Étant par nature pérégrinal, le jazz me convient car sa place n’est jamais celle que l’on croit. Il faut conséquemment aller à sa rencontre, ce qui signifie faire le voyage, un de ceux qui recèlent aussi bien l’étonnement que la surprise. Car quand on l’attend au tournant du swing, le jazz fuit sur les bas-côtés et maudit les codes de la route. On l’espère au contact du réel ? Il esquive et s’abandonne aux nuages. On le veut chantant quand il grince, il dissone quand on l’aimerait fluide et tendre. Il voyage en captant l’instant musical. Sa nourriture affectionne les attraits de la nouveauté et le goût des saveurs anciennes. Le jazz semble à beaucoup trop libre pour évoluer en eaux nettes. Est-ce son malheur ou sa chance ? Il n’est pas encarté et ses chapelles n’existent que par les esprits bornés qui se trompent de combat et ne l’écoutent pas véritablement, plus enclins qu’ils sont à façonner leur personnage qu’à vivre sa musique. Le jazz est un hurluberlu qui descend du train en marche pour courir après la lumière. Il s’éblouit dans la soudaineté et se lasse de ses longueurs. S’alanguir est également son lot, mais pour un intervalle par nature immesuré. Il déconcerte. Au regard de notre époque, c’est un défaut majeur. Les pontes de l’industrie musicale, les tenants du calibrage, les amoureux transis du couplet / refrain, le considèrent comme faillible, sinon défaillant. Se fier à une improvisation sans durée prévisible, est-ce bien une preuve d’intelligence ? Lui, le jazz, il se contente d’une expression à géométrie variable qui ne rassure personne. Et comme le voyageur solitaire qui, par nature, suscite l’interrogation, sans le craindre véritablement, on le méconnaît. S’il jette son regard sur une petite vie paisible en la croisant, il inquiète, il embarrasse, il intimide. Et le jazz possède les atours du voyageur solitaire. Son vocabulaire décontenance au mieux, effarouche au pire. À qui parle-t-il sur ce ton ? Et ses harmonies, pour qui se prennent-t-elles ? D’où lui viennent ces idées si peu académiques ? Je me rassure à la pensée que d’autre en leurs temps ont dû opposer les mêmes réticences à quelques musiciens novateurs, et ce, dans tous les genres. Cela ne change cependant rien à ses affaires car il escamote d’instinct toutes les institutions qui pourraient malmener sa liberté. Alors, si le jazz est un voyageur qui nourrit sa solitude de rencontres libres et impermanentes, c’est qu’il se régénère dans ses échanges volatiles. A condition toutefois que le monde qui l’entoure (le cerne ?) ne le maintienne pas sous le boisseau. Est-ce là que le bât blesse ? Pas qu’un peu, pense-je trivialement, car le vide que la nature avant tout déteste emplit l’espace de la créativité dès lors qu’elle demande un effort de réflexion, une attention particulière, de la curiosité. Arrivés là où nous sommes parvenus, dans les marigots de la facilité, avec complaisance, désinvolture, indulgence, une somme de vocables signifiant aussi bien fainéantise légitime que laisser-aller coupable, ne peut que se questionner. Les pouvoirs publics sont une chose. Mais que dire alors du pouvoir du public et de ceux qui espèrent son soutien ? C’est la dissertation du jour. Vous m’en ferez huit pages, sans sauter de ligne, s’il vous plaît.


Dans mes oreilles

Mathias Berchadsky - Manifiesta


Devant mes yeux

Lydie Dattas - Le livre des anges, suivi de La nuit spirituelle et de Carnet d’une allumeuse