Jazz et littérature.

Vincennes est une ville qui sait allier la musique et la littérature. Déjà, lors du Festival de littérature américaine qui eut lieu en septembre 2012, le public et les invités étaient accueillis dans le haut du cours Marigny par l’excellent Orchestre d’Harmonie de Vincennes, qui jouait un programme ad hoc. Ce ouiquende (24 au 26 mai 2013), trois concerts ont eu lieu à l’Espace Sorano, qui tous avaient partie prenante avec l’écrit. Vendredi soir, Anne Paceo (1984) donnait son programme “Yôkai”, qui est l’aspect musical d’un carnet de voyage [Voir les photos et le Carnet de voyage sur le site www.annepaceo.com] -je n’ai pas pu assister à ce concert [un tiers d’assistance], mais je ne doute pas que la batteuse a raconté plusieurs anecdotes concernant les morceaux joués. Le samedi soir, Christophe Dal Sasso (1968) a créé un nouveau programme inspiré du “Horla” de Maupassant (1887) et dimanche, Lew Tabackin (1940) a rendu hommage au célèbre disque de Dexter Gordon “Our man in Paris”(1963), dont le titre est une allusion au livre de Graham Greene “Our man in Havana” (1958) [fr. “Notre agent à la Havane”, adapté au cinéma par Carol Reed en 1959 ; en 1962, Sonny Rollins avait enregistré les trois titres de “Our man in Jazz”, titre plus fidèle sans doute à l’esprit de l’original]. On pouvait aussi voir quelques photos de Dexter Gordon réalisées par Francis Wolff [le photographe de Blue Note, pas le philosophe contemporain, auquel on attribue parfois ces photos] dans la cafétéria où se déroulait une animation par les musiciens de l’EDIM, et assister à quelques débats, ainsi qu’à la projection du film “Autour de minuit” (1986) de Bertrand Tavernier, qui assista au concert de Lew Tabackin.

Christophe Dal Sasso Big-band à Vincennes - mai 2013
© Philippe Paschel
© Philippe Paschel

Christophe Dal Sasso a écrit une suite sur “Le Horla” de Maupassant, une longue nouvelle racontant l’histoire d’une possession par un démon exotique. C’est donc une musique à programme qui suit la structure de l’oeuvre, comme l’a expliqué lui-même l’auteur avant d’en commencer l’exécution et par de brefs incises pendant celle-ci. Le concert fut donné sans sonorisation pour que l’on apprécie mieux l’orchestre. Il y eut d’abord “Prélude et Vaisseau brésilien”, pièce jouée aux flûtes diverses par Dal Sasso et les saxes, les autres membres de l’orchestre jouant des percussions, une musique exotique et agréable, comme l’est le sentiment du narrateur, qui à l’ombre d’un très grand arbre voit passer au loin sur la Seine un beau vaisseau brésilien, puis deux parties dont les titres étaient les dates du journal qui constitue la nouvelle. On peut bien sûr écouter la musique sans connaître l’histoire -ce qui était peut-être la situation de beaucoup de spectateurs-, ce n’est pas une musique descriptive, mais plutôt évocatrice des sentiments que Christophe Dal Sasso a perçus à la lecture. On pouvait facilement reconnaître dans un passage très violemment et obstinément rythmé le moment de la plus grande possession. C’est une œuvre sophistiquée, les thèmes passant d’un pupitre à un autre, légèrement ou pas modifiés, comme une sorte de fugue différée, utilisant les ressources de timbres des sourdines des cuivres et les sonorités des divers instruments des bois (saxes, clarinette, flûtes, clarinette basse). Il y eut une bonne place donnée aux solistes : Boris Pokora dans un long solo escarpé et haletant (le début de la possession et son développement), un long passage nostalgique, un peu languide, à la charge de Guillaume Naturel (la paix revenue dans l’esprit du narrateur qui s’est éloigné de chez lui), un long solo de Lionel Belmondo avec une sonorité à la fois relâchée et ample, alairienne, pleine de mystère. Lionel Belmondo ; Thomas Savy, Jerry Edwards, Julien Alour, Pierre de Bethmann purent aussi s’exprimer. On notera aussi le jeu très impressionnant de Donald Kontomanou. Le dernier numéro de l’oeuvre ne fut pas aussi terrible que l’histoire racontée -l’incendie de la maison avec les domestiques à l’intérieur pour détruire le démon-, mais c’était sans doute la phrase de fin qui était l’inspiration de la musique. Cette musique mériterait d’être écoutée en lisant le texte de Maupassant. Salle presque pleine (1.30).

Nota Bene. Le concert était enregistré dans l’intention de faire un disque et Christophe Dal Sasso précisa que nos réactions seraient également fixées. Paroles malencontreuses. Un de ces personnages qui osent tout se crut autorisé à intervenir souvent et à contre-temps, interrompant même un solo de Pokora, qui très légitimement n’apprécia pas du tout cette mauvaise manière. Ou alors était-il venu saboter l’enregistrement ?

CHRISTOPHE DAL SASSO BIG BAND
Julien Alour, David Dupuis (tpt, Bugle)
Boris Pokora (Alto, flûte, clarinette)
Guillaume Naturel, Lionel Belmondo (Ténor , flûte, clarinette)
Thomas Savy (clarinette basse, clarinette)
Merill Jerome Edwards, Bastien Stil (trombone)
Pierre de Bethmann (piano), Manuel Marchès (b), Donald Kontomanou (dms).
samedi 25 mai 2013- 20 h 00


Lew Tabackin a donné devant un public malheureusement clairsemé, un de ces concerts dont on sort revigoré. Le pré-texte (l’hommage à l’album de Dexter Gordon) resta juste cela et Lew Tabackin s’éloigna du disque par le répertoire, “Blues for Dexter”, ou par le dérangement (“de-arrangement”, selon Lew Tabackin) des thèmes, “Night in Tunisia”, joué à la flûte et qui évoqua des harmonies beaucoup plus à l’est.

Pierre Boussaguet, Lew Tabackin, Mourad Benhamou - Vincennes, mai 2013
© Philippe Paschel
© Philippe Paschel

Le concert débuta a capella , Tabackin déambulant sur tout l’espace de la scène grâce au micro qui flottait au-dessus du pavillon de son instrument, expulsant la musique de son corps à travers son saxo, pliant les genoux, un genou au sol, jouant souvent dans une position qui lui est habituelle, le corps ramassé, penché en avant, la tête relevée, dans l’attitude d’un marcheur face à un grand vent. Ce saxophoniste possède une sonorité ample et roborative, avec un bon vibrato dans les ballades, dans la lignée de Coleman Hawkins qu’il revendique, mais dans un style plus moderne, disons le hard bop. Lew Tabackin est un infatigable souigneur, qui ne laisse rien aller comme ça, sa musique est intense et vitale, on le voit même à l’expressivité de son corps jouant.

Vincent Bourgeyx et Lew Tabackin - Vincennes, mai 2013
© Philippe Paschel
© Philippe Paschel

Le trio qui l’accompagnait remplit parfaitement son rôle, Vincent Bourgeyx était assez mal sonorisé, mais m’a paru un bon virtuose, Mourad Benhamou est un batteur parfait dans ce style et Pierre Boussaguet a été impérial, jouant avec cette apparente facilité et ce naturel des plus grands. Il eut l’occasion de montrer son imagination et sa virtuosité par de nombreux solos et des duos avec Lew Tabackin, qui se plaçait face à lui comme pour un duel.

Nota Bene. A l’issue du concert, j’ai acheté un disque que j’ai écouté aussitôt rentré pour rester dans l’ambiance. Je n’ai pas été déçu, mais avec une pointe de regret, il manquait Pierre Boussaguet.
Lew Tabackin TrioLive in Paris”, enregistré en 2007 au Franc-Pinot sur l’Ile Saint-Louis -qui a perdu cette semaine deux musiciens, Henri Dutilleux et Georges Moustaki.

LEW TABACKIN (ts) et le trio de Vincent Bourgeyx (p), Pierre Boussaguet (b), Morad benhammou (dms).
dimanche 26 mai 2013 - 18h30


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