"Bagatelles Marathon" regroupait 14 formations aux aspects les plus tranchants

John Zorn sait rompre avec les figures musicales stéréotypées de l’académisme. Il arrivait en ce jour du 10 juillet 2019 pour nous le prouver définitivement, armé de quatorze formations, un équipage prêt à tout pour nous en convaincre quatre heures durant. Le public lambda du festival scotomise assez vite le Jazz de cette nature, la tolérance a ses limites, mais de là à ce que Jazz à Vienne respecte son cahier des charges il se retrouve désarçonné d’autant d’indépendances d’esprit. Pourtant Bagatelles Marathon empruntera ce virage sans retenue sans hésitation, bouleversant même les habitudes scéniques du personnel technique, mais ce n’est pas au Jazz de s’adapter c’est le contexte qui doit s’adapter au Jazz. Il suffit de se questionner du comment nous avons appris à comprendre le mot Jazz ou le terme de musiques improvisées, mais il faut laisser cet aspect aux spécialistes de la taxinomie, les terroirs d’appartenance se composent d’une vaste réserve inépuisable.
Dans sa lettre du 17 février 1903 Rainer-Maria Rilke nous prévenait des risques encourus à vouloir figer dans des mots toutes expressions artistiques en particulier : « D’ailleurs, pour servir une œuvre d’art, rien n’est pire que les mots de la critique. Ils n’aboutissent qu’à des malentendus plus ou moins heureux. Les choses ne sont pas toutes à prendre ou à dire, comme on voudrait nous le faire croire. Presque tout ce qui arrive est inexprimable et s’accomplit dans une région que jamais parole n’a foulée. Et plus inexplicables que tout sont les œuvres d’art, ces êtres secrets dont la vie ne finit pas et que côtoie la nôtre qui passe. ». Quelle outrecuidance donc de notre part d’oser prétendre quoi que ce soit à ce qui allait se commettre, lorsque l’après-midi même le maître de cérémonie ne souhaitait déjà pas notre présence lors de sa répétition durant laquelle il prit beaucoup de retard. Qu’à cela ne tienne sans photo une chronique paraissait bien désuète, donc nous nous engagions dans un processus de consommation pure et simple. Il se trouve que nous rencontrions Nicolas Gilbert en grande préparation avec tout son matériel de dessinateur. Rapidement une idée nous trottait à l’esprit au sujet de ce qu’il pouvait advenir de sa production et pourquoi pas bénéficier de ses visions picturales prisent sur le vif. D’ailleurs il ne cessera pas de remplir les feuilles vierges pour ensuite les mettre à sécher sous le tapis métallique jouxtant le crash barrière. Plusieurs mois passeront avant que nous nous retrouvions dans son atelier pour visionner le travail accompli et Nicolas aura la gentillesse de bien vouloir nous en offrir deux épreuves. Même si nous nous connaissions essentiellement dans un contexte de vernissage rien n’indiquait que Culture Jazz aurait la chance de bénéficier l’année suivante de ce précieux sésame. Voilà comment est née une potentielle idée de chronique avec ces toiles tangibles.

Copyright Nicolas Gilbert

La soirée commence, John Zorn se saisit subitement de son saxophone alto, il lui impulse très vite les vibrations nécessaires emportées par des tremblements réguliers incessants. Il accentue fortement cela par un balancement avant-arrière. Cet aspect laisse à voir une silhouette proche de l’éléphant en colère secouant sa trompe en signe de représailles. Son propos s’accompagnait d’une propension à faire chiouler sa sonorité, pour la mêler en jonction aux musiciens (Dave Douglas, Greg Cohen, Joey Baron) convoqués pour cette traversée immense, capable de marcher sur des traces mnésiques que l’alto conservait secrètement en lui depuis de nombreuses insomnies nocturnes. Il nous apparaissait comme pris dans les mailles du filet à souvenir, assailli par une sorte de secousse intérieure, que son voyage nous restituait tel un inventaire avec ses actes manqués sur lesquels il insistait avec une exigence démesurée. De notre part, il attendait une attention complète sans photographie. Mais alors que faisions-nous là ensemble à écouter ses notes se croiser sans pouvoir en restituer la moindre facette visuelle. N’être que l’auditeur pour nous transformer en voyeur vivant, témoin de notre crise de conscience à ne pouvoir pratiquer une saisie optique. Nous empêcher d’immortaliser l’effet de sa cause profonde, constitue une inexorable frustration à se trahir soi-même de sa petite prétention réductrice, consistant à imaginer un seul instant la restitution complète de ce jeu de cache-cache musical. Notre choix consistera à ne pas nous glorifier d’une castration symbolique en tournant le dos à ce fabuleux contenu dont il nous sera difficile d’ignorer la qualité, même sans un boitier et un objectif à la main. Dans son allant plein de détresse il s’est estupé dans sa crispation instrumentale une bonne quinzaine de minutes, à jouer l’intrigue atrabilaire personnelle. Après son vacillement périlleux, il partait rejoindre son fauteuil en osier, en oubliant sans état d’âme les tiraillements qu’il venait de vivre dans cette mise en scène.
Les tâches du soleil ont quitté la scène au moment où Craig Taborn y fait surface. Il tourne le dos à celle-ci, la direction de son piano donne une sorte de perception à l’étendue lointaine. Derrière lui un mur humain s’impose assis sur des gradins à la pierre millénaire. Dès qu’il pose ses doigts sur le piano, des gerbes d’étincelles s’y répandent immédiatement. Une communauté humaine est venue écouter cet abattage d’inventivité à la lisière des contrées non sécurisée sans aucuns volumes policés par avance. Ici tout s’invente au cœur de la subsistance d’un témoignage éphémère. Même s’il y demeure quelques pistes franchies par l’esprit du moment, venu incarner les lieux avec toutes ses interdictions en bandoulière, en opposition complète avec la mentalité de tous les conjurés du jazz invités. Craig Taborn y apparaîtra donc telle une incandescence pianistique non programmée. Avec une pensée capable de parcourir cent kilomètres à la seconde il aurait pu mettre le feu au Rhône si l’oubli du temps s’accordait un peu plus à effacer l’horloge. Il exploitera les quelques notes composées à dose homéopathique, puis transmises à l’état pur sur un bout de papier tel un stigmate, elles finiront ensuite éparpillées sur son piano mises en état de digestion spirituelle. Il se fera l’écho de l’altiste sans que nous en sachions réellement davantage.
Sans biaiser avec des si ou des mais Peter Evans se lance, sa trompette cligne des yeux aux rythmes des pistons, des notes s’évaporent dans l’air pour laisser les nouvelles arrivantes se saisir de leur nouvelle pénétration à l’air libre et vivre à leur tour une propice individualité bien organisée entre les précédentes et les suivantes. Une abondance s’imposait très vite à nous, nous constations cette emprise profonde quantifiée par des modulations où pouvait se discerner un véritable langage vocal. Du petit bout de papelard déposé sur un pupitre il en fera une traduction assez personnelle, sans jamais lui témoigner beaucoup d’intérêt, bien que dessus s’y loge une ligne de bagatelle composée par le maître de céans. Il accomplissait ce geste de dépassement, posé par cette allure raboteuse où l’innommable parvenait à percer le mutique de son jaillissement plausible. Son instrument devenait alors une révélation du cristal de galène, pour transmettre et amplifier ses suggestions au spectateur. Celui-ci pouvait les traduire et les percevoir comme un véritable symptôme sonore, au carrefour de toutes les irruptions, avec des portes ouvertes sur un imaginaire sans coupure. Il ne fallait pas penser cet exercice à la manière d’une performance abrupte, mais telle une clairvoyance équipée d’une certitude dans laquelle il laissait glisser ostensiblement des lignes de pensées constantes.
Le piano se trouvait toujours dans la même position lorsque Sylvie Courvoisier s’en emparait. Elle s’employait très vite à fournir de luxuriantes allégories sonores face au clavier. Elle lui plongeait littéralement dans les entrailles, sans lui offrir le moindre répit, ni même l’occasion de lui échapper. Il vibrionnait sous ses injonctions, se laissait émouvoir sur des tonalités induites par une franchise de parrèsiaste. Un sujet et un objet instrumental venaient s’accoler à ce principe pour donner un aspect bipolaire à cette résonance en superposition, grâce au violon de Mark Feldman. La congruence émergeait d’un rayonnement entier entre ces deux fidèles dialoguistes. Pour notre attention ces assemblages reflétaient un étayage dans cette chaîne de transmission où nous pouvions nous identifier selon nos propres focalisations goûteuses. La petite bagatelle composée par John Zorn venait se délivrer, une fois dépecée par les différentes âpretés instrumentales, à la manière d’un noyau figé dans un bloc de paraffine. L’énumération d’une certaine partie des événements de la soirée constituait une donnée significative des enjeux mis en acte chez tous ces intervenants successifs aux styles les plus opposés par une différentiation radicale. L’arrivée du trio Trigger (Will Greene, Simon Hanes, Aaron Edgcomb) parait être l’exemple le plus patent. Pour eux l’abstinence de la parole musicale deviendrait une chose effroyable. Leur présence installe une volubilité fiévreuse aux accents orgiaques. Ils énoncent un hard rock imprégné d’une allure, un tantinet somatoforme. La décharge clonique massive ponctuant la contracture instrumentale. À chacun sa vérité suivant sa formule véritablement sincère pour innover selon le rituel de la soirée. Un nouage des cordages au frontière d’une approche contemporaine deviendra largement diffuse, auprès des deux violoncellistes Erik Friedlander et Michael Nicolas. Ils déposeront cette ossature, ce pacte, au service du retentissement expressif, emplit d’incursions fécondes. La valeur de cet échange en état de concrescence nous emportera du côté de la magie créative où s’organisera un biotope favorable pour la concrétisation d’une réelle appropriation inventive.

Copyright Nicolas Gilbert

Pour acter la fin de partie des "Bagatelles Marathon" aux rumeurs improvisées, John Zorn réapparaîtra sur scène capuche sur la tête devant trois musiciens et non des moindres (Marc Ribot, Trevor Dunn, Kenny Grohowski). Mais sa contribution consistera à fournir des instructions avec la ferme intention de mener la cadence afin de faire basculer les instruments de ceux-ci dans l’hubris selon une logique active. Les sonorités se croiseront en pleines hémorragies électriques expiatoires. Dans ce grand pandémonium organique il martèlera sa volonté par l’amplitude de mouvements avec lesquels il fournissait cette temporalité de cessation puis d’accélérations prises dans la discontinuité. Ces points de transitions redoublaient tel un lâcher de trapèze durant lequel les instruments contrebalançaient, tantôt hors de portés du son tantôt dans l’accumulation sonore.
La réappropriation non exhaustive de tous ces bons moments a la valeur de ces rétroactions dont il est bien hasardeux de faire revivre pleinement la justesse du potentiel vécu dans son entièreté. Cela reviendrait à vouloir retrouver la qualité extatique des plaisirs amoureux anciens. On s’accroche à des petits détails palpables, la forme d’une vêture, la douceur d’une peau, la tessiture d’une voix. La musique nous entraîne elle aussi sur les mêmes pistes du ressenti, plus exactement ce que cela déclenche chez nous comme émotion avec le souffle de l’instant, entrecoupé d’espaces temps brefs et décisifs. Toutes les affirmations furent vécues sans pouvoir en déplier un panorama complet, seulement poser en mots une restitution intime qu’aucune autre personne n’aurait pu percevoir à l’identique. Ces évasions nous emportèrent toutes vers l’abondance, pour nous conduire au cœur du désir de chacun à venir innover le contenu instrumental. Nous nous laissions compromettre de toutes ces libertés addictives fort de notre statut d’observateur. Dans ce grand sauna estival nous nous abreuvions de toutes ces dérives perçues, conscient que nous le vivions au carrefour d’énergies exceptionnelles. De notre place cela n’était ni reçu ni rejeté mais écouté par l’enchevêtrement des nombreux chemins empruntés vers une création robuste par les différents corps à corps instrumentaux. Chacun semblait avoir décidé un jour du choix de cet objet d’adoption palpable, pour le placer entre ses mains et provoquer d’inlassables contacts aux frôlements fréquentiels. L’idée d’un abandon ne s’installera donc jamais pour eux, ni même de perturber le cycle dans cette disponibilité à vouloir s’écarter des lieux communs. La force de la patience dans le seul but de suggérer les incantations naissantes de l’improvisation. C’est ce que nous retrouverons lors des différents passages successifs avec des affirmations personnalisées de la part de chacune ou chacun, dans cet environnement devenu unique du fait de leurs présences.

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