Retour sur la soirée d’ouverture du festival Jazz à Vienne 2014 : Paolo Fresu, Paolo Conte et Michel Marre quartet au menu.
Il serait de bon ton de dire que tout était génial pour rejoindre la pensée unique universelle, qui ravit l’écho médiatique toujours plus subjugué d’année en année. La critique de par son regard, n’a pas pour objet de défigurer ni de déformer, mais de ne pas rechercher le consensuel capable à lui seul de tout uniformiser. Sinon tout se vaut, tout à la même saveur insipide et la même valeur, au risque de voir se reproduire et se répéter un jazz à la raison simpliste.
Cette réflexion ne nous éloigne pas trop de ce cher Voltaire et de son Poème sur le désastre de Lisbonne :
Philosophes trompés qui criez : « Tout est bien » ;
Accourez, contemplez ces ruines affreuses,
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses…
Nous traversions donc le festival avec l’illusion que le jazz y serait bien présent. Dans cette réconfortante erreur nous filions là où il risquait de se commettre pour expulser son cri authentique. Mais à entendre les commentaires en salle de presse, le jazz pétrifie d’horreur certain par son soi-disant hermétisme, car tout ce qui ose sortir des formulations habituelles, dérange les bonnes consciences qui préfèrent du spectacle à bon marché pour s’amuser à bon compte dans la facilité étourdissante.
L’autonomie de la pensée musicale c’est ce que le jazz peut se targuer. Il nous laisse une expérience féroce où rien ne sera comme avant, les renoncements y seront exclus. Cela préfigure ce que nous allons émettre sur cette 35ème édition, nous obligeant des prolégomènes nécessaires à cette circonstance.
Nous n’avions pas le droit de nous plaindre de la pluie qui nous tombait dessus, pendant que d’autres recevaient des bombes au péril de leur vie toutes tranches d’âges confondues. Nous ne pouvions que nous émerveiller de cette force ruisselante issue de la toute-puissance de la nature. Elle ramenait l’homme à sa petite réalité, à son petit niveau de sujet face à l’immensité de la terre et du ciel. La musique viendra apaiser voire consoler cet été bien meurtrier.
Samedi 28 juin
Théâtre antique :
Une passion contenue habitait le trompettiste Paolo Fresu. D’une somptueuse rigueur il gardait le contrôle de la situation scénique en opérant une maîtrise savamment étayée par cette petite chiquenaude qu’il savait donner à son jazz. Avec ces oscillations conçues d’impondérables, il jouait de variabilités pour plaquer des notes décisives. Une servitude au jazz lui conférait une emprise tenace. Ses amis vieux de trente ans l’entouraient, Tino Tracanna saxophones, Roberto Cipelli piano, Attilio Zanchi contrebasse, Ettore Fioravanti batterie.
La face périlleuse du jazz ne transperçait pas dans cette rumeur d’amitié. Ils se faisaient raisonnables ils ne s’épanouissaient pas des mêmes bouffées débordantes que nous avions savouré en 2013 à A Vaulx Jazz [1] sur un autre projet. Une réalité venait contrarier ce passage viennois. Le piano se faisait rare tant la sonorisation lui rendait un aspect lointain. Les autres musiciens disposaient de toute l’envergure sonore à ses dépens. Étouffé à l’arrière, nous n’avons pas pu le percevoir pleinement dans ce tableau conçu pourtant de cinq reliefs. C’est réellement infernal quand les techniciens ne font pas leur job décemment !
Dans cette soirée deux Paolo nous y attendaient. Nous avions croisé Paolo Conte l’après–midi même en conférence de presse, il ne souhaitait pas être pris en photo durant ce temps de parole, nous nous satisfaisions de son allure bonhomme assez courtoise à la sortie du canapé.
Une fois sur scène les mêmes conditions du refus d’images de lui chantant. De toute façon cela eut été une prouesse d’aller le capter derrière son piano face au public, puisqu’il tournait le dos à son orchestre. Si lors de sa dernière prestation en 2010 cet aspect ne nous avait pas marqué, cette année nous constatons que sa voix a perdu de son tonus. Le souffle était plus court il n’attaquait plus les mots en les articulant d’une certaine rondeur. Le répertoire restait sensiblement le même avec toutes ses chansons habituelles dont on ne se lasse pas vraiment.
Peut-être que notre présence à son premier passage en France au Printemps de Bourges en 1985 (année de l’Italie pour ce festival dédié à la chanson), nous permettait-ellel une certaine fidélité vis-à-vis du choc ressenti au contact de cette chaleur d’Italie mélangeant le jazz dans les accompagnements des textes qu’il maniait en véritable séducteur. Après on connaît la suite Pierre Desproges se servait de la chanson « Come Di » pour en faire l’indicatif de son émission « Chroniques de la haine ordinaire » et ceci lui donnait une certaine valeur supplémentaire d’être accouplé à cet immense humoriste faisant le bonheur de ceux qui savaient rire des situations les plus désarmantes. Pour le concert de ce soir il y avait tout ça dans la balance. On ne pouvait que se sentir chez soi et en bonne compagnie. Paolo nous prouvait ainsi qu’aucune nécessité ne s’imposait à connaître l’anamnèse du jazz pour s’y coller d’une oreille avertie ou curieuse.
Club de Minuit :
Ce qu’il y a de plaisant au fil des soirées de ce lieu, c’est de passer d’une salle à une autre. En tous les cas de savoir que rien n’est fini et qu’il y a matière à s’émouvoir encore ailleurs. La plupart du temps il y a toujours de la place pour se glisser dans ce petit théâtre municipal à l’architecture italienne. Tout le théâtre antique lui se vide mais l’ensemble des 5000 spectateurs ne prennent pas cette direction. S’ils sont assoiffés ce n’est sûrement pas de jazz, tant pis pour eux puisque ce soir-là ce fut le moment qu’il ne fallait nullement zapper.
Écoutez bien ami du jazz vous allez frémir d’envie. Les quatre silhouettes qui allaient s’y produire fourmillaient de bonnes intentions rien qu’à les observer. Alain Jean-Marie le pianiste maîtrisant un nombre considérable de standards allait se glisser derrière le piano. Il savait le rendre prodigieusement riche et profond en effleurant les touches domptées d’un relent de jeunesse. Sa méthode de construction relevait des dualismes pertinents. La composition traditionnelle délinéarisée, parvenait à mieux rompre avec la simple logique répétitive. Il désancrait les standards et leur donnait une vie globale renouvelée.
Michel Marre apparaissait avec la démarche du renard à la sortie du terrier, perpétuellement à l’affût. Ses trompettes se faisaient saisissantes prises sous son désir impétueux. Il ne transigeait pas il ne jouait pas sur des caractères superficiels mièvres d’où l’on risque d’emprunter des formules plates. Son modelage assénait la convoitise et la curiosité, faites de cette matérialisation dynamogénique, qui lui conférait une âpreté cruellement persuasive.
Yves Torchinsky dans sa prise de contrebasse enlaçait une candeur de notes d’une domestication tranquillement accomplie.
Simon Goubert démultipliait les scintillements de sa batterie, qu’il optimisait vers une tension énergiquement cogitée, en permanence, avec un déterminisme conséquemment décuplé.
Difficile de trouver le sommeil à la suite d’un pareil remue-ménage sensoriel où la musique se jouait à fleur de peau. Ce quartet disposait d’un énorme potentiel de renouvellement dans toutes les phases fondamentales. La substance des standards prenait sa couleur vers une invasion décousue de sa ligne initiale, pour se faire sensible et intelligible.
C’est avant tout un éloge que Michel Marre a voulu en direction Clifford Brown avec son dernier enregistrement « I remember Clifford » où nous retrouvons les morceaux joués lors de cette nuit bienheureuse.
Si Lennie, le personnage du roman de John Steinbeck « Des souris et des hommes » se balade avec à l’intérieur de sa poche une souris à caresser. Michel Marre lorsqu’il prend possession d’une destination s’y incorpore muni d’une trompette de poche et d’une caméra en poche. En ce qui le concerne ça ne se fera jamais pour caresser dans le sens du poil. Pour lui c’est très certainement une façon de se mettre en alerte pour nous restituer du plausible. Ce n’est vraiment pas faire fausse route que d’user de cet équipement impératif de voyage où son apothéose s’organise entre la pensée narrative sonore et les symboles imagés relevant du même défilement incessant. Pour voir et entendre beaucoup de choses il faut savoir bouger afin de dépasser les limites de quelques frontières.
[1] festival à Vaulx-en-Velin (69)