Dixième étape

Avant d’évoquer les concerts auxquels nous avons assisté ces derniers jours, nous aimerions revenir sur la « Chronique Jazz » diffusée sur France 2 dans l’émission Télé Matin le 14 novembre dernier. S’il était a priori positif que le service public télévisuel se penche (à nouveau) sur le Jazz, ne serait-ce que quelques minutes à une heure de grande écoute, le résultat obtenu fut aux antipodes de l’effet qu’un ami du jazz aurait escompté. Le pianiste Michel Bisceglia était « belge et avait tout fait. » En outre, il était « plutôt beau gosse. » À l’égard de Lisa Ekdahl, Alex Jaffray, le chroniqueur donc, fit preuve de retenue en ne parlant que de « sa robe demi-saison ». Pour Nora Kamm, du groupe, Dreisam, et Candice Dulfer qu’il cita au passage comme étant potentiellement la mère de la première citée, vu son âge, elles furent baptisées « saxophonistes femelles »… Que dire ? Peut-on conseiller à cet individu (encore un autre) le site http://www.heforshe.org/ afin qu’il améliore son point de vue sur l’égalité des sexes et lui rappeler aussi que la BÊTISE est un substantif féminin qui, en parlant d’une personne, caractérise un « manque d’intelligence et de jugement. » (Plus de détails dans le TLFI)

Alfio Origlio

Ceci étant écrit, revenons à ce qui nous intéresse.
Le jeudi 27 novembre 2014, jour qui vit naître Madame de Maintenon (1635) et Jimi Hendrix (1942), le festival Jazz à Fareins accueillait pour sa première soirée Alfio Origlio en trio avec Stéphane Edouard et Alem. Nous y étions et ne fûmes pas surpris par l’affluence car en ces lieux, une fois par an, la convivialité donne rendez-vous à ceux qui savent partager la bonne humeur. Quant à savoir si le trio présenté en valait la peine, nous dirions que oui … mais. Alfio Origlio est un fin mélodiste, on le savait. La présence face à lui d’un beatboxer et d’un percussionniste l’empêchèrent pour le moins de nous en faire profiter. Il y eut donc une sorte de duel de percussionnistes entre mains et voix donnant une réplique surérogatoire. Dommage d’autant que les morceaux interprétés furent improvisés sur le moment.
Avec un partage équitable des tâches, nous aurions pu espérer une cohésion musicale plus riche, fine et proche d’un univers éloigné de la performance à tout prix.
Indice : le public ne demanda pas de rappel.


Onzième étape

Vendredi dernier, le 28 précisément (102ème anniversaire de l’indépendance de l’Albanie), Lee Konitz était à l’AMR de Genève en quartet avec Dan Tepfer au piano, Jeremy Stratton à la contrebasse et George Schuller à la batterie. L’altiste promène allègrement cet automne ses quatre-vingt-sept printemps et rien, nous semble-t-il à ce jour, ne l’empêchera de passer l’hiver et de voir l’été prochain. L’individu étant prolixe et créatif, et même intellectuellement protéiforme, depuis plus de six décennies, il nous avait semblé par avance judicieux d’écouter encore ce que ce chicagoan de naissance avait à dire, voire à souffler.

Lee Konitz

Comme d’habitude, il fut guilleret et malicieux. Est-ce la scientologie qui le conserve ? Oh ! Que surgisse cette vilaine pensée et les tréfonds les plus obscurs et vils de notre esprit s’étale au grand jour tel un gros titre dans la presse à scandale. Quoi, Lee avec Travolta, Cruise et les autres ? Ben oui, quoi. Nous ne dirons pas que cela nous enchante, non, mais on fait l’impasse par égard pour le maître de musique qu’il est. Sans véritable descendance d’ailleurs car trop versatile. Il est définitivement Lee Konitz et personne d’autres. Un trublion qui n’accepte pour compagne que la liberté d’être lui-même.
Il nous arrive cependant de penser qu’il est un poil imbu de sa petite personne, sentiment dû à une petite joute oratoire passée entre lui et votre serviteur, joute qui s’acheva sur un éclat de rire propice car nous connaissions également alors la générosité dont il est capable.
Là n’était pas le problème, ni le concert, en ce vendredi hygrométriquement désagréable. Alors où fut-il donc ce concert ? Sur la scène du club genevois, devant un public depuis longtemps conquis, Lee montra ses limites, celles d’un homme âgé qui, n’ayant plus la force de souffler, passa un bonne partie du concert à chantonner une playlist de standards très finement choisie, ce qui adoucit un tant soi peu le sentiment de vieillesse naufragée qui nous vint à l’esprit. Moyennement accompagné par un batteur et un contrebassiste qui avaient décidé de ne pas s’écouter, Lee Konitz put tout de même compter sur Dan Tepfer, toujours aussi pertinent et imaginatif, pour le soutenir ; un soutien indéfectible en l’occurrence qui vit le pianiste donner par intermittence de la voix, de concert avec son vieux mentor. Quoi qu’il en fut et avec les moyens du bord, Lee fit à sa guise et à n’en pas douter du Konitz de bonne facture car l’esprit lui ne s’est pas affaibli avec le temps.

En écrivant ces lignes, nous nous demandons si le génial altiste se produit aujourd’hui sur scène pour son plaisir (parce que c’est sa vie) ou par nécessité. La première hypothèse nous rassurerait bien qu’elle offre à son public l’image, hélas réelle, d’un homme diminué par les dégâts du grand âge. La seconde, nous ne voulons pas l’imaginer. Tchouang –tseu a écrit : «  La pensée est un voyage qui traverse le monde. » La musique de Lee Konitz, elle, continue de traverser les décades avec une espièglerie mutine sur un chemin sans équivalent balayé par un vent de liberté rafraichissant.
Simplement pour cela, Lee, nous l’accompagnerons où qu’il aille avec le respect dû à son rang. Et même au-delà de cette Leemite, son ticket sera encore valable.


Dans nos oreilles :

Aaron Goldberg  : The now
Gretchen Parlato  : The lost and found

Sous nos yeux  :

Pascal Quignard  : Mourir de penser
Francisco Coloane : Le golfe des peines