Junas, pour ceux qui ne connaissent pas encore, c’est un gros village qui se situe dans le Gard entre Montpellier et Nîmes, non loin de Sommières. De magnifiques carrières, portant bien aussi le nom de carrières du Bon Temps, accueillent depuis 25 ans des concerts de jazz organisés par une équipe de passionnés. Cette année, le festival s’y est déroulé du 17 au 21 juillet et je me propose pour la septième année consécutive de vous en rapporter quelques concerts, n’ayant pu assister au festival entier.

Jazz à Junas, c’est une étape incontournable pour moi dans mon parcours des festivals d’été. Quand on en parle d’ailleurs ce n’est pas que quelques soirs par an. Des concerts dispersés toute l’année sur différents lieux, des festivals au printemps et en début d’été, puis en juillet avec Jazz à Vauvert et enfin Jazz à Junas au sein des carrières, attirent chaque année un nombreux public. Disons que le village de Junas en est peut-être un peu la capitale, avec ses rues qui peu à peu portent le nom des musiciens qui y ont joué. Ainsi cette année, ce ne sont pas moins de quarante artistes qui ont leur nom inscrits dans la mémoire de Junas, avec en particulier l’inauguration de la rue Youn Sun Nah, ancienne rue principale, la place Archie Shepp, ancienne place de l’Avenir et la rue Arnaud Methivier. . Le temple du village est un des lieux incontournables pour les concerts de fin d’après-midi, avec sa lumière joliment filtrée par les vitraux dessinés par le batteur Daniel Humair, tandis que stages adultes et enfants, ainsi qu’une balade en musique dans la garrigue le samedi matin complètent agréablement le tableau.

Trio Ikui Doki

Mercredi 18 juillet, passage incontournable donc au Temple , avec le trio IKUI DOKI entendu pour ma part deux fois déjà à Jazz in Arles en mai puis au festival Charlie Free début juillet. Quand on aime ce trio, on y revient et à chaque écoute, on y découvre d’autres subtilités, d’autant plus que les différents lieux sont des écrins révélateurs variés pour ce petit bijou de trio inventif. Je me répète sans doute en avouant mon coup de cœur renouvelé. Lauréats de la cuvée 2018 du dispositif Jazz Migration, Sophie Bernado au basson, Hugues Mayot au saxophone et clarinette et Rafaelle Rinaudo à la harpe, jeune génération montante du jazz, ont de la créativité à revendre, avec un répertoire de compositions collectives autour de la musique française du début du XXe siècle, époque où leurs trois instruments se sont révélés. Hommage en particulier à Claude Debussy au travers des reprises des Chansons de Bilitis, qui n’aura jamais été autant célébré cette année anniversaire de sa mort, donnant lieu à une belle renaissance pleine de jeunesse et d’humour. Des moments suspendus, comme la reprise par Sophie Bernado d’un poème de William Blake s’accordant parfaitement au son profond du basson qui remue les entrailles, ou la harpe préparée de Rafaelle Rinaudo qui révèle tout son incroyable potentiel sous ses doigts ou instruments variés. Tandis que le moment où Hugues Mayot pousse son saxophone ténor dans ses derniers retranchements, se révèle absolument bouleversant, proche de ma découverte un jour du saxophoniste basse américain Colin Stetson qui utilise aussi ce type de technique. Un grand bravo donc.

"Heartland" le quartet de David Linx

La soirée continue avec David Linx, un de mes chanteurs jazz préférés. Une voix troublante et une présence sur scène intense dans Heartland ressuscité sur cette scène magique que sont les Carrières de Junas ont eu un grand succès. Un concert juste terminé sous la pluie qui menaçait depuis le début et a permis malgré tout son déroulement correct. Toutefois, on aurait volontiers joué les prolongations ! Cela faisait 20 ans que David Linx n’avait pas chanté à Junas, tandis qu’on avait vu Paolo Fresu et Donald Kontomanou dans d’autres circonstances. Linx et son pianiste Diederik Wissels se connaissent depuis plus de 25 ans et la complicité se lit dans leurs yeux et ceux de tous d’ailleurs. Echanges intenses entre le trompettiste et le batteur par exemple ! J’ai rarement vu Paolo Fresu aussi joyeux ! Le disque "Heartland" avec Paolo Fresu et Diederick Wissels date de 2001, le trio se retrouvant en 2015 pour "The Whistleblowers" dont les titres principaux seront joués ce soir. Une alchimie intacte entre le trio initial, amplifié par la magnifique paire rythmique que forment Donald Kontomanou et Christophe Wallemme déjà présent sur les albums « This Time » ou « One Heart, Three Voices ». Les compositions sont principalement du chanteur, exception faite de « December » écrit par le pianiste. Le « Tue Mani » est un standard italien superbement interprété, « The Whistleblowers » sonne parfaitement dans l’actualité, « Trailblazers », « Paris » et d’autres compositions soulèvent l’enthousiasme, mais zut, la pluie et les tentes qui arrivent en urgence sonneront la fin de cette belle ré-création !

Jeudi 19 juillet, le beau temps est revenu et pas l’ombre d’un orage comme la veille au concert de David Linx ou le lendemain. Le président de Jazz à Junas Stéphane Pessina-Dassonville présente les concerts et nous vante un superbe livre CD destiné aux enfants sorti cette année, « Ruby » écrit par Isabelle Wlodarczyk et illustré magnifiquement par Sonia Maria Luce Possentini. Un projet soutenu par Jazz à Junas avec sur le disque les Petits Loups des Voix, le saxophoniste Pierre Diaz en étant le directeur musical, avec la participation du contrebassiste Guillaume Séguron, du batteur Samuel Silvant et du guitariste Pascal Corriu. Un beau cadeau à offrir aux enfants !

Stéphane Pessina-Dassonville, président de Jazz à Junas, nous présentant le livre "Ruby"
Couverture du livre Ruby
Liberetto III de Lars Danielsson

On ne présente plus ou presque le contrebassiste suédois Lars Danielsson, pilier du label ACT et ses Liberetto qui nous avait enchantés dans les mêmes carrières en 2015 avec Liberetto II (avec Mathias Eick à la trompette). Les pianistes changent, Tigran Hamasyan sur le disque puis Jonas Östholm en concert et cette fois le sensible et magnifique Grégory Privat sur le disque Liberetto III sorti en mai 2017, et en concert également, dont la souplesse et le délié des doigts sont stupéfiants. Restent les fidèles John Parricelli à la guitare et Magnus Öström à la batterie, toujours aussi enthousiasmants dans leur implication. Lars Danielsson tout en sourire et attention, trône et dirige en douceur une musique qui reprendra quelques" tubes" des Liberetto précédents comme le titre éponyme ou le superbe « Orange Market ». Si ce n’est pas vraiment une musique novatrice, c’est une musique en tout cas qui plait à tous, sans barrières, avec des accents parfois pop ou classique et des influences hispaniques ou arabes. Les invités du disque sont absents, c’est un peu dommage, le relief en eût été accentué sans doute. Je me suis régalée malgré tout avec cette musique pleine de légèreté et de grâce qui a un accent d’éternité.

Youn Sun Nah en quintet

En seconde partie de la soirée arrive la chanteuse coréenne Youn Sun Nah toute timide sur scène et s’excusant presque d’être là avec sa petite voix ! Il y a 4 ans dit-elle, l’orage brutal l’avait empêchée de chanter dès la première note et "c’était de ma faute !", et ce soir, il fait beau "et c’est grâce à vous !". Après une pause en 2015 et un retour en Corée, elle part à New York et s’immerge dans la pop culture, puis revient pour enregistrer son dernier opus avec un quintet américain de choc "She Moves On" (de la chanson de Paul Simon) sorti en mai 2017 sur le label ACT ( avec Jamie Saft aux claviers, Marc Ribot à la guitare, Brad Christopher Jones à la contrebasse et Dan Rieser à la batterie). En tournée, c’est le pianiste d’origine allemande Frank Woeste et le guitariste Tomek Miernowski né en Pologne, diplômé de l’Université du Wisconsin qui sont présents. Presque vingt ans de carrière et toujours un choc en entendant cette voix capable de grimper les octaves avec une force qu’on n’imaginerait pas en l’entendant simplement parler. Ce soir elle chante quelques titres de cet album : "Traveller", "Drifting" de Jimi Hendrix, "A Sailor’s Life" et "She Moves On" ; mais elle reprend aussi des titres phares des albums précédents comme "Momento Magico" ou le rappel sur "Lament" du disque Lento, "Jockey Full of Bourbon" du disque Voyage, "Kangwondo Arirang", chanson d’amour traditionnelle coréenne du disque Same Girl, toute déçue de ne pas avoir de congénère coréen dans l’auditoire ! A noter le superbe duo avec son guitariste sur le titre "Hallelujah" de Leonard Cohen. Un second rappel toujours prenant sur "Avec le Temps" de Leo Ferré terminera cette soirée parfaite !

Attica Blues Big Band

Vendredi 20 juillet, Attica Blues a attiré un monde fou ce soir à Junas !!! Archie Shepp du haut de ses 81 printemps est toujours aussi attirant et séduit jeunes et moins jeunes. Il passera en première partie de la soirée, laissant Pierre Durand et son Roots Quartet essuyer l’orage après qu’un vain espoir nous ait fait attendre le changement de plateau. Pierre a eu à peine le temps de se changer après sa prestation dans l’Attica Blues Big Band et de prendre sa guitare que le ciel s’est abattu sur nos têtes. Partie remise, je vous laisse écouter son non moins séduisant album « Chapter Two : ¡Libertad ! » pour se consoler...Archie Shepp est un rendez-vous incontournable chaque été pour moi à Jazz à Porquerolles, prouvant à tous son énergie et son amour de la jeunesse qui l’entoure à chaque fois. Avec lui ce soir, Jean Philippe Scali (dir, as), François Théberge, Virgil Lefebvre (ts), Thomas Savy (bs), Alexis Bourguignon, Olivier Miconi, Christophe Leloil (tp), Sebastien Llado, Simon Sieger, Michel Ballue (tb), Carl-Henri Morisset (p), Pierre Durand (g), Alune Wade (elb), Steve McCraven (dm), Marion Rampal et Djany (voc). Bref, que du beau monde pour un concert qui a fait l’unanimité. J’avais déjà écouté Attica Blues il y a 6 ans à Jazz À la Villette. Il y avait à cette époque le regretté Tom Mc Lung et Amina Claudine Myers, Famoudou Don Moye ainsi qu’Ambrose Akinmusire et Cécile Mc Lorin Salvant à leurs débuts. Même émotion et admiration ce soir avec cette équipe différente ! Je vous laisse relire l’article de Thierry Giard paru en novembre 2013 qui vous dira tout sur la genèse de cet orchestre et de son projet : (http://www.culturejazz.fr/spip.php?article2341) qui n’a pas pris une ride.

"Tangerine Moon Wishes" de Sandra Nkaké

Samedi 21 juillet, la soirée commence avec la chanteuse Sandra Nkaké. Les qualificatifs manquent pour la décrire : sculpturale, généreuse, originale, possédant une magnifique voix reconnaissable à son timbre un peu voilé et très sensuel, cette chanteuse a tous les attributs pour séduire. Toujours accompagnée de son compagnon le flûtiste et compositeur Jî Drû, j’avais eu l’occasion de les écouter avec beaucoup d’intérêt à Jazz à la Villette puis dans un projet palpitant en duo à Jazz sous les Pommiers, "Shadow of a doubt". Pour ce troisième album "Tangerine Moon Wishes" majoritairement joué ce soir, elle continue d’attirer un public soit tout acquis à sa cause, soit qui le deviendra peu à peu le long du concert et la découvre avec enthousiasme. Car voilà bien une chanteuse qui déteste la distance avec le public ! Sandra nous secoue et appelle à plus de solidarité entre les humains. Habillée d’une superbe robe rouge orangée, c’est un feu qui nous réveille et nous réchauffe !. Accompagnée donc du flûtiste Jî Drû et co-compositeur du disque, elle est entourée d’un trio de choc avec Tatiana Paris à la guitare et chant, Mathilda Haynes à la basse et chant et Anne Paceo à la batterie, imprévues au départ pour les deux dernières, mais nous ne perdrons pas au change ! La lune se lève durant le concert, (rousse, elle le sera la semaine suivante !) à laquelle Sandra adresse ses voeux ! Un concert engagé, libre, révolté, avec un coeur, des coeurs qui battent fort et appellent au respect de la différence et à l’amour de la vie. "N’oubliez pas de manger la vie !". Un ultime rappel sur "La Mauvaise réputation" et nous repartirons ce soir sur une autre route, mieux éclairés par la belle Sandra...Un seul bémol à ce concert plus pop-rock que jazz : une sonorisation bien trop forte incitant plus d’un à se boucher les oreilles ce qui est dommageable dans un concert aussi intéressant.

Bon Anniversaire à Jazz à Junas !

Après une courte entracte et 25 bougies plus tard amenées par les bénévoles de Jazz à Junas, en seconde partie, les chaises devant la scène sont retirées pour permettre au public de se mettre debout et venir communier à la musique d’Electro Deluxe. Tout est dit, c’est de la musique électro, peut-être excellente mais que je n’apprécie absolument pas… Son énorme, démonstration de force et gesticulations, décidément, impossible d’écouter plus de 10 minutes. Dommage, sans doute une question de génération. Le crooner endimanché James Copley et le bassiste Jérémie Coke ont beau être des pointures soi-disant renommées, ces vagues funk et hip hop n’exercent sur moi aucun attrait et je me rappelle alors avoir fui aussi leur concert aux FJ5C de Marseille en juillet 2014.

Electro Deluxe

Je n’aurai pas eu l’occasion de voir et écouter Arnaud Methivier à l’accordéon, invité chaque fin de soirée pour fêter les 25 ans du festival dans une nouvelle création Nano, Le Temps Suspendu, proposition poétique avec deux danseuses. Le premier soir, la pluie avait chassé bon nombre de festivaliers pour écouter la grande version, tandis que des versions plus courtes étaient elles aussi contrariées par le temps ou arrivant après déjà des concerts suffisamment longs. De même et à mon grand regret, je n’ai pu assister aux concerts de Rémi Charmasson "Open Bal" mardi 17 juillet et Arnaud Dolmenen quartet le jeudi 19 juillet sur la Place de l’Avenir qui ont eu aussi un grand succès.

Merci à toute l’équipe( Stéphane Pessina-Dassonville, Sébastien Cabrié et Lou Prigent entre autres) pour leur excellent accueil et pour aller plus loin, je vous invite à visiter le site :

www.jazzajunas.fr

et à vous procurer le livre "Ruby" sur

http://www.lirabelle.fr/