Bien qu’il ait publié un grand nombre de disques, le guitariste Joe Morris reste trop méconnu. Jean Buzelin a sélectionné quatre de ses albums : un régal !
Si ma mémoire est bonne, j’ai découvert le nom et la musique de Joe Morris vers 1995, sur deux disques Leo, l’un en quartette avec le saxophoniste Rob Brown, l’autre en solo. Et je me suis immédiatement posé la question (bête ?) : est-il noir ou blanc. Il porte en effet le même nom qu’un célèbre trompettiste et chef d’orchestre noir des années 40/50, et rien dans son jeu ne donne une indication fiable sur ses origines, son héritage, son parcours. J’apprenais ensuite qu’il était blanc et l’assimilait déjà à ces grands musiciens qui ont su dépasser et transcender ces catégories raciales et culturelles, je pense à Kenny Burrell (autre grand guitariste), à Roswell Rudd ou à Steve Lacy par exemple. Je rédigeais une courte notice sur lui dans Jazzman en avril 97, pour le “Guide des nouveaux talents“ — il avait alors 42 ans !
Né à New Haven (Connecticut) en 1955, Joe Morris apprend la guitare à l’âge de 14 ans puis entreprend des études musicales sérieuses. Il joue du rock, puis du jazz, et forme son premier trio en 1977. Il se produit en Europe en 1980 et fonde, l’année suivante, son propre studio et sa maison d’édition, Riti, enregistrant sur son label son premier LP. Il entame alors une collaboration de six années avec le légendaire pianiste Lowell Davidson et joue avec des gens aussi différents que Billy Bang, Andrew Cyrille, Peter Kowald, Butch Morris… En 1987, le guitariste passe par New York avant de se fixer à Boston deux ans plus tard.
Joe Morris, qui joue avec ses propres trio et quartette, appartient à une “famille“ de musiciens qu’on retrouve fréquemment aux travers d’enregistrements : Roy Campbell, Whit Dickey, Matthew Shipp (voir 06/04/2009), William Parker, pour qui il est « l’un des passeurs les plus importants de notre époque », Joe et Mat Maneri, Steve Lantner, Daniel Levin, David S. Ware (voir 28/02/2009), Dennis Gonzalez, Ken Vandermark, etc. C’est également un duettiste particulièrement stimulant et recherché par Anthony Braxton, Barre Phillips, Ivo Perelman, Matthew Shipp ou Mat Maneri. Plus surprenant, Joe Morris s’est mis à la contrebasse en l’an 2000 et joue, et enregistre, fréquemment sur cet instrument.
Enfin, ses sources d’intérêt musicales sont vastes et le nourrissent en profondeur : le blues traditionnel (Charley Patton, Blind Lemon Jefferson, Robert Johnson), John Coltrane, Miles Davis, Cecil Taylor, Thelonious Monk, Ornette Coleman, Eric Dolphy, Jimmy Lyons, Leo Smith et l’AACM de Chicago, Anthony Davis, Michael Gregory Jackson… mais aussi Ralph Towner et John McLaughlin, ou encore les improvisateurs européens des années 70 (Derek Bailey), Charles Ives, Olivier Messiaen, John Cage, et les musiques de l’Ouest africain !
J’ajouterai aussi que, si nous sommes quelques-uns en France à considérer Joe Morris comme un guitariste (et musicien) majeur de notre époque, l’appréciation ne semble guère partagée dans notre pays, à commencer par les médias et organisateurs bien trop dépendants des modes et du business. J’ai eu beau chercher, je n’ai jamais trouvé le nom de Joe Morris parmi les centaines de musiciens invités dans nos innombrables festivals d’été — j’avoue ne pas avoir eu le courage de remonter plus avant 2004. Vive la France, “fille aînée du jazz“, mon œil !
La parution récente de quatre disques, s’ajoutant à la vingtaine déjà disponible rien que chez Orkhêstra, offre une occasion idéale de mieux faire connaissance avec cet artiste majeur du jazz contemporain.
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> RITI CD10
Sous ces lettres, qui interpellent quelque peu, se cachent les initiales des trois musiciens présents, et celles d’un quatrième, Lowell Skinner Davidson. Nous avions, il y a un an, signalé avec enthousiasme la réédition du seul disque jamais enregistré par ce pianiste mort en 1990 (« Trio », 23/12/2008). Or, Lowell Davidson a laissé également des douzaines de bandes inédites et de partitions “graphiques“ que les trois musiciens réunis ici ont tenté de déchiffrer et d’interpréter, au sens le plus large du terme. Ils étaient d’autant mieux placés pour le faire qu’ils ont tous trois fréquenté de près Davidson (Voigt depuis 1956), étudié et travaillé avec lui.
Joe Morris utilise ici la guitare acoustique, pratiquant un jeu très délié, parfois pointilliste, ailleurs plus foisonnant, jouant des cordes frottées, ou recherchant un picking proche de la mandoline. Ses compagnons se cantonnent dans les registres graves : contrebasse à l’archet, jeu en profondeur, voire walking bass pour John Voigt, trombone bruitiste, effets de raclements, utilisant les sourdines, se confondant volontiers avec le registre de la basse pour Tom Plsek. Cet hommage à un pianiste sans piano ne va pas de soi, d’où un résultat qui peut surprendre par son côté introspectif un peu sec, voire ardu. L’exercice, difficile, mérite une écoute attentive. Car il s’agit d’un travail à la fois honnête et respectueux, mais un travail d’ouverture dans le champ des possibles et de l’improvisation aujourd’hui.
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> Aum Fidelity AUM056
Changement complet de registre avec ce disque qui voit Joe Morris se fondre dans le trio en utilisant la contrebasse pour former une paire rythmique avec son batteur habituel, l’excellent Luther Gray. Les tempos, le swing et la mise en place souples, le plaisir tout simple de jouer ensemble, emportent immédiatement l’auditeur sur des routes plus familières, pré-free ou post-free (c’est la même chose). Le saxophoniste tchèque Petr Cancura possède un son tranchant et beaucoup d’attaque, jouant, selon qu’il utilise l’alto ou le ténor, sur le fil du rasoir, avec un discours cambré, tantôt haletant et saccadé, tantôt volubile ou tremblé, toujours très lyrique. Il s’appuie sur un drive constant sans cesse relancé par la rythmique, Morris avec un jeu profond, insistant — il se situe à l’évidence dans une lignée William Parker/Joe Fonda —, Gray avec un drumming léger et rebondissant.
Tout cela forme un petit groupe soudé, cohérent, souple, ouvert, qui s’inscrit dans la grande histoire des trios sans piano ; Ornette Coleman n’est pas loin, et Dolphy non plus.
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> ESP 4056
Le piano de Steve Lantner et la guitare, cette fois électrique, remplacent le saxophone et la basse dans ce disque plus ambitieux qui nous fait largement apprécier le jeu de Joe Morris. Un jeu complet et formidablement maîtrisé, tantôt très économe, tantôt crépitant ou beaucoup plus plein, mais toujours très clair dans l’articulation “note par note“, une note ronde, polie, admirablement placée et servie par une faible amplification. Morris n’utilise jamais les distorsions et autres effets et brouillages sonores qui noient trop souvent le discours de ses confrères, ce qui donne au sien un côté mélodieux, voire chantant, même s’il s’appuie sur des intervalles irréguliers que le soliste maîtrise à merveille. Le jeu de piano, très intelligent, prolonge souvent celui de la guitare, soit en accentuant la continuité mélodique et harmonique, soit, au contraire, en travaillant les contrastes permettant de faire ressortir les richesses de chacun des deux instruments. Sur des compositions ouvertes, parfois elliptiques et arythmiques, volontiers ultrarapides (up tempo), le jeu très fin, bien que plus déconstruit/reconstruit que précédemment de Luther Gray, constitue un stimulant parfait pour ses partenaires.
Une musique exigeante et un disque idéal pour apprécier la subtilité et la modernité assumée du jeu de guitare de Joe Morris.
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> Aum Fidelity AUM058
Enregistré au même endroit un mois plus tard, ce disque peut être considéré comme une parfaite première approche pour tout amateur de belle guitare, désireux de se familiariser avec la musique de Joe Morris. Avec le quartette déjà entendu dans « Beautiful Existence » (Clean Feed CF050), nous évoluons en effet dans le “plus beau jazz“ que l’on puisse entendre aujourd’hui. Les thèmes, finement écrits, les tempos variés, les climats et atmosphères recherchés, sont particulièrement bien choisis. Un altiste, Jim Hobbs, moins présent que son confrère ci-dessus, mais inventif et surprenant, une rythmique “de fond“ légère et dynamique, offrent le meilleur écrin possible à Joe Morris qui, remarquons-le, ne tire pas la couverture à lui ; il s’agit d’un ensemble homogène et équilibré, et non d’un soliste accompagné. Il n’empêche que le jeu subtil, sinueux, précis, superbement ciselé et toujours peu amplifié de la guitare constitue l’attrait numéro un d’un disque qui provoque d’emblée une écoute attentive, gourmande et passionnée. C’est pourquoi nous en faisons notre choix prioritaire, malgré un fort penchant pour « Colorfield ».
Joe Morris, qui joue une musique absolument honnête, intègre et “naturelle“ — les titres montrent son attachement à la nature —, s’inscrit définitivement parmi les grands guitaristes, et musiciens, de notre époque. Il est grand temps que cela se sache — il va avoir 55 ans !
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> Joe Morris/John Voigt/Tom Plsek : « MVP LSD » - RITI CD10 - distribution Orkhêstra
Joe Morris (g), John Voigt (b), Tom Pslek (tb).
1. Blue Sky and Blotches / 2. Particles / 3. Separate Blue X’s / 4. Gold Drop #2 / 5. Orange Cards / 6. Index Card #3 / 7. Index Card # 1 / 8. Index Card #2 / 9. Double Sheet / 10. Gold Triptych / 11. Gold Drop #1.
Compositions de Lowell Davidson (titres de MVP) sauf 2.
Enregistré probablement en 2008, aux studios Riti.
> Joe Morris : « Wildlife » - Aum Fidelity AUM056 - distribution Orkhêstra
Petr Cancura (as, ts), Joe Morris (b), Luther Gray (dm).
1. Geomantic / 2. Thicket / 3. Crow / 4. Nettle.
Compositions collectives.
Enregistré le 16 mars 2008, aux studios Riti, Guilford (Connecticut).
> Joe Morris : « Colorfield » - ESP 4056 - distribution Orkhêstra
Joe Morris (g), Steve Lantner (p), Luther Gray (dm).
1. Transparent / 2. Silver Sun / 3. Purple Distant / 4. Bell Orange Curves.
Enregistré le 12 mai 2009, à Charleston (Massachusetts).
> Joe Morris Quartet : « Today on Earth » - Aum Fidelity AUM058 - distribution Orkhêstra
Joe Morris (g), Jim Hobbs (as), Timo Shanko (b), Luther Gray (dm).
1. Backbone / 2. Animal / 3. Today on Earth / 4. Observer / 5. Embarrassment of Riches / 6. Ashes / 7. Imaginary Solutions.
Compositions de Joe Morris.
Enregistré le 17 juin 2009, à Charleston (Massachusetts).
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> Liens :