui aussi… alors Humair compte un deux trois quatre et la musique reprend et le mec déguerpit sans demander son reste… soirée mémorable… comme quelques autres, au Chat qui pêche, George Braith et Alan Shorter, le premier jouant de son « braith-horn » au double son simultané, le deuxième, frère aîné de Wayne, soufflant inépuisablement la même note sur la peau de la caisse claire de la batterie, ou encore le grand (dans tous les sens du terme) Dexter Gordon occupant pendant près de vingt minutes le seul w.c. qui après la sortie du musicien ressemble à une usine dont la cheminée est bouchée et que la fumée stagne à l’intérieur et où flotte une odeur si particulière si vous voyez ce que je veux dire… Je me souviens aussi d’Aldo Romano avec une grosse moustache dans le groupe de Bernard Vitet, de la gentillesse des contrebassistes Beb Guérin et de Jean-François Jenny-Clark (aujourd’hui disparus et auxquels je pense souvent avec toujours la même émotion).

Une autre fois avec un autre ami dont j’ai perdu la trace nous allons au Blue Note qui se trouvait rue d’Artois et dont le patron s’appelait Ben Benjamin, pour écouter le Martial Solal trio, avec Guy Pedersen et Daniel Humair. Je me souviens que ce devait être en février, 62 ou 63 (là j’avoue un trou), qu’il faisait un froid de loup et que des radiateurs électriques étaient disposés entre les tables. Vers la fin du premier set, arrive un groupe de femmes parmi lesquelles je vous le donne en mille et même moins que cela : Marlène Dietrich, oui, elle-même, revêtue d’un superbe manteau de fourrure, ces dames s’installent à une table à côté de la nôtre et au bout de quelques minutes Marlène se lève, vient vers le radiateur et le ferme sans dire un mot, sans un regard vers nous… je dis au copain qu’elle aurait pu nous demander notre avis et malgré ses recommandations prudentes je me lève et je remets le radiateur en marche ; ça n’a pas trop tardé la star toujours dans son superbe manteau plein de poils se lève de nouveau et sans un regard vers nous un peu inquiets clac referme le radiateur et retourne à sa table ; ah non, si madame a trop chaud elle n’a qu’a ôter sa houppelande ; je me relève et crac rallume en attendant la suite des événements qui ne tardent point car la belle Marlène se rapproche de nouveau et là armé de mon plus beau sourire bien que mon cœur bâtit bien fort je lui dit sur un ton empreint de la plus extrême gentillesse : « si vous avez trop chaud, Madame, vous n’avez qu’a enlever votre manteau »… ce qu’elle fait immédiatement avec un sourire un peu crispé dont bien sûr je garde un souvenir ému les jambes encore un peu flageolantes à cette évocation tant j’avais craint une gifle humiliante en regard d’un tel crime de lèse-majesté… comme quoi les légendes !.

## © Jacques Chesnel (Jazz divagations) ##