[re-publication d’un article paru en novembre 2004 sur CultureJazz.net]
La chanson séduirait-elle à nouveau les acteurs de jazz pour que ceux-ci s’y intéressent avec un regard de musicologues ?
Certains se retournent vers des mélodies anciennes avec ou sans paroles, d’autres en composent de nouvelles, d’autres enfin se consacrent plus exclusivement au répertoire d’un artiste (Trénet, Piaf...).
On constate toutefois que la démarche de nombreux artistes se démarque du traitement ouvertement "jazz". Ce n’est plus le répertoire de Broadway au swing omniprésent !
Les subtilités sont dans les nuances, dans la prise de distance, dans le collage d’éléments aux caractéristiques distinctes... Serait-ce alors une des nouvelles voies possibles pour le jazz ?
Nous nous arrêtons ici sur trois productions assez récentes, significatives de ce courant et dignes du plus grand intérêt :
>"Chansons sous les bombes " du pianiste Guillaume de Chassy et du contrebassiste Daniel Yvinec, épaulés sur six titres par la voix truculente d’André Minvielle [CD BeeJazz BEE007, Distribué par Abeille Musique (2004)].
>"Chansons" de John Greaves et Élise Caron (avec David Venitucci et la participation de Louis Sclavis, Vincent Courtois et Robert Wyatt) [CD Le Chant du Monde 2741261, distribué par Harmonia Mundi (2004)].
>"Armistice 1918" de Bill Carrothers (sur la base d’un septet avec Peg Carrothers -voix-, Matt Turner -violoncelle-, Drew Gress -contrebasse-, Bill Stewart -batterie-, Jay Epstein -percussion-, Mark Henderson -clarinette contrebasse- + chœur) [double CD Sketch Records SKE333043.44 ,distribué par Harmonia Mundi. (2004)]
Avec "Chansons sous les bombes", le ton est donné dès le titre : la légèreté en contraste avec le drame... Ce disque retient l’attention à plus d’un titre. Le choix des chansons interprétées avec beaucoup de finesse par la paire Guillaume de Chassy (piano) et Daniel Yvinec (contrebasse) s’articule autour du leitmotiv de "l’âme des poètes" repris en interludes. On se laisse entraîner sans difficultés dans l’évocation d’une époque : les années 1930 à 1950 en France à travers des ritournelles souvent bien connues. Cerises sur ce gâteau : les interprétations d’André Minvielle. Tendre ou ironique ("la ballade irlandaise", "le petit bal perdu"), voire assez délirant ("Il travaille du chapeau", "la môme caoutchouc"), le gascon fait merveille sur ce répertoire !
Un disque qui traverse le temps avec aisance entre classicisme et modernité.
Histoire encore avec le travail effectué avec minutie autour de la guerre de 1914-1918 par un Bill Carrothers plus musicologue que jamais (le pianiste est un spécialiste des recherches historiques).
Avec "Armistice 1918", Carrothers réalise là une œuvre majeure, sorte de fresque souvent assez descriptive, dans un double album magnifique complété par un livret illustré de documents d’époque autour des textes des chansons. On est frappé par l’opposition constante entre le raffinement des mélodies chantées par Peg Carrothers, les cisaillements métalliques de la batterie de Bill Stewart et des percussions de Jay Epstein et l’usage des registres graves (Mark Henderson -clarinette contrebasse-, Drew Gress -contrebasse-, Matt Turner -violoncelle-, le choeur jouant sur les espaces). La guerre arrive, elle est là, on y est et on en sort enfin, comblé par un parcours musical sans complaisances mais d’une élégance rare dans sa rudesse.
Collages, imbrications de mélodies tout en effets moirés, gravité des tonalités ne sont pas sans rappeler les œuvres de Charles Ives, si on se réfère à la musique américaine du début du XXème siècle. Une fresque musicale et historique qui reflète le profond respect de Bill Carrothers pour l’histoire du jazz et des musiques populaires et savantes.
Bien différent, "Chansons", le dernier album de John Greaves (co-signé avec la vocaliste Élise Caron) évoque également les conflits, plus de guerres cette fois mais les conflits des âmes et des cœurs, la difficulté des relations humaines... Il se situe dans un univers hors du temps et des styles. Comment qualifier un disque qui n’est pas "du jazz", pas "de la chanson de variété" ?
Disons que c’est un point de rencontre en terrain neutre pour des musiciens hors-normes. Un disque plus ou moins issu du hasard des interactions entre un bassiste (ici surtout au piano !), John Greaves, auteur des musiques et d’un auteur de textes subtilement poétiques (Christophe Glockner), une chanteuse prête à toutes les aventures musicales (Elise Caron) et l’accordéoniste David Venitucci...
Au résultat, un album très attachant qui s’oriente plus vers les mélodies de Poulenc que vers la chanson française de variété. Notre attention est retenue par son casting séduisant : Louis Sclavis (clarinette basse et saxophone soprano) pour poser son empreinte sur ce disque, Vincent Courtois (violoncelle) et, sur un titre, l’extra-terrestre Robert Wyatt, ici en vocaliste invité et toujours inspiré.
Un ensemble élégant et attachant dont les moélodies restent lontemps dans l’oreille : sans doute une preuve de réussite !
Pour clore cette rubrique et diversifier les écoutes possibles, signalons ou rappelons quelques productions autour de cet axe "chanson et jazz" :
Le Workshop de Lyon et son hommage à Edith Piaf "Les Chants d’Edith" - Ref :AM030 distribué par Abeille Musique. Paru en 2003, un des derniers enregistrements du regretté Maurice Merle avec le Workshop de Lyon.
Dans un tout autre style, le travail du pianiste Jacky Terrasson qui sait faire swinguer les rengaines comme nul autre (ou presque...) ! Deux disques chez Blue Note :"A Paris" (2001) et "Smile" (2003). Comment on (re)crée des standards sans états d’âme ! Revigorant !
Les chants d’Edith - Workshop de Lyon - AM030 - distribution www.abeillemusique.com
Thierry Giard - novembre 2004