« Fragments » le 2 Février au Triton

Le contrebassiste et compositeur Yves Rousseau m’a toujours touché, notamment pour son sens très fin de la mélodie et sa générosité musicale. Découvert sur disques et sur scènes au début des années 90 aux côtés de Franck Tortiller, Jacques Mahieux, Sylvain Kassap et Jean-Marc Padovani, je me souviens du son profond de sa contrebasse, parfois agrémenté de vibrato. Cet ancien élève de Jean-François Jenny-Clark, reconnu pour ses compétences de leader de groupe au-delà de sa culture de sideman, a su se démarquer sur la scène française avec des projets singuliers aux instrumentations souvent originales et mise en valeurs par une écriture précise, conçue pour les musiciens qui l’accompagnent, avec lesquels ses collaborations s’inscrivent dans la durée.

Certains se souviendront de son quartet né au début des années 2000 en compagnie de Régis Huby (violon), Jean-Marc Larché (saxophones alto et soprano) et Christophe Marguet (batterie) ; des musiciens sensibles aux nuances, mélodies et ambiances parfois assimilables à celles de la musique de chambre, avec lesquels il enregistra trois albums (« Fée et gestes », « Sarsara », « Akasha ») dans lesquels le compositeur brillera par ses compositions très touchantes, qui véhiculent toujours une émotion forte, parfois gorgée de mélancolie. Ce groupe sera le noyau dure des sextettes « Poète, vos papiers ! » trouvant son inspiration dans le répertoire de Léo Ferret avec Caudia Solal et Jeanne Added (chant) et de « Strings & Winds » avec François Thuillier (tuba) et Claus Stötter (trompette). Au-delà de son goût pour les petites formations (duo « Elif » avec Alain Blesing, trio « Absolutely Free » avec Elise Caron et Jean-Marc Larché et le récent duo « Continuum » avec le même saxophoniste), Yves Rousseau est aussi un chef d’orchestres aux effectifs plus ambitieux comme le septet « Wanderer » qui rend hommage à Franz Schubert (formation avec laquelle il a su conquérir et convaincre le public de grandes scènes nationales), dans lequel il étend sa famille de musiciens à Xavier Desandre Navarre (percussions), Edouard Ferlé (piano), Thierry Péala (voix) et Pierre-François Roussillon (clarinette basse).

Csaba Palotaï, Jean-Louis Pommier, Géraldine Laurent, Thomas Savy, Yves Rousseau, Etienne Manchon, Vincent Tortiller © Jeff Humbert

Ces dernières années, il sera à l’origine des répertoires en quintet « Yarin » (inspiré de musiques turques), « Spirit Dance » coécrit avec le batteur Christophe Marguet et de « Murmures », son dernier disque consacré au poète François Cheng, aux côtés d’une nouvelle équipe de musiciens qui lui sont chers : Anne le Goff (chant), Thomas Savy (clarinette basse), Pierrick Hardy (guitare) et Keyvan Chemirani (percussions).

Dernière création en date : « Fragments » en septet, co accueilli par La Barbacane de Beynes et Le Triton début février. Pour ce nouveau programme, Yves Rousseau trouve son inspiration d’écriture mélodique et d’univers sonore dans les groupes de pop rock des années 70 (King Crimson, Pink Floyd, Soft Machine, Emerson Lake and Palmer, Genesis, Franck Zappa), qui ont fortement marqué son esprit avant de se consacrer pleinement au jazz. Il n’est cependant absolument pas question de relire ou arranger ces chefs d’œuvre, comme souvent entendus dans les hommages ; mais de proposer des pièces originales composées dans l’état d’esprit de ce qui lui reste en mémoire. Yves Rousseau garde donc son propre style d’écriture et son attache au son d’orchestre qui lui est cher, sans jamais tomber dans la facilité ni l’exagération, parfois reprochées à des musiciens qui reprennent ce patrimoine musical. Comme il le qualifie, il s’agit ici de « retrouver des réminiscences, des fulgurances de ces exaltations extrêmes de l’adolescence ». Ce nouveau répertoire me rappelle la collaboration d’Yves Rousseau dans le nonette d’Alain Blesing « Songs From The Beginning », qui relisait une partie de cette même époque musicale.

Pour servir cette musique audacieuse, Yves Rousseau s’offre un casting intergénérationnel original avec un mélange de personnalités musicales aux styles bien différents. On y retrouve des musiciens inspirés de la pop comme le jeune Vincent Tortiller, batteur fougueux repéré au sein du Collectiv de Franck Tortiller et du quintet Révolution de François Corneloup, à la frappe précise et puissante, au groove naturel, qui sait donner à un groupe tout le relief rythmique nécessaire pour nous marquer à jamais. Etienne Manchon, éminant praticien de claviers en tous genres, repéré il y a deux ans par le contrebassiste lors d’un jury d’entrée au CNSM, impulse la dynamique sonore du groupe en nous rappelant très naturellement l’univers des années 70. Un jeune à « surveiller » de très près. Parmi les soufflants, Jean-Louis Pommier, tromboniste français qui a certainement le plus collaboré avec des grands orchestres de jazz (d’Eddy Louiss à trois ONJ différents, en passant par Bruno Reigner, Alban Darche, Franck Tortiller…), reconnu pour ses capacités à se fondre dans des contextes musicaux très différents, nettement identifiable par son vocabulaire, ses improvisations décoiffantes, le son éclatant de son trombone, sa capacité à développer son langage personnel tout en restant pleinement au service du collectif. Ce septet est aussi l’occasion d’accueillir en ses rangs la clarinette basse du virtuose Thomas Savy (entendu aux côtés de frères Belmondo, Guillaume de Chassy), à la grande sensibilité musicale, au langage hérité de grands noms de l’histoire du jazz tout en gardant un discours personnel très apprécié dans ses envolées improvisées. Au saxophone alto, Géraldine Laurent (souvent associée aux projets d’Aldo Romano et Emmanuel Bex), nous prouve une fois de plus son aisance à improviser au-delà des styles et des genres avec un son profond, un phrasé rapide, unique et parfois free. Mon plus beau coup de cœur de cette fine équipe restera sans doute le guitariste Czaba Palotaï, que j’ai découvert en 2009 au sein de son groupe fétiche Grupa Palotaï et entendu aux côtés de la chanteuse Emily Loizeau ou du grand John Zorn. Il reste à mon sens l’un des guitaristes de la scène française les plus originaux mais trop peu mis en avant sur nos scènes jazz. Son solo « The Deserter » en est une preuve factuelle. Ce guitariste influencé par Jimmy Hendrix, Jimmy Page, Robert Fripp ou Franck Zappa apporte au groupe le lien sonore indispensable pour nous refaire vivre les ambiances très colorées, aussi fraîches et émouvantes de ce qu’était l’aventure scénique de ces groupes des années 70, qui savaient mêler très finement l’association des timbres des instruments acoustiques et électriques ; et l’écriture, où la chanson était prépondérante avec le jeu aventureux de l’improvisation.

Cette musique, à la fois guidée par une écriture rigoureuse et exigeante, est le terrain propice au développement de longues improvisations où chaque musicien trouve pleinement son espace d’expression et d’épanouissement au sein du collectif. Yves Rousseau dispose des qualités humaines et musicales pour accueillir dans ses musiques les personnalités telles qu’elles sont, sans restriction ; en leur donnant la possibilité d’exprimer le maximum de leur potentiel. Ce répertoire est autant axé sur l’énergie collective que sur l’interaction entre les musiciens. Au total, huit longs fragments s’enchainent sans aucune impression de redite. Parmi les titres les plus marquants, je retiendrai Abissal Ecosystem qui commence avec une rythmique très énergique, Reminiscence (clin d’œil respectueux à Soft Machine), Personal Computer avec son fond sonore parfois austère et Efficient Nostalgia à l’univers très pop rock pour clore ce concert qui restera graver dans ma mémoire.

Avec « Fragments », Yves Rousseau nous livre une fois de plus une création authentique, dans laquelle il reste fidèle à ses qualités de compositeur et rassembleur de talents, dont il sait mettre en exergue toutes les qualités musicales au service du collectif.


https://yvesrousseau.fr/