"Vivre cent jours en un" (Billie Holiday, Paris 1958)

Les cent jours en question n’ont rien à voir avec ceux de Napoléon et sa reprise de service. Pas plus qu’ils ne concernent les derniers mois de la chanteuse non moins célèbre. Peut-être n’aurait-il pas renié pour autant la formulation philosophique de Billie Holiday répondant à la question d’un animateur de radio à propos de la mort prématurée des musiciens de jazz : Nous essayons de vivre cent jours en un.
Les milanais de l’année 58 étaient donc bien des "ploucs", incapables d’entendre celle qui allait bientôt conclure prématurément sa carrière à moins de 44ans. "L’ami Sinatra" sauvera l’honneur des italiens en lui envoyant un message d’affection… Les parisiens de l’Olympia quelques jours plus tard, non sans atermoiements, in extremis lui emboîteront le pas. Même si Billie n’est plus tout à fait ce qu’elle était, elle bouleverse son auditoire.

Tout semble avoir déjà été écrit sur cette figure légendaire (et nous n’avons pas tout lu, loin s’en faut !) : une biographie (même contestée), Ma vie, un film (fut-il contestable), Lady sings the blues (1972) avec Diana Ross et même la relation de l’épisode parisien figure dans Billie Holiday et Paris, chronique de la vie de Billie Holiday à Paris en 1954 et 1958 de Michel Fontanes (étrange aficionado et ancien PDG d’Orangina) paru à compte d’auteur aux éditions Rive droite en 1999 et aujourd’hui épuisé.

À quoi bon un ouvrage supplémentaire sur la dernière tournée européenne d’une star certes mais déclinante ?

Vivre cent jours en un de Philippe Broussard appartient à ce genre à la mode du récit historique revu et corrigé par la plume d’un auteur. Cela nous vaut aussi bien, cette rentrée littéraire-ci Victor Hugo vient de mourir que Les cartes de Mendelssohn (et autres rencontres improbables de Churchill et Chaplin.. ). Avouons le d’emblée la "plume" de Philippe Broussard n’a pas le souffle épique de Judith Perrignon ni la quête quasi-métaphysique de Diane Meur. Néanmoins, en dehors de quelques moments de journalisme anecdotique, l’émotion de l’évocation gagne le lecteur. Le personnage de Billie émeut, sa fin de vie parisienne est pathétique, sa voix bouleverse et le récit "surfe" subtilement sur l’ensemble de ces émotions. Les témoins ne sont pas légion qui se souviennent de cet Olympia d’un soir ou du Mars Club qui l’accueille peu après, quelques semaines pour une centaine de dollars (en comparaison Maria Callas reçoit au même moment 10 000 dollars pour son passage à l’Opéra de Paris). Daniel Filippachi, Franck Ténot, Boris Vian, Françoise Sagan… sont morts. Les musiciens accompagnateurs aussi (en particulier le célèbre Mal Waldron). Restent certes Juliette Greco, Brigitte Bardot… mais aussi le contrebassiste Michel Gaudry qui l’accompagnait au Mars Club et qui vit sa retraite à Sainte Mère l’Eglise face au clocher et à son parachutiste suspendu. Ainsi que la cherbourgeoise d’origine Gabrielle Lecarbonnier qui tenait la cantine montmartroise des jazzmen "Chez Gabby and Haynes". Avec le temps les vapeurs d’alcool et les traces de piqûres se confondent avec le mélodies portées par cette voix à mille autres reconnaissable même pour le néophyte. Il faut voir par exemple le dégoût que lui inspire ses frasques éthyliques et entendre ses mises en garde répétées auprès de sa toute nouvelle protégée Yolande, chanteuse en herbe, de la vie qui a été la sienne comme si elle s’adressait à son double adolescent. On mesure sous l’immense talent l’immense gâchis d’une vie. Et pourtant comment scinder en deux celle qui fut l’unique dans l’histoire des diva du jazz , la Maria Callas du jazz précisément ?
L’ouvrage de Philippe Broussard n’apporte pas plus de réponses que d’autres mais évoque à tour de rôle, avec beaucoup de tact, ces deux bords du rivage qui l’attirent d’un même flot dans lequel la chanteuse a fini par se noyer. Elle survivra moins d’un an à son séjour parisien.
Les photos de son passage dans la capitale ne sont pas légion ou bien ont disparu. Néanmoins le grand photographe Jean-Pierre Leloir et Jean-Pierre Sas- dont certains clichés ornent la couverture et ponctuent le cours du récit étaient là !
Ils nous renvoient à cette scène où l’émotion nous clouait littéralement sur place tandis que dans l’obscurité nous tentions de regagner en catimini notre rang et que le visage de Billie Holiday illuminait l’écran et la salle de la Comédie de Caen, rue des Cordes, à la faveur d’une soirée organisée autour des films de jazz. Sa voix m’était familière mais je ne l’avais jamais vue chanter. Voir, entendre ou bien lire à propos de Billie, c’est toujours retrouver une part de cette émotion initiale pour nombre d’admirateurs.

Un léger bémol néanmoins : l’éloge fait par l’auteur du film Les tricheurs (1958) de Marcel Carné dont certes la bande sonore a été confiée à Chet Baker, Dizzy Gillespie, Oscar Peterson…mais c’est bien la seule nouveauté et qualité du film ; le reste consistant en une somme de clichés sur une jeunesse aussi convaincants que les pseudo- étudiants existentialistes du film de Cournot de la même époque La vérité (1960). Voyez plutôt Les cousins (1959) de Chabrol même si on y écoute du Wagner !

VIVRE CENT JOURS EN UN (Billie Holiday,Paris 1958) - Philippe Broussard , Editions Stock - Collection : La Bleue / Parution : 11-03-2015 / 240 pages / EAN : 9782234075467 /
19.00 €

Au moment de la rédaction de cet article, Alex Dutilh évoque, à l’occasion du centenaire de la naissance de la chanteuse, une pièce de théâtre Neige noire écrite et mis en scène par Christine Pouquet au Lucernaire (jusqu’au 6 décembre). Avec dans le rôle, la chanteuse Samantha Lavital . Dans ce même Open jazz, succède ce jour là également un hommage très moderniste, Floating. Visions of Billie Holiday rendu par la chanteuse Chiaria Liuzzi (un aperçu ici !).