Dimanche 7 mars 2021

Ce huit mars 2021, ce sera le premier anniversaire de mon dernier concert pré-pandémie ; c’était le trio de Django Bates au Crescent, à Mâcon. Beau souvenir. Depuis, deux soirées en club début juillet et un concert en plein air le 21 août à Cluny. Et puis attendre, attendre en contemplant les mains sur les oreilles la cacophonie médiatique, attendre en comptant les morts, ceux que l’on a connus avant les autres, en s’interrogeant. Mais oui je continue à recevoir des disques, oui je découvre une foule de musiques qui toutes me captivent plus ou moins selon le moment et mes humeurs à la variabilité certaine quant au jazz et à ses satellites. Cependant, plus j’avance, entre six et dix-huit heures, plus je végète entre dix-huit et six heures, plus il me semble que la temporalité se désagrège. Et ainsi vont les nuits et les nuits, les unes après les autres, et les jours aussi : elles et ils s’épuisent sur le fil du temps. Comme nous. Tandis qu’à vau-l’eau le jazz bois la tasse, les idées créatives perdent de leur éclat, s’étiolent, et sont dénaturées, étouffées sous des pensées haïssables imposées par le grand cirque ; ne demeurent plus au premier plan que des idéologies factices, pétries de sophismes insipides et irrespectueux de l’humain, dont elles sont les fruits blets. Et c’est avec cet arrière-plan sous le crâne que l’on doit croire (encore) à la culture et à sa diversité. En soi, il est inévitable que l’on adhère au pouvoir des notes, du verbe et du geste ; si tel n’était pas le cas, de quoi nos sens seraient-ils nourris ? Dans les faits, ce peut être malaisé car seul le concert apporte la proximité propice à l’échange créatif. Et le concert aujourd’hui, c’est un rêve lointain, juste une fantasmagorie pour l’Alonso Quijano qui veille entre mes synapses. Vous souvenez-vous d’une de ces soirées en club à la mi-saison, de préférence à la fin du printemps ? A la fin de l’automne, s’il fait doux dehors, les clubs ne chauffent pas toujours, histoire d’économiser quelques pièces, et moi je suis frileux, alors… Il y a là des femmes et des hommes, par grappes, rarement des enfants, des paroles liquides d’avant set, des propos d’entracte enfumés et des silences attentifs quand les musiciens jouent. Je vois des têtes qui dodelinent, des yeux clos, des visages qui en dévisagent d’autres et de la musique pénétrant l’espace et l’âme des pavillons. Que j’aime la musique interprétée où que je la supporte, c’est en toute occasion un moment singulier, un temps exclusif autant que subjectif, durant lequel une alchimie opère à cœur ouvert ; quelquefois la greffe ne prend pas et le rejet est brutal, le plus souvent elle coalise d’un seul élan les individualités, installe la concorde entre elles, au-delà des antagonismes usuels, et annihile les effets secondaires funestes des vies quotidiennes en mouvement. Un peu plus tard, un peu Plutarque, les observant s’éparpiller dans le nocturne oubli et soudain rattrapées par un présent élémentaire, je questionne la nature de l’intervalle vécu avec le groupe avant de rejoindre à l’image de la multitude fourmillante le lieu intime qui dévore mes jours avec constance (ce n’est pas une femme, il manque la majuscule qui les caractérise). Le concert est continûment un pas de côté vers l’ailleurs, un accès à l’illusoire, un regard sur la démesure, une vision sur l’ombre de mes réalités. Cette ouverture sur le chimérique, le controuvé revendiqué, dont le pouvoir en place nous ampute au nom de notre sanitaire bien-être, me dérobe à l’essentiel : le droit absolu au rêve éveillé. Je ne dois pas être seul dans ce cas à me sentir gauche et pataud devant l’éclipse de l’onirisme et de son romanesque attrait. Il est heureux qu’en moi perdure l’irréalisme, le mythe et le phantasme (je vous le souhaite également), même si à l’utopie nul n’est tenu ; Thomas More vous assurerait néanmoins que c’est préférable. Écouter Bill Evans évoquer les paons suffit à le comprendre d’ailleurs. You must believe in spring, c’est le nom de l’album où figurent la transcription musicale relative aux emplumés volatiles. Aujourd’hui, ce titre, c’est une incantation.


https://www.discogs.com/fr/Bill-Evans-You-Must-Believe-In-Spring/master/178726