Coutances, petite ville dans l’année et capitale du jazz en mai, a retrouvé le calme. La fête est terminée et les cloches de la cathédrale peuvent à nouveau sonner à toute volée et en toute liberté sans s’immiscer dans le jeu des musiques vivantes qui ont habité la ville pendant une semaine plus que remplie.
Au final, une édition d’une dimension exceptionnelle par la qualité de son contenu artistique. Chaque jour a apporté ses moments de bonheur qui ont fait battre les cœurs, donné le sourire et suscité des échanges.
Le critique dira sans doute qu’il n’y a eu ni grandes découvertes ni révélations au cours de cette 28ème édition. Certes, comme chaque année, on pense à ces musiciens qui seront encore restés dans l’ombre et auraient tant aimé briller "sous les pommiers". Pour le spectateur lambda, de toute manière, la découverte du programme était une plongée dans un vaste inconnu. La révélation des uns ne sera souvent que la confirmation d’un talent pour d’autres, voire la déception que le concert d’ici ait été moins brillant que celui de là-bas... Quoi qu’il en soit, l’écoute de cette musique vivante et vibrante aura été une belle occasion de confronter des points de vue. Et c’est ce que nous allons faire ici, en plusieurs volets, puisque
Il reste en mémoire la présence de quelques stars qui auront donné chacune le meilleur, bercées par la qualité de l’accueil du festival avec une prise en charge des musiciens "aux petits oignons". On ne dira jamais assez que, derrière la face publique de l’artiste, il y a un humain dépendant du contexte. Selon le cas, il sortira les griffes pour se préserver, comme le fit Branford Marsalis (saxophones) qui poussa les exigences au-delà de l’acceptable à Coutances en 1991 et se montra, cette année, beaucoup plus ouvert et serein (une partie de golf en guise de balance, ça détend !) pour un concert très pro, grand luxe et sans failles avec un quartet où le jeune Justin Faulkner fit sensation à la batterie en remplacement de Jeff "Tain"Watts.
Ahmad Jamal, en grande forme, joua véritablement
Dave Holland, lui, compte ses passages à Coutances comme un collectionneur pointilleux... et c’est visiblement un plaisir de revenir. Le large sourire du plus américain des contrebassistes britanniques attestait d’une vraie envie de jouer. Idem pour ses compagnons, au premier rang desquels Chris Potter (saxophones) assura un service maximum. Concert de très haut niveau, là encore, avec une musique pleine (trop pleine, peut-être) et dynamique, souvent funky. On peut regretter que cette densité organisée ait remplacé le désordre plus diffus du passé... Nostalgie des temps plus libres, sans doute !
Pour son versant jazz (nous avons choisi cette option en délaissant les musiques cousines également au menu), cette 28ème édition de Jazz sous les Pommiers avait en dominante la présence de grandes formations. Un choix courageux dans une période où l’économie de la culture pourrait conduire à des restrictions budgétaires. Grandes formations, oui, mais sans véritable big-band, dans la tradition du jazz. Les formules évoluent, la musique se pare de nouvelles couleurs : exotismes et/ou références aux musiques savantes occidentales. Ainsi, Carine Bonnefoy a constitué un orchestre symphonique "de poche" (18 musiciens tout de même) pour donner vie aux compositions et arrangements à l’exotisme assez subliminal (ses influences polynésiennes). Voix, cordes, vents et section rythmique, swing sophistiqué et compositions travaillées sont les composantes d’un projet qui méritera sans doute d’être affiné, élagué peut-être, mais s’avère néanmoins prometteur en l’état... Si notre avis se veut positif, Yves Dorison a une autre perception que vous lirez dans notre second volet.
En terme de cohésion du projet dans le cadre d’une création, Jean-Rémy Guédon, saxophoniste et leader, a trouvé le bon équilibre en associant des percussionnistes chanteurs béninois et antillais à sa formation Archimusic. Une osmose très réussie grâce, en particulier, à la contribution de l’excellent trompettiste Nicolas Genest (auteur d’une partie des arrangements) qui a su faire le lien entre les cultures (l’orchestre comprend aussi une section de bois : basson, clarinettes, hautbois). Mission accomplie et public captivé par une musique qu’on pourrait situer quelque part entre certaines œuvres de Yusef Lateef, l’Africa Brass de Coltrane et les assemblages poly-culturels de Kip Hanrahan.
Grande formation et grande forme encore pour Henri Texier qui, à l’invitation du chef d’orchestre Dominique Debart, avait accepté avec joie d’associer son Red Route Quintet aux cordes de l’Ensemble / Orchestre de Basse-Normandie. Si la liberté de jeu en petite formation (qui inclut ici le remarquable Carlo Nardozza -trompette-) passe au second plan, la formule permet de profiter des arrangements d’Anahit Simonian, une arménienne d’origine qui sait écrire avec légèreté et souplesse. Un exercice difficile pour un orchestre à cordes dans le jazz mais une réussite au final... Standing ovation (une spécialité coutançaise : ne reprochons pas au public sa chaleur et son sens de l’écoute. C’est réconfortant !).
Ce festival connut deux moments d’exception, le genre de concert qu’on ne vit que très exceptionnellement (le bonheur rare !). Il y eut tout d’abord le retour en trombe du Willem Breuker Kollektief pour son troisième passage à Coutances, le précédent nous ramenant à 1989 ! Si le concert du Mans en 2007 avait laissé un sentiment de tristesse en l’absence du leader luttant contre la maladie, les trois sets de ce 17 mai 2009 furent plus qu’une re-naissance : une véritable consécration de la force et de la créativité d’une formation qui, non seulement, détient une record de longévité, mais se place à nouveau dans l’élite mondiale du jazz et des musiques créatives avec, on s’en réjouit, un leader totalement retrouvé ! Jean Buzelin [1] reviendra prochainement sur ce concert et ce qui fait la grande force de cette formation unique. Mais nous nous devons ici de lancer un appel aux organisateurs, diffuseurs de musique vivante : ne cherchez pas ailleurs, et ne passez pas à côté de l’essentiel pour céder aux sirènes de la facilité et de la mode , engagez le Kollektief !
Le must, le nectar diabolique de cette 28ème édition, on le doit à Django Bates, véritable génie des musiques de notre temps, tous styles confondus (il les brasse allègrement d’ailleurs !). Pianiste, spécialiste des claviers, compositeur, arrangeur, chanteur, joueur de saxhorn, Bates et une sorte de Merlin l’Enchanteur qui concocte dans son creuset les assemblages les plus invraisemblables avec l’aide de la fée Josefine Lindstrand (sirène à la voix simplement cristalline) et de toute une troupe de lutins joueurs et débonnaires : les excellents élèves du Rythmic Music Conservatory de Copenhague (StoRMChaser...RMC). Sans "se prendre la tête", sans jouer les créateurs torturés, Django Bates fait monter la vapeur, agite les flots de créativité bouillonnante avec un humour ravageur et nous sert une des musiques les plus ludiques de notre temps. Unique et sidérant... presque insolent et cruel pour tous ces musiciens qui jouent de l’orchestre sans gagner la partie. Lui, remporte le gros lot : jackpot !
Le disque nous avait enthousiasmé, le concert va encore plus loin et Yves Dorison n’est pas moins enthousiaste, vous le lirez !
Le jazz s’est décliné aussi dans des formules plus réduites.
Le quartet d’Éric Séva a confirmé sur scène toutes les qualités ressenties à l’écoute de son dernier disque (lire la chronique). La tension était perceptible chez ce musicien sensible et les prochains concerts gagneront sans doute en souplesse : le potentiel de cette formation doit permettre de créer des espaces de liberté pour que la musique respire mieux.
On regrettera sans doute que l’excellent quintet bas-normand Renza-Bô ait dû ouvrir le festival dans le Magic Mirrors, salle très perméable aux bruits extérieurs, ce qui n’est pas idéal pour la concentration, surtout que le trompettiste Pierre Millet apporte sans cesse de nouvelles compositions d’où quelques défauts de rodage... et de jeunesse ? La prestation, en invité, du saxophoniste Andy Sheppard n’aura pas apporté grand chose à ce concert. On attend une programmation de Renza Bô, dans de meilleures conditions d’écoute : ils le méritent amplement.
Grosse déception lors de la soirée "italienne" du mardi 19 mai. Après le pianiste Stefano Bollani, qui cultive dorénavant en solo une image d’entertainer, de clown virtuose et de crowner et le quartet de Gianluca Petrella (trombone) pas vraiment convaincant malgré un contrebassiste très efficace et pertinent (Paolino Dalla Porta), les souvenirs s’effaceront vite.
Contrebassiste, compositeur et leader, Stéphane Kerecki avait choisi de présenter son trio-quartet qui inclut le saxophoniste Tony Malaby, quatrième pôle du triangle initial. Cette formule est déjà bien rôdée puisqu’un enregistrement (remarquable et... indispensable - lire la chronique) est déjà commercialisé. L’ensemble fait preuve d’une science indéniable du jeu collectif basé sur des compositions simples (trop simples diront certains) en privilégiant les échanges entre les voix. Un très beau concert qui n’évite pas une certaine austérité sans doute. Tony Malaby, tout entier centré sur la musique n’est pas vraiment extraverti sur scène !
Un coup de projecteur s’impose sur deux "concerts du midi", une heure ni facile ni habituelle. Pour preuve, le "bonsoir" par lequel les musiciens introduisent leur concert avant de se reprendre ! Émile Parisien Quartet a enthousiasmé le public avec sa musique expressionniste qui comporte un sens de la dramaturgie qui n’est pas sans rappeler Stravinsky (Le Clown tueur de la fête foraine, un titre qui fait penser à Petrouchka). (Pour plus de détails sur les qualités de ce quartet, lisez la chronique de Michel Delorme à propos de leur second album et le compte rendu de leur concert au Mans par Alain Gauthier).
Autre pause méridienne, le lendemain, pour se laisser envelopper par la musique sensible du pianiste Ronnie Lynn Patterson. Tel un troubadour, ce musicien voyageur n’emporte avec lui que ce qui fait l’essentiel du jazz : un feeling chaleureux, un sens du swing suggéré et léger, un toucher fin et rare... Avec la complicité de Michel Benita (contrebasse) et de François Moutin (batterie), il a proposé une déclinaison simplement brillante du trio.
Pour conclure ce premier aperçu du festival Jazz sous les Pommiers, version 2009, on retiendra la belle leçon de jazz inspiré, espiègle, plein de finesse et de vitalité donnée par le guitariste Philip Catherine. En alliant le flegme britannique hérité de sa mère et son auto-dérision belge, ce musicien exceptionnel a su communiquer à la salle enthousiaste et souvent hilare son sens du swing et un feeling digne des très grands du jazz. Il sait aussi jouer des contrastes jusque dans sa prestation en solo-double (oxymore belge ?) avec la complicité adroite d’un "petit enregistreur numérique" dont il sait utiliser le potentiel de manière très distanciée et ludique. Du grand art, indiscutablement avec la complicité de Philippe Aerts (contrebasse) et de Mimi Verderame (batterie).
A suivre...
> Lien :
[1] Rappelons que Jean et Françoise Buzelin sont les auteurs du livre Willem Breuker ; Editions Parenthèses - Collection Mood Indigo - 1996.