Nights in Tunisia : 4, 5, 6 et 7 avril

Michel Delorme, installé en Tunisie, a inscrit le festival Jazz à Carthage ("by Tunisiana", sponsoring oblige !) à son agenda du printemps. Échos des 3 premières soirées...

Très belle soirée d’ouverture en ce 4 avril 2013, avec un public chaleureux et de nombreux médias, que tous en soient remerciés.

Tout d’abord avec le trio du remarquable saxophoniste franco-tunisien Yacine Boulares.
Alors qu’à la balance il avait dégainé son sax ténor, il prit l’option pour le concert du "tout soprano". Bonne pioche quand on sait qu’il présentait ce soir une musique labelisée "Afro Groove" héritée de sa fréquentation de la scène musicale africaine de New York. Inspirée par les rythmes de transe camerounais très exactement. La transe, un état que cultivait un autre grand emboucheur de soprano que vénère Yacine, John Coltrane. Nous avons du reste eu le cadeau d’une très belle interprétation de Lonnie’s lament , une des plus sensibles compositions de John.

Yacine Boulares à Carthage - avril 2013
Photo © Graphikisland

Les rythmes justement, bases de cette musique camerounaise, étaient prodigués par le bassiste Julien Herné, électrique à souhait, et le batteur/percussionniste Thibault Perriard, qui joua du reste assez souvent à mains nues.

Yacine Boulares, qui a des faux airs de notre Sébastien Vidal en plus séduisant, a déjà une carrière au palmarès bien rempli tant aux USA qu’en France, où son premier disque fut Révélation Jazz Magazine.
Il nous tourbillonna les sens de ses sopraniennes transes incantatoires, pléonasme qui nous remplit d’aise.

Sinead O’Connor

Le premier qualificatif qui vient à l’esprit est iconoclaste. Elle se présente habillée en prêtre (?), pantalon et veste noires, col blanc de clergyman, crucifix sur la poitrine, tête et pieds nus.

Sinead O’Connor à Carthage - avril 2013
Photo © Graphikisland

Le deuxième est rebelle. Il faudrait être parfaitement bilingue pour comprendre les paroles de ses chansons mais on saisit bien la colère, la révolte, à la façon qu’elle a de frapper le sol du talon pour souligner un mot, à cette voix qui se mue en cri. Elle sait aussi se faire tendre, ou se placer dans un registre qui doit au moins autant à Leonard Cohen qu’à Bob Dylan, le début d’une chanson commence cependant comme Knocking on heaven’s door.

Elle ne manque pas d’à propos, lorsque l’ampli de la guitare électrique rend l’âme dès la première note du premier morceau, elle chante a capella le temps que le coupable soit remplacé.

Sinead est une artiste entière, authentique, pure, loin des concessions à un monde corrompu. Elle met sa sensibilité, son émotion, au service des causes qu’il faut défendre. Et son public ne s’y trompe pas, qui hurle sa joie à l’écoute des premières notes des chansons qui ont fait sa gloire, comme Nothing compares 2 U, de Prince.

Elle est accompagnée par un groupe de musiciens hors pair, qui savent semer le vent et la tempête ou murmurer comme la brise d’été.


Vendredi 5 avril

Encore sous le charme du concert d’hier, nous voici bon pied bon œil et surtout les oreilles grandes ouvertes pour cette seconde soirée.

Le pianiste Wajdi Cherif ouvrait les hostilités. Si l’on peut dire, tant sa démarche est pacifique. Trop même, aux dires de ma voisine d’un soir. Il est vrai que si j’avais personnellement été touché par la grâce de l’album "Jasmine", je ne retrouvais pas cette magie. Mr Wajdi est tout sauf un showman et la musique qu’il joua fut parfaite, ses présentations moins. Cheer up, souriez cher ami, ne soyez pas le Buster Keaton du Jazz.

Le set de ce soir s’intitulait « The New York Journal  ».
Pour les musiciens, New York est la Mecque du jazz et Wajdi Cherif ne fait pas exception à la règle. Il en rapporta une expérience séduisante, comme ce titre relatant le bruit des rues de la « Grosse Pomme ». Il versa quelque peu dans le jazz d’un concertiste, son immense technique peut le lui permettre. Il démarra par une énergétique version de "A night in Tunisia", cheval de bataille du tandem Parker/Gillespie, cependant munie d’une introduction à rallonge, trop peut-être pour une entame de concert. Élevé au lait du grand Bill Evans, il interpréta un très beau Nardis. Curieux thème, anagramme de Sidran (Ben ?) composé par Miles Davis et… que celui-ci n’a jamais enregistré ! Bill Evans, abondamment. Wajdi mentionna Ahmad Jamal, le pianiste vénéré des pianistes. Question : on fait quoi quand on n’est pas pianiste ? Il y eut encore le thème du film M.A.S.H. (Suicide is painless) et un standard du répertoire américain parmi de solides compositions personnelles.

Mohamed-Ali Kammoun à Carthage - avril 2013
Photo X

La seconde partie de Mohamed-Ali Kammoun fut à l’image de son prénom de boxeur poids-lourd. Un punch à vous dévisser la tête, un enthousiasme débordant, un swing dévastateur et un ancrage puissant dans la tradition.

Le concert débuta par la folie d’un épisode free jazz mais le reste de la soirée ne conserva du jazz que la pulsation rythmique, entretenue par la basse électrique ( seul instrument de la musique occidentale moderne du groupe ) et la percussion.
Parlons-en de cette percussion, elle fut tout simplement miraculeuse et Jihed Khémiri nous gratifia d’un solo extraordinaire dès le premier morceau. Une frappe d’acier, un tempo du diable et une richesse dans la variété des figures. Je n’avais rien entendu de tel depuis Armando Peraza avec Santana, dans un style évidemment différent.

Le chant Soufi nous émerveilla et un moment j’ai pensé que Milton Nascimento n’aurait pas désavoué les modulations chaudes et chatoyantes de Hamdi Makhlouf, par ailleurs auteur d’un solo de luth ébouriffant, avec ces inflexions chères au sitar de l’Inde.

Enfin, les notes acidulées du nay (flute arabe) de Ichem Badrani vinrent porter l’ensemble à un haut degré de réjouissance.

Et le piano fou du leader emmena tout ce beau monde vers une constante ébullition.

Un concert qui comptera dans la galaxie des plus enthousiasmantes prestations.


Samedi 6 avril

Seule à l’affiche ce soir, la belle chanteuse comorienne Imany. Ce qui frappe d’entrée, c’est le timbre de sa voix, incroyablement grave, parfois rauque. Et non pas comme je l’ai entendu lors de la présentation au concert, non pas comme je l’ai lu dans le booklet du programme, "avec des accents bluesy à la Billie Hollyday". Sa voix et son chant n’ont rien à voir avec Billie Holiday (c’est comme cela que le nom s’écrit, Hollyday c’est Johnny, à une lettre près). Et bluesy, comme jazzy, est à proscrire du vocabulaire, c’est une dépréciation «  in » des deux substantifs.

Imany à Carthage - avril 2013
Photo © Jean-Louis Neveu

En plus de cette voix, un charisme sensuel se dégage de la chanteuse. Côté répertoire, il faut oser chanter le « tube » planétaire You will never know dès la troisième chanson de la soirée. Mais elle sait qu’elle à du répondant pour suivre. Vont s’enchaîner, entre autres et dans le désordre, Cross my heart I want you to be my baby, Oh lord won’t you buy me a Mercedes Benz de Janis Joplin, un titre seule à la guitare acoustique, où l’on perçoit la grande Nina Simone, un autre en comorien, en fait un reggae. On a noté ça et là quelques trouvailles comme cette extrapolation de Oh lord don’t let me be misunderstood au beau milieu d’un de ses plus grands succès, ou cette citation de Claude Debussy dans une intro de piano.
Il est fort à parier que les paroles de Slow down sont à double sens et sa présentation de Please change (?) fut un modèle d’humour tendre "Hey les filles, vous ne pouvez pas changer votre mec, alors changez de mec !" ». Tout au long du concert, presque deux heures avec les deux rappels, elle prit la parole avec une grande finesse et une grande intelligence, avec aussi une grande gentillesse. Elle scanda "Carthage" avec une belle véhémence et fit participer le public sans que cela tourne au mercantilisme. Elle confia à l’assistance le soin de chanter une ligne mélodique en disant "vous êtes l’arrangement", ligne mélodique sur laquelle elle superposa son chant. Saisissant.

Le public, de grande classe, lui fit un triomphe.

À fustiger, cependant, le responsable des lumières. Imany fut constamment dans la pénombre et on assista par contraste à un déploiement de rayons intempestifs, façon discothèque.


Dimanche 7 avril

Wolfgang Muthspiel à Carthage - avril 2013
© Jean-louis Neveu
© Jean-louis Neveu

En première partie, le guitariste Autrichien Wolfgang Muthspiel. Une guitare solo, sans accompagnement, cela pouvait à priori inquiéter. Eh bien nos doutes furent vite balayés car notre homme utilisa toutes les ressources de l’électronique pour s’accompagner lui-même.
Très beau son, quelle que soit la guitare utilisée, avec une préférence pour la première. Mr Muthspiel est un instrumentiste de premier ordre.
Quant à la musique, elle fut de qualité variable. La ballade, toute en fioritures, ne sut nous convaincre. Pas plus que le morceau final dédié à Michael Jackson. On se demande encore pourquoi car aucune référence musicale n’apparût. Le moment le plus excitant fut la composition Youssou, en hommage à qui vous devinez. Wolfgang et Youssou Ndour collaborèrent un temps. La mélodie rendait bien compte de cela et son articulation avait même une qualité rythmique en elle-même.
Casquette, pardon, chapeau Mr Wolfgang, vous nous avez amadoués.

La joyeuse bande d’Electro Deluxe déclencha un délire indescriptible dès son apparition sur scène. Sans aucun doute, ces jeunes gens sont connus ici "comme le houblon, dirait un Belge". Je me rendis compte tout de suite que cette folie était en partie due au chanteur du groupe James Copley. Ce beau, très beau, mâle made in USA se présentait costume noir impeccable, vernis noirs aux pieds et nœud papillon noir au col. Le parfait portrait du crooner, qu’il n’est heureusement pas.

Electro Deluxe à Carthage - avril 2013
© Jean-Louis Neveu
© Jean-Louis Neveu


Car la musique d’Electro Deluxe, c’est de la viande saignante. C’est comme s’il y avait du cheval dans leurs merguez ! Et pourtant nul musicien n’est roumain, ils sont bien de Paris. Issu de la Côte d’Azur pour Bertrand Luzignan, dont le frère Fred officiait au sein de feu Sashird Lao. Ce fut un festival de rhythm & blues endiablé, façon Blues Brothers, de funk bien compris, genre le défunt F.F.F. ( Fédération Française de Funk ) où soufflait le formidable sax ténor Philippe De Lacroix-Herpin dit prof. Pinpin pour les intimes.
N’étant pas un familier d’Electro Deluxe, las comme on disait en vieux françois, je n’ai reconnu que Staying alive .Un concert extraordinaire de chaleur et d’intensité, une déferlante musicale. Le public, debout d’un bout à l’autre, leur fit un triomphe.


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