Cent trentième étape

Nous ne comprendrons jamais pourquoi les arbres se dénudent à l’arrivée des premiers frimas. Et le mystère demeurait irrésolu en ce 11 novembre qui vit s’éteindre le joyeux Kierkegaard (1855) et où nous plongeâmes allègrement dans la commémoration. En Suisse. Pour fêter le trois millième concert du Chorus. Qui d’ailleurs célèbre également cette année sa trentième année d’existence. Pas de poilus donc, mais des jazzmen en quartet prêts à célébrer Phil Woods, puis les mêmes accompagnés par six élèves de la Hemu (Haute école de musique de Lausanne) pour honorer Thelenious Monk dont on commémore toute cette année le centième anniversaire de sa naissance.

Ce fut, pour débuter la soirée, le pianiste Hervé Sellin, le saxophoniste Pierrick Pédron, le contrebassiste Thomas Bramerie et le batteur Philippe Soirat qui livrèrent au public nombreux leur vision du regretté saxophoniste de Springfield. Par la bande pour ainsi dire, en jouant des compositions que ce dernier aimait et avec une liberté d’approche très réjouissante, les quatre musiciens servirent la musique autant que le musicien. Cette musique fait d’ailleurs l’objet d’un beau disque [1].

Hervé Sellin

En seconde partie de soirée, les élèves de la Hemu (Arthur Donnot, saxophone baryton ; Shems Bendali, trompette ; Léo Fumagalli, saxophone ténor ; Alexandre Labonde, cor ; Guy Cohen Hanoch, tuba ; Olga Trofimova, trombone), qui n’ont d’élèves que le nom vu leur niveau global de maîtrise instrumentale, rejoignirent donc le quartet afin d’évoquer ce fameux concert au Town hall de 1959. L’on comprend aisément que cet ensemble fasse encore fantasmer presque 60 ans après sa création tant il sidère par sa liberté de ton. Liberté monkienne par excellence due à la structure intimement fluctuante qui l’habite sous certains aspects. Nous fûmes pour l’essentiel réjouis d’écouter cette relecture savante mais un peu déçus par son académisme, loin, très loin, de la version festive, et si originale dans le traitement, offerte par Jason Moran il y a quelques années et qui demeure intacte dans notre mémoire tant elle fut, à tous égards, surprenante. Cela suffit cependant à notre bonheur car, après tout, l’ensemble fut cohérent et livré avec plaisir par ce tentet trans-générationnel dans l’ambiance chaleureuse du club de l’avenue Mon-Repos où nous revînmes quinze jours plus tard découvrir la chanteuse Sarah Lancman, accompagnée de Giovanni Mirabassi, de Gianluca Renzi, de Gene Jackson (excusez du peu) et du chanteur trompettiste japonais Toku (ami de longue date du pianiste) dont c’était la première incursion en terre suisse, ce qui le rendait à tout point de vue plus qu’heureux. Était-ce le lac ou les chocolats ? Le métro ou la verdure ? Nous ne lui avons pas demandé. On ne voulait pas déranger.

Sarah Lancman

Dans une ambiance très détendue Sarah Lancman, redoutable vocaliste avec un sens de l’harmonie et du swing aiguisés que Quincy Jones avait repéré dès 2012, et Giovanni Mirabassi, on ne le présente plus, présentèrent en avance leur futur album à paraître au début de l’année prochaine, album intitulé « A contretemps », cela ne s’invente pas. Joie de vivre et plaisir d’être là furent l’unique leitmotiv de la soirée. Concernant la musique, chacun fit sa part avec précision, justesse et talent, ce qui était aisé (si tant est que cela le soit) vu le pédigrée des musiciens et leur compagnonnage déjà ancien. Gene Jackson, impérial, tint la baraque avec le très inventif Gianluca Renzi. Giovanni Mirabassi, lui, porta l’ensemble avec sa générosité habituelle et cette élégance souple et racée qui le caractérise, offrant au gré de l’inspiration un espace coloré sur lequel la vocaliste put s’appuyer, ce qu’elle fit avec délectation. Et comme à son habitude, chaque fois qu’il vient à Chorus, le pianiste italien débuta la soirée avec une belle version en trio du « Chant des partisans », avant d’entrer dans le vif du sujet avec la chanteuse parisienne, puis l’étonnant Toku, à la voix riche et profonde. Ce dernier, grand admirateur de Chet Baker, fit également de belles interventions au bugle, parfaitement mainstream (du jazz japonais d’aujourd’hui comme on en fait encore beaucoup là-bas) délaissant tout au long de la soirée la trompette patientant à ses pieds. Quant à Sarah Lancman, qu’elle chantât en français, en anglais ou même en japonais, elle sut indubitablement habiter la mélodie et en tirer la quintessence sans que jamais la moindre sensation d’effort n’entachât sa prestation. Tranquille.

C’était un 25 novembre 2017, une Sainte Catherine comme une autre où l’on a coutume de dire « À la Sainte-Catherine, le porc couine ». Et si vous n’avez pas planté vos tulipes ce jour-là, précisément, elles seront courtes sur tige et cela sera tant pis pour vous. Vous ferez mieux l’année prochaine puisque maintenant vous savez.


Dans nos oreilles

Philip Catherine - Selected works, 1974-1982


Devant nos yeux

Toni Morrison - Home


[1"Always Too Soon - Dedicated To Phil Woods" - Cristal Records - Lire ici la chronique de Jean-Louis Libois avec un OUI ! CultureJazz- novembre 2017. NDLR