Sous ce clin d’œil un tantinet provocateur, j’aimerais rappeler que le jazz a d’abord été créé par les Américains, et particulièrement par les Afro-Américains. Aussi insisterai-je en précisant : L’Amérique noire d’abord ! Certains me trouveront fort passéiste, mais je souhaiterais que l’on n’oublie pas que, tout au long de l’histoire du jazz, les Noirs ont largement été spoliés, pillés et dépossédés de leur musique, et que la discrimination raciale à la vie dure. Certains savent que je n’ai pas été le dernier à soutenir les musiques européennes dans ce qu’elles avaient de plus créatif et novateur, mais j’entends trop à présent de jeunes musiciens qui ont l’impression de tout inventer et de refaire le monde alors qu’ils ignorent les racines et les musiciens noirs (qui à l’époque donnaient le La des grandes tendances), et sont bien loin d’approcher la modernité qui jaillissait de partout il y a cinquante ou soixante ans.
Dans la chronique qui suit, si je commence par des Noirs, vous verrez que je ne fais aucune discrimination – je n’annonce pas la couleur ! – et que que les musiciens de tout bord, mêlent leurs créations, réalisent leurs projets ensemble, et fraternisent – heureusement ! – alors que la tendance générale va plutôt en se raidissant. Allons-y...

Deux ans et demi après un premier disque de son Ensemble Double Up (cf. Culturejazz « Mon été sans festivals (1) » 03/10/2016), le compositeur afro-américain Henry Threadgill réunit les mêmes musiciens à l’exception de Jason Moran qu’il remplace par deux autres pianistes, David Bryant et Luis Perdomo, le troisième claviériste (piano, harmonium) restant David Virelles. Soit trois pianistes sur huit musiciens. Citons les cinq autres solistes, que nous retrouverons un peu plus loin : Curtis Robert Macdonald (saxo alto), Roman Filiu (saxo et flûte alto fl), Christopher Hoffman (violoncelle), Jose Davila (tuba) et Craig Weinrib (trap drums, percussion), des noms qui ne nous sont pas très familiers mais tous improvisateurs accomplis et parfaitement à même de saisir les demandes du compositeur, certains travaillant avec lui depuis des années. Une longue composition et trois plus courtes (sous un seul titre développé, Clear and Distinct) constituent le programme de ce disque fort original et particulièrement soigné et abouti. Autour des trois pianistes, principaux solistes, se remarquent notamment le tuba et la pulsation polyrythmique fournie par le batteur. Avec un sens aigu de l’équilibre et de la clarté, Threadgill conduit et enrichit l’espace sonore au fur et à mesure du déroulement très serré des morceaux. L’écoute de ce disque est un bonheur absolu. « Double Up, Plays Double Up Plus » (Pi Recordings PI75).

En même temps qu’il enregistrait le disque précédent, Henry Threadgill convoquait sept musiciens supplémentaires (deux trompettes, deux trombones, une guitare, une basse et une batterie), lui-même jouant du saxo alto, de la flûte et de la flûte basse, pour former son 14 or 15 Kestra : AGG. Soit un orchestre de quinze solistes, la musique prenant une dimension supplémentaire. Il s’agit d’une suite en deux chapitres et dix parties d’inégales longueurs, qui progressent en improvisations multiples, collectives et solos accompagnés, sur différentes nappes contrastées (alliages flûte-tuba par exemple) d’une richesse exceptionnelle. Plus ample mais aussi souple et lisible qu’en octette, fine, subtile mais résolue, c’est une musique savante qui semble couler de source... pure. On rencontre rarement un tel niveau artistique doublé d’une telle joie à l’écoute. Les musiciens de l’AACM de Chicago à l’époque, dont faisait partie Henry Threadgill – souvenons-nous du Trio Air – n’aimaient plus parler de jazz mais de Great Black Music. Quelques décennies plus tard, cette grande musique noire donne ici ses plus beaux fruits. Je pèse mes mots : Henry Threadgill est l’un des plus grands musiciens de notre époque. « Dirt... And More Dirt » (Pi Recordings PI73). OUI !

Ce trio sans batterie, composé de musiciens qui se connaissent bien, qui appartiennent à une vraie famille de pensée et d’action, s’inscrit dans la descendance du free jazz dans ce qu’elle a de meilleur. Ils sont parmi les représentants majeurs de la grande tradition afro-américaine la plus vivante et la plus impliquée, y compris politiquement, au sens large du terme. Daniel Carter dispose d’un large outillage instrumental (flûte, trompette, clarinette, saxos soprano, alto, ténor) pour développer un jeu incisif et lyrique. Nous l’avons entendu notamment dans le groupe Other Dimensions in Music avec le défunt trompettiste Roy Campbell, William Parker et Hamid Drake (« Live at the Sunset », Marge 38). Ses deux compagnons assurent une présence et un à-propos renversants, autant le jeu foisonnant, à la limite du déséquilibre harmonique (Monk), parfois répétitif et insistant, toujours pertinent du pianiste Matthew Shipp, que la profonde pulsation intérieure (Mingus) du contrebassiste William Parker. Enregistrée lors d’un colloque « Art, Race, and Politics in America » initié par Kurt Ralske (l’auteur des liner notes) à la Tufts University de Melford (Massachusetts) , la musique de cette suite en trois mouvements déploie une puissance de jeu (powerful, terme intraduisible) impressionnante. Le sommet du jazz actuel. « Seraphic Light » (Aum Fidelity AUM106). OUI !

Le violoncelliste Daniel Levin est un musicien qui compte sur un instrument qui n’apparaît pas régulièrement au premier plan des formations de jazz. Il poursuit une carrière solide, ponctuée d’enregistrements – je me souviens de plusieurs quartettes avec le trompettiste Nate Wooley. Il joue ici en compagnie du saxophoniste alto Chris Pitsiokos et du guitariste Brandon Seabrock, un trio original qui pratique une improvisation libre très dynamique, assez débridée, voire “excitée”. À l’intérieur d’une trame très serré, les instruments jouent des oppositions, raclent bruyamment, se percutent avec à-propos sans aucun temps mort. Dense mais haletant. « Stomiidae  » (Dark Tree DT09).

Nouveau venu chez Intakt, le clarinettiste-saxophoniste Don Byron, ancré dans la tradition et nourri de soul et de gospel, rejoint le pianiste Aruan Ortiz, dont c’est la quatrième apparition remarquée sur ce beau label (« Intakt sur son 31 » 06/08/2018). À partir de compositions personnelles ou puisées chez Ellington, Gerri Allen, Mompou ou Bach, ils réalisent un superbe disque de musique intense, intériorisée mais communicative, déjà saluée dans l’Appeal du disque - Novembre 2018 #2. « Random Dances and (A)Tonalities » (Intakt CD 309). OUI !

Entouré de Nate Wooley (tp), Sylvie Courvoisier (p) et Tom Rainey (dm), musiciens de haut niveau qu’on ne présente plus, le saxophoniste-clarinettiste de grande expérience Ken Vandermark explore une autre voie post free, dense, parfois carrée, ouverte et accidentée. Une musique d’échanges. « Noise for Our Time » (Intakt CD 310).

Une autre musique “ouverte”, mais beaucoup plus aérée, qui n’oublie ni la mélodie ni le lyrisme, et où les échappées free s’appuient toujours sur un tempo, réel ou sous-jacent, nous est proposée par le contrebassiste Michael Formanek et son Elusion Quartet formé de Tony Malaby (ts, ss) au discours très articulé, Kris Davis (p) et Ches Smith (dm, vib, perc). « Time Like This » (Intakt CD 313).

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Nous retrouvons Kris Davis (p) et Nate Wooley (tp) auprès de la saxophoniste allemande qui vit à New York depuis 2009 Ingrid Laubrock (sax) dont c’est le 9e disque paru sous son nom chez Intakt. La quatrième soliste de ces “Two works for orchestra with soloists” joués par un orchestre de 40 musiciens (et deux chefs) est la fidèle et remarquable Mary Halvorson (g). On appréciera particulièrment le gros travail sur la masse orchestrale. Quand le jazz rencontre la musique contemporaine pour le meilleur. « Contemporary Chaos Practices » (Intakt CD 314).

Ingrid Laubrock et Mary Halvorson forment, depuis 2009, les deux tiers du Tom Rainey Trio, dont c’est le troisième CD pour Intakt (« Intakt sur son 31 » 06/08/2018), servi par une superbe prise de son live et résultat d’une qualité studio. Six improvisations collectives, sans doute longuement travaillées, composent ce disque de très haut niveau. Il ne fait guère de doute que nous sommes en présence de ce qui se fait le mieux dans ce que nous appellerons le jazz contemporain où l’équilibre est si difficile à obtenir. Avec ce souci de la construction qu’on retrouve chez la saxophoniste au jeu assez inouï, tant elle maîtrise ses sonorités et recherche une parole originale. Qualités que l’on attribuera également à la guitariste, aussi inventive que pertinente. Entre les deux, que ce soit dans les passages éliptiques, les chemins aventureux choisis, ou les explosions free délibérées, le batteur veille, imposant sa puissance et sa présence. Je me risquerai à penser que Tom Rainey est le Daniel Humair américain ! « Combobulated » (Intakt CD 316). OUI !

Nous retrouvons une troisième fois Ingrid Laubrock (ts, ss) au sein d’un autre trio qu’elle partage avec le contrebassiste Stephen Crump et le pianiste Cory Smythe. Il s’agit de leur seconde réalisation pour Intakt, enregistrée en concert. On ne surprendra pas le lecteur en constatant que le niveau musical de ce disque est aussi élevé que le précédent ci-dessus. Le jeu très serré de la saxophoniste atteint une densité étonnante, sans altérer sa lisibilité, tandis que l’espace est occupé de façons variées et pertinentes par le duo piano-basse. Une musique savante et improvisée avec un rare sens de l’écoute. « Channels » (Intakt CD 319).

Human Feel est un quartette qui fit beaucoup parler de lui dès sa création il y a 30 ans. Enthousiastes d’un côté, qui voyaient une nouvelle direction au jazz, plus réservés de l’autre qui pensaient en déceler quelques ficelles un peu voyantes, ils alimentairent les discussions. Toujours est-il que les quatre compères d’origine, Andrew D’Angelo (as, bcl), Chris Speed ((ts, cl), Kurt Rosenwinkel (g) et Jim Black (dm) sont toujours là et bien là. Et après Speed et Black, accueilli séparément par Intakt, le label suisse les reçoit tout quatre. Un séance solide de dix compositions variées. De l’or ou du plaqué ? En tout cas ça se tient. « Gold » (Intakt CD 322).

Heath Watts (ss) et Blue Armstrong (b), entendus en duo (“Leo Records : une production que laisse sans voix” 13/02/2018)), s’adjoignent M.J. Williams (tb, p, melodica) et Nancy Owens (vin) pour une série d’échanges (duos, trios...). De l’improvisation libre peu sophistiquée mais très stimulante. « Sensoria » (Leo Records LR 831).

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Stephen Rush (p, rhodes, micromoog, tb, euphonium) et son Naked Dance ! (3e disque Leo) comprenant Davy Lazar (tp), Andrew Bishiop (cl, bcl), Tim Flood (b, synthé) et Jeremy Edwards (dm) proposent douze pièces composées par Rush, dont sept Time Cycles, aux couleurs et atmosphères bien agencées et très variées (sons free rock, ballade harmolodique qui évoque Jimmy Giuffre, références à la Nouvelle-Orléans, à Sun Ra au minimoog, etc.). Ce beau travail n’est pas une série d’hommage mais de témoignages d’amour et d’amitié. Mon appréciation très favorable sera peut-être jugée subjective, mais il est bon parfois de faire connaître, et encore mieux de partager, ses coups de cœur. « Something Nearby  » » (Leo Records LR 834). OUI !

Encore une musique “éclatée”, voire un peu décousue mais sous-tendue par une cohérence artistique, qui nous est offerte par le pianiste Pat Battstone. Celui-ci réunit un quintette “américain” et deux chanteuses italiennes, Antonella Chionna et Gianna Montecalvo, co-compositrice des onze pièces aux couleurs lumineuses : flûtes, clarinettes, piano, vibraphone, face aux vocalises assez débridées. « The Last Taxi : in Transit  » (Leo Records LR 836).

Impressionnant, le duo Dialectical Imagination formé par le batteur et compositeur Rob Pumpelly et le pianiste Eli Wallace. Déferlements de tambours, piano puissant aux figures répétitives, course-poursuite haletante entre les deux... rythment et se suivent tout au long de ces quatre pièces de musique “spatiale”, résonnante et forte. « Two Infinitudes » (Leo LR 839).

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Tout l’inverse, ou presque, avec le dernier disque de la pianiste Marilyn Crispell, disque composé de deux œuvres. La première, Memoria / For Pessa Malka en trio, comprend cinq parties très différentes l’une de l’autre, mais en général dépouillées (sauf la seconde où l’habillage du synthétiseur de Richard Teitelbaum forme un imposant décor) et accordant une large place au silence. La seconde, The River, est une suite de sept mouvements improvisés par la pianiste et la violoniste Tanya Kalmanovitch (également présente dans la première partie). Là encore, c’est le silence, la réflexion, l’introspection et l’intériorité qui règnent. Du grand art ! « Dream Libretto » (Leo Records LR 849. OUI !

Democratic Vistas est une exploration de notre situation socio-politique contemporaine, écrit Mark Harvey, Parmi les influences : Charles Ives, Charles Mingus, Charlie Haden, Sun Ra et Dada, ajoute-t-il. Que dire de plus sur ce que je considère depuis des années comme le meilleur big band du monde, le Aardvark Jazz Orchestra dirigé par le compositeur et pianiste Mark Harvey ? Cet orchestre de 46 ans d’âge, quasiment un record, publie son huitième CD chez Leo. Il commence par quatre pièces réalisées entre 2004 et 2017. Elles sont suivies de The Swamp-a-Rama Suite enregistrée en public : douze morceaux comprenant des parties swing, du blues, des citations jazzy, des vocaux, etc., dans une approche ludique et très accessible non dénuée d’humour, grâce notamment aux alliages entre instruments détonants (flûte, piccolo, accordéon) et masse orchestrale. Un travail d’orfèvre exécuté par quinze musiciens de première bourre qui s’en donnent à cœur joie. Quand verra-t-on cet exceptionnel big band par chez nous ? Pas demain la veille, j’ai bien peur... « Democratic Vistas  » (Leo Records LR 833) ? OUI !

Par qui conclure cette brève revue sinon par l’inévitable Ivo Perelman – au sens premier du terme, et non vu comme une critique – qui retrouve son (presque aussi) inévitable compagnon, le pianiste Matthew Shipp, dans un superbe coffret de trois CD, « Oneness », enregistrés en septembre 2017. De quoi suivre longuement et apprécier le jeu toujours free et sinueux du saxophoniste (avec toutefois quelques formules répétitives), mais aussi de nombreuses plages “calmes”, sortes de ballades qui laissent transparaître le côté impliqué, voire recueilli (le piano) de chacun. Une sorte d’aboutissement de vingt ans de travail en commun et de forte complicité qui tend toujours vers le meilleur. Une somme. Une de plus ! « Oneness » (Leo Records LR 823/824/825). OUI !

On n’en reste pas là, comme chaque année, Perelman nous offre son lot de nouveaux disques. Ce sont d’abord deux duos avec des clarinettes-basses. Le premier, en compagnie du maître allemand Rudi Mahall pour douze improvisations dans un double CD, est un bel exemple d’interpénétration des voix. On peut penser, dans des registres différents, aux duos d’André Jaume avec Jimmy Giuffre ou Joe McPhee. « Kindred Spirits » (LR 840/841). Le second, avec Jason Stein, issu de l’école de Chicago, est assez différent. Dans les huit improvisations (un seul CD), les discours se mêlent moins, mais se rencontrent, se suivent, se rejoignent et se répondent, avec parfois un peu d’humour et de spiritualité judaïque. « Spiritual Prayers » (LR 842).

  • Nous conclurons avec une autre paire de deux CD. Ivo Perelman, ancien violoncelliste mais qui ne quitte plus son saxo ténor, réunit deux violonistes, Mark Feldman, grand technicien, et Jason Hwang, d’origine chinoise, et l’altiste Mat Maneri, l’un de ses familiers. Neuf improvisations pour auditeurs avertis. « Strings 1 » (LR 850). Mat Maneri est toujours là dans le second disque, entouré du violoncelliste Hank Roberts (sauf deux pièces), et du clarinettiste-basse Ned Rothenberg. La présence de cet instrument à vent donne plus de liant et de contrastes dans les quatre plages (sur neuf) où il est présent. « Strings 2 » (LR 851).

    Alors que ma revue de disques filait vers la mise en ligne, je recevais deux « Strings » supplémentaires. En fait de strings, seul Mat Maneri les défendait toujours avec à-propos, tandis que le remarquable trompettiste Nate Wooley, décidément bien sollicité, complétait le trio. Je n’ai eu le temps que d’effectuer une seule écoute, mais je trouve ce disque, qui comprend onze plages, particulièrement réussi. Le meilleur de la série ? « Strings 3  » (LR 859).

    Le dernier CD (?) de cette série de rencontres entièrement improvisées fait entendre le même trio auquel s’ajoute, vous l’auriez deviné ?, le fidèle Matthew Shipp – le piano est aussi un instrument à cordes ! Neuf créations spontanées permettent toutes les combinaisons possibles dans des atmosphères et registres très différents. « Strings 4 » (LR 860).

Notre prochaine chronique pourrait s’appeler : L’Europe ensuite !


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