Orti-Payen, Rhizottome, Grand Ensemble KOA, Herer Trio

Mercredi 09 septembre 2020

L’Atelier du Plateau se pare de ses couleurs de rentrée, sol bleu joyeux, murs bleu nuit et accueille le public avec une jauge respectueuse des us et coutumes coronaviriens. Of course, la jauge nouvelle manière va générer de la frustration chez les recalés de la réservation. Il se dit que la frustration fait grandir ; si c’est exact, on prépare une génération de géants.

Dans le cadre de Under the radar de Jazz à la Villette, deux duos se succèdent. Guillaume Orti et Stéphane Payen, sax alto, ouvrent la soirée acoustique avec une pièce intitulée Harmolodic thing. Une référence à Ornette Coleman qui nous promet de la musique inouïe : unisson, intervalles extrêmes, sons qui frottent, dialogue intense, harmonies étranges. La promesse est tenue. À suivre un morceau qui fait penser à une pièce de concours pour un duo de saxophonistes niveau expert, le morceau qui attend de ses interprètes qu’ils sachent tout faire avec leur sax et c’est le cas. Alternance de tension vives et de détente, impression d’arythmie ( il n’y aurait qu’une seule mesure ? ). Ces deux lascars se jouent de difficultés qui confinent à la virtuosité mais sans outrance, ça ressemble à un dialogue intense et fécond, une causerie qui ferait avancer l’un et l’autre dans sa perception de la situation grâce à une écoute empathique et sans limite de l’autre.
Ils reprennent leur souffle dans une andante à deux voix avant de la jouer excentrique avec un morceau rythmé martelé allumé. Rien ne déborde de ce duo qui joue millimétré, cousu main, assuré-assumé, avec une impression de facilité déconcertante et il vient en bouche le souvenir des zones gustatives parcourues lors d’un repas sophistiqué : acide, amer, sucré, salé, umami. À l’image de ce duo.

Le second duo, Rhizottome, c’est Armelle Dousset à l’accordéon diatonique et Matthieu Metzger au sax sopranino. On passe sans transition de la scène contemporaine au bak folk réinventé. Le choc est d’abord harmonique et mélodique et ça semble tellement facile de se laisser aller à cette musique populaire qui invite à la danse. On est emmené sans bouger du côté des cousins bretons, ça sent le fest-noz, cette danse intergénérationnelle immémoriale, on file au Nord avec une polska mâtinée de Japon. Musique impressionniste et expressionniste. Une danse collective du genre on change de cavalière se transforme en danse à deux et là, pas question de quitter l’autre, une danse perverse qui ose comparer l’échangisme et le couple stable. C’est enjoué, joyeux, tendre et laisse à penser à une internationale de la musique populaire qui ferait passerelle de la tarentelle au kan ha diskan en passant par la mazurka, la polska ou la courante. Sans oublier un détour par l’Irlande qui sent le fiddle.
Bon, on ne se lève pas pour toupiner autour d’eux, on se dandine sur nos chaises et nos culs. Gros succès.


Jeudi 10 septembre

Au Studio de l’Ermitage, le Grand Ensemble KOA prend le premier set avec son nonet fort de Alfred Vilayleck guitare basse et compositions, Daniel Moreau piano et claviers, Julien Grégoire batterie, Killian Rebreyend vibraphone, Armel Courrée sax alto et baryton, Pascal Bouvier trombone, Matthieu Chédeville sax soprano, Jérôme Dufour sax ténor et, comme au milieu de deux quartets, l’un de souffleurs, l’autre de pas souffleurs : Caroline Sentis voix et chant.

Asphodèle, la première pièce, s’articule autour de la voix veloutée du trombone, la basse électrique impose son beat rock, le vibra pousse les murs du son et ouvre l’espace du studio et de nos têtes, l’esprit de Pink Floyd vient jeter un oeil quand la vocaliste est doublée par le choeur de tous les autres. Impressionnant.
Le projet de ce soir est inspiré par la Beat Génération et il convient de se réjouir que ces lascar-e-s, bien jeunes, s’intéressent aux oeuvres ( lointaines ? ) de Burroughs, Kerouac et Ginsberg.
Hassan, c’est une intro voix seule, sans paroles, du son, de l’impro, des tripes, de l’émotion. L’orientation funky apparaît, soutenue par les pulses du vibra et de la guitare et la voix dialogue avec qui veut bien lui répondre ; avec le solo de ténor, on imagine bien ces furieux de la Beat Génération se dandiner sans afféterie et puis, le calme revient, longues tenues des vents sans pulsation, texture de son filé, un écho au quatuor de clarinette Watt ? Le vibra installe un ostinato sur lequel la guitare vient folâtrer et bien sûr, ça se sentait, c’était inévitable, arrive l’introduction de Howl, ce poème magnifique de Ginsberg :

J’ai vu les plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés hystériques nus,
se traînant à l’aube dans les rues nègres à la recherche d’une furieuse piqûre,
initiés à tête d’ange brûlant pour la liaison céleste ancienne
avec la dynamo étoilée dans la mécanique nocturne,...

On est projeté dans la librairie de Ferlingheti ( toujours vivant, le papi, 101 ans !! ), pour une de ses soirées de lecture historiques débridées, où clamer ses textes, lever le coude et s‘enflammer est la norme. Relire Les clochards célestes s’impose. Le nonet reprend le fil de sa vie, le piano vagabonde le temps de nous laisser mariner dans de douces réminiscences.
Béatitude vient à point nommé avec son rythme slowly tendre : envolées de piano, de guitare, chant lent comme un souffle sur la peau du cou, le choeur des hommes encore une fois, solo de soprano, le fender qui prend des accents de Persian Surgery Dervishes, et tout de suite un nouveau morceau avant qu’on ait pu goûter le silence qui est encore de la musique.
Burroughs apparaît en fond de scène et ses propos écolo, anar, radicaux sont d’une actualité confondante aussi brûlante que les incendies en Californie et Oregon. Une fois de plus, la lucidité des marges -Beat génération, Provos, Punk,- nous saute à la gueule tant il y a peu de marge pour la lucidité ces jours ci. Ils tourneront en fanfare funky jazzy avec des riffs chantés et joués à l’unisson en osant des tempi furieux ; oui cette fanfare urgente est à l’image de l’urgence de l’époque.
Ils termineront avec la même intensité, il est temps de remplir les verres, de sourire de benaise derrière les masques. Merci pour cette séance d’éducation populaire.

Le trio de Alexandre Herer prend la suite, lui au Fender Rhodes et petites machines électro, Gaël Petrina guitare basse et pédales d’effets et Pierre Mangeard batterie, avec le programme du projet Nunataq, sortie du CD ce jour. Le choc thermique est terrible. Passer de la flamboyance d’une fanfare funky enjazzée à -je cite- « une musique ouverte, aérienne et volontairement froide, inspirée en partie par les grandes étendues de glace de lieux tels que le Groenland, lieux témoins d’un climat passé résolument menacé par l’homme moderne… », c’est sortir ses coucougnettes de l’huile bouillonnante de la baraque à frites pour les plonger dans une cuvette de glaçons voire d’azote liquide.
Le rafraîchissement est immédiat, ce qui est parfait en période de protocole sanitaire pour refroidir ceux qui seraient montés trop vite et trop loin dans le chaud-chaud-embrassons-nous Folleville.
Musique limite planante, minimaliste voire répétitive, qui frôle la musique de transe pour transe froide ; inutile d’imaginer une scène au fond de la forêt avec trépignements, girations effrénées, goules béantes et tutoiement du dieu local. Transe froide, c’est rien ne bouge, l’émotion ressentie s’appelle pas d’émotion. N’est-ce pas à l’écoute d’une telle musique que Pascal a écrit « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » ? De même qu’on ne s’aperçoit pas tout de suite de la fonte du glacier, ici, les morceaux s’enchaînent sans interruption, ni intro remarquée ni fin remarquable, si ce n’est le mouvement du guitariste qui se baisse pour régler ses petites machines ou le fenderiste qui relâche la pédale du volume. On peut imaginer ce que ce son incessant a de proche avec l’apparemment lente et linéaire extinction du monde. Nappes de sons longs étirés, bruitage de bruitistes.
Julien Pontvianne vient confirmer son attachement à la musique minimaliste avec une impro où tout se joue dans la texture des sons du ténor : souffle rugueux qui frotte, vibre, heurte, caresse comme une poignée d’orties, s’étire à mourir, expire à bout de souffle. Musique qui convie à l’intériorité.
D’autres invités s’en viennent coloniser la scène : Olivier Laisney trompette, Denis Guivarc’h sax alto et Magic Malik, flûte. Le septet conclut par une forme très jazzy : thèmes et soli pendant que le trio de base ne démord pas de son projet de« musique ouverte, aérienne et volontairement froide ». d’ou le contraste bienvenu entre les souffleurs et le trio.
Intense soirée suivie par un attentif public de trentenaires-quadra en pleine reconquista du bonheur d’être ensemble.

Atelier du Plateau
Impasse du Plateau, 75019 Paris
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