Les musiques électroniques,ou électroacoustiques, sont-elles toujours à la pointe de la recherche, de l’avant-garde comme on disait - un terme bien oublié alors qu’on nous rebat les oreilles avec la création et l’innovation à tout va. Quels sont leur rapport avec le jazz, diront certains ? Mais toutes ces musiques aimables, confortables, parfaitement “écoutables” et consommables que l’on nous présente sous l’étiquette jazz ont-elles encore quelque lien avec la grande tradition... je n’oserais même pas dire afro-américaine ?
Plusieurs exemples – pièces à conviction ? – de ces travaux électroacoustiques me sont parvenus ces derniers mois. Avouant mon peu de compétences dans ce domaine, légèrement compensées par mon intérêt manifeste et ma curiosité pour ces démarches, je ne peux que vous conseiller quelques disques qui me paraissent fort intéressants.

L’un des grands spécialistes de l’affaire depuis des décennies, mais toujours débordant de fraîcheur et d’enthousiasme, Jean-Marc Foussat nous propose trois parutions sur son label Fou Records. Par ailleurs grand amateur de jazz sous toutes ses formes, Jean-Marc travaille essentiellement dans l’improvisation. Preneur de son réputé, il privilégie l’enregistrement en direct lors de concerts ou de performances. Ainsi, en mars 2017, il invitait son compère allemand Thomas Lehn pour un face-à-face de Synthi AKS. Durant près d’une heure sans interruption, les deux musiciens ont littéralement composés un paysage sonore d’une grande richesse de sons et de timbres où la fluidité le disputait à l’épaisseur, les petites touches aux grandes explosions. « Spielgelungen  » (Fou Records FR-CD 31).

En février et avril 2018 il mêlait son synthé à deux instruments acoustiques (ce qu’il adore), le trombone de Christiane Bopp (déjà entendue avec lui, notamment avec le groupe Barbares) et les vielles d’Emmanuelle Parrenin (rappelons que l’on considère souvent la vielle comme le synthétiseur de l’époque !). Un étonnant mélange sur quatre pièces finement mixées qui trouve son apogée, à mon avis, dans la troisième, la plus longue. « Nature Still  » (Fou Records FR-CD 40).

Invité par le Café OTO de Londres en janvier 2020 – il était temps ! – Jean-Marc Foussat se présenta en solo pour une première partie très contrastée où, mêlant le synthé et sa voix, il démontra une nouvelle fois son sens de l’espace, avant d’inviter Daunik Lazro (saxos ténor et baryton) et Evan Parker (saxo soprano) à le rejoindre ; deux musiciens qu’il connaissait fort bien depuis longtemps pour les avoir côtoyés et enregistrés mais avec lesquels il n’avait encore jamais croisé le fer. Là, la musique du trio a pris une dimension supérieure. Parfaitement complémentaires et unis, ces trois explorateurs de musique ont bâti une construction sonore dans une harmonie et un équilibre parfaits. Les couches se superposent, les timbres se mélangent en un jeu savant et continu, et l’ensemble atteint des moments d’une grande beauté. Écoute chaudement recommandée, y compris lorsqu’on n’est pas familier de ces musiques. « Café OTO 2020 » (2 CD Fou Records FR-CD 38-39). OUI !

Du côté de l’Association à la Recherche d’un Folklore Imaginaire à Lyon, on n’est pas en reste pour ce qui concerne le domaine électroacoustique. Initié depuis longtemps par Xavier Garcia et Guy Villerd. Ces deux “anciens” de l’ARFI équipés de leurs laptops ont créé Actual Remix, dont la première production publiée en 2013 fut une musique pour “Métropolis”, le film de Fritz Lang. Complètement différente de l’approche de Jean-Marc Foussat, leur musique est le fruit d’un énorme travail de studio. « Actual Remix revisite des pages de musique contemporaine en les remixant avec des titres de grands noms de l’électro actuelle » comme il est annoncé sur le livret qui détaille précisément chaque pièce. Le premier disque, Actual Remix #2 : Heiner Goebbels Remix, (créé au festival À Vaulx Jazz en 2016) est « une traversée musicale du compositeur Heiner Goebbels, remodelée, recomposée, retraitée en la mixant avec des samples de Richie Hawtin, Ricardo Villalobos, Adam Beyer, Aphrodite, etc. ». Sur des rythmes répétitifs, très mécaniques, saccadés, systématiques et ininterrompus, se déploie une immense architecture musicale, un envahissement sonore très chargé qui vous transporte dans des sphères parfois éprouvantes. Le second disque, Actual Remix #3 : Ensemble Modern Live Remix, enregistré en direct à Francfort en 2017, reçoit la participation de cinq membres de l’Ensemble Modern, un quintette flûte-basson/contrebasson-violon-violoncelle-percussions. Sont remixées des pièces de Xenakis, Varèse, Michael Gordon, Sascha Dragicevic et deux membres de l’Ensemble Modern, Dietmar Wiesner et Rainer Römer, mixées avec de nombreux samples de compositeurs divers. Sur des rythmes beaucoup plus variés, et avec l’appui de l’orchestre acoustique, parfois presque “de chambre", se déploie une fresque musicale grandiose dans laquelle s’incrustent des captages sonores extérieurs, qui laisse l’auditeur ébahi naviguer et se perdre dans l’inouï ! « Heiner Goebbels Remix et Ensemble Modern Live Remix  » (2 CD ARFI AM068 – distr. Les Allumés du Jazz et L’Autre distribution).

Le contrebassiste Éric Brochard a fait précisément ses classes au sein de l’ARFI. Le voici en duo avec le percussionniste Fabrice Favriou. Avec simplement deux instruments, une basse piccolo et une batterie, ils nous mènent dans un Derviche en cinq séquences qui nous laissent étourdis. Je ne saurais mieux présenter leur disque que de citer quelques notes de présentation : « La musique de Derviche se décrit comme un rock expérimental s’axant sur le dépouillement comme outil de recherche. Une basse, une batterie, des leitmotivs mis en vibrations et répétitions jusqu’au déclenchement d’un point extatique. » Un environnement sonore, lourd, puissant et obsédant, hypnotique et... assourdissant ! « Derviche » (Ayler Records AYLCD-165 – distr. Orkhêstra).

Le pianiste Nicolas Cante poursuit une démarche qui conduisit, en 2012, à un premier disque Improvisium 1.1. Elle consiste à combiner un piano acoustique avec un ordinateur, version électronique du piano préparé. Mieux que je ne saurais le faire, la présentation de ce nouvel opus de dix plages en donne un résumé : « Du piano acoustique traité et maltraité en temps réel naît une théorie expérimentale des cordes. En jouant avec l’écriture aléatoire et les harmonies parallèles, le musicien fait rentrer en collision jazz, noise, musique électronique, expérimentale et improvisée. » Se situant dans la lignée de plusieurs filiations, Charlemagne Palestine, Morton Feldman, John Cage, etc., et particulièrement Steve Reich pour le côté répétitif ici très présent, la musique produite, sous des dehors assez légers, n’est pas exempte d’une certaine gravité (ne ressent-on pas cette dualité chez Satie ?). Ou quand la résonance s’accorde avec la sécheresse. « Improvisium 2.1 » (Kantatik Musik KMNC2/1/1 – sophielouvetmenu@gmail.com).

Musicien inclassable s’il en est depuis près de cinquante ans et curieux de tout, Jac Berrocal ne s’est jamais laisser enfermer dans quelque catégorie. Apparaissant dans les circuits de la free music, du rock alternatif, des “performances” de toutes sortes, mais toujours en décalage par rapport aux normes et aux règles, c’est un homme et un artiste libre, ouvert et totalement intègre. Sa dernière “folie” est une rencontre avec Riverdog, deux jeunes musiciens/bruiteurs de Minneapolis touches-à-tout fort talentueux qui dispersent quantités de trouvailles sonores au milieu desquelles la voix (la parole), les échos de la trompette, souvent bouchée et brumeuse, lancent des appels, parfois nostalgiques mais bien vivants. Drame et comédie dans un parcours passionnant de dix pièces originales. « Fallen Chrome » (Nato – distr. L’Autre distribution - parution le 30 avril 2021).

Fred Frith, pilier de la maison suisse Intakt, retrouve en 2015 Ikue Mori, compositrice de musique électronique installée à New York depuis 1977, avec qui il a déjà travaillé (voir notamment Intakt CD 320) et enregistré, entre autres en compagnie de l’Ensemble Modern de Francfort. Dans les domaines des musiques dites improvisées, la musicienne japonaise a joué avec Marc Ribot, Zeena Parkins, Dave Douglas, Sylvie Courvoisier (Intakt), Craig Taborn... et John Zorn en particulier (une vingtaine de disques ensemble). Ce nouveau duo, très ouvert et aéré, comprend quinze petites pièces variées, fines, subtiles, souvent légères malgré les bruitages, tapotements, frottements et autres raclements d’instruments bricolés, jouets et objets divers – Fred Frith n’utilisant sa guitare que sur deux morceaux. Sur son laptop électronique, Ikue Mori fournit souvent les soubassements, mais indique également avec grande précision, les directions à prendre, à l’aide de sonorités particulièrement bien choisies. Un bel exemple de rencontre réussie entre la free music et la musique électroacoustique contemporaine. « A Mountain Doesn’t Know It’s Tall » (Intakt CD 352 – distr. Orkhêstra).

Les rencontres entre instruments électroniques et acoustiques peuvent aboutir à une véritable fusion. C’est le cas avec deux ensembles : le duo Pinkish Black de Daron Beck (claviers, synthé) et Jon Teague (batterie, synthé) et le trio Yells At Eels de Dennis González (trompettes, conque, percussion...) et ses fils Aaron (contrebasse, basse électrique, voix) et Stefan (batterie, percussion, marimba...). Une famille texane que nous connaissons bien (quatre CD déjà publiés par Ayler en compagnie d’invités prestigieux). Enregistrées en avril 2018, cinq pièces s’enchaînent les unes derrière les autres en une progression continue dans une atmosphère assez “cosmique”, une sorte de magma d’où personne ne se détache. Une musique puissante, fortement rythmée et résonante, s’appuie sur le gros son que fournit l’électronique : les synthétiseurs, la basse très présente, les lourdes percussions, auxquels répond parfois un lointain appel de trompette. «  Vanishing Light-... » (Ayler Records AYLCD-163).

Le disque suivant a une histoire et des rebondissements : conquis par une illustration réalisée par Dennis González et sa petite-fille, Stéphane Berland (le producteur) propose au musicien de préparer des musiques qui permettraient de reproduire cette œuvre graphique sur la pochette d’un CD ! Le trompettiste le prend au mot et demande au compositeur électronique Derek Rodgers de préparer des environnements sonores au synthétiseur Moog. González choisit son Ataraxia Trio : Jagath Lakprya (tabla et djembe) et Drew Phelps (basse électrique et contrebasse) et l’enregistrement démarre le 23 août 2020. S’ajoute la harpiste Jess Garland. Le travail est bien avancé lorsque Dennis González est hospitalisé pour de graves problèmes cardiaques. On reprend le 27 septembre. Mais lors de la séance du 11 octobre, le trompettiste est frappé par une attaque et sauvé in-extremis avec l’aide de ses musiciens. Il s’en sort et, après un mois d’hôpital, les prises de son et le mixage sont achevés les 6 et 13 décembre.
Prolongeant un peu le même esprit que le disque précédent, les neuf pièces s’enchaînent avec d’infimes modulations. Le paysage sonore bâti par le Moog permet une ouverture spatiale dans laquelle la trompette en ut joue en résonance de multiples variations. Il faut noter l’omniprésence des percussions et de la basse tandis que la harpe intervient de plus en plus au fil du déroulé. En dépit de ces instruments a priori fort disparates, il règne une grande unité de ton et une cohérence qui nous entraîne vers la sérénité. Happé et conquis, l’auditeur se laisse emporter par ce voyage éblouissant et apaisant. « Nights Enter » (Ayler Records AYLCD-171). OUI !

  Coupons le courant...

Après ces quelques productions qui mêlent instruments électroniques et acoustiques, coupons le courant et poursuivons notre écoute de réalisations musicales qui font appel aux instruments plus traditionnels, qu’elles se situent dans la grande lignée du jazz ou qu’elles fassent appel à des combinaisons musicales qui s’affranchissent sans état d’âme des formations habituelles du genre solistes + section rythmique.

Commençons par le pianiste-compositeur-arrangeur et chef d’orchestre Horace Tapscott (1934-1999) dont un nouveau disque inédit publié à nouveau par le label français Dark Tree, fait suite à un précédent paru l’an passé, un concert de 1998, et dont nous avions fait grand cas. Cette fois-ci nous remontons plus de vingt ans en arrière, en janvier 1976 avec une rare séance de studio californienne où Tapscott enregistrait, en compagnie d’un Pan Afrikan Peoples Arkestra, quatre pièces dont les titres Ancestral Echoes ou Eternal Egypt Suite, tout comme l’effectif de l’orchestre (sept saxophones sur une vingtaine de membres), peuvent faire penser à Sun Ra. Il est vrai que la démarche possède des points communs. La musique est toutefois différente : pas d’explosions orchestrales ni de solos free, pas de recherches électroniques, mais un enracinement dans l’héritage africain-américain. Des musiques envoûtantes, insistantes, fortement rythmées mais sur des figures complexes qui se répètent dans la durée, happent et transportent l’auditeur dans un univers véhiculant une forte charge spirituelle. Parmi les solistes, citons Steven Smith (trompette), Jesse Sharps (saxo soprano), Charles Chandler et Fuasi Abdul-Khaliq (saxo ténors), Aubrey Hart et Adele Sebastian (flûtes), Wendell C. Williams (cor) et Michael Session (saxo alto) encore présent en 1998 ; tous quasiment inconnus en France.comme l’a longtemps été Horace Tapscott qui résidait et travaillait sur la lointaine côte Ouest. Grâce à Bertrand Gastaut qui, en accord avec la famille, exhume de tels trésors, il est toujours temps de se mettre à l’écoute d’une si belle musique. « Ancestral Echoes » (Dark Tree DT(RS)13 – distr. Orkhêstra). OUI !

Horace Tapscott faisait partie d’une véritable famille musicale basée sur la côte Ouest qui comprenait des musiciens comme le trompettiste Bobby Bradford, son partenaire habituel le grand clarinettiste John Carter et le flûtiste James Newton. Ils se retrouvent tous les quatre pour la première fois sur une même scène en 1985 au sein du Ricardo Miranda’s Home Music Ensemble. Né à New York en 1946 dans une famille en partie originaire de Porto Rico qui émigre à Los Angeles en 1952, Miranda s’initie à la contrebasse et, à partir de 1972, joue avec Charles Lloyd, Kenny Burrell, Bobby Hutcherson, David Murray, Arthur Blythe, Vinny Golia, James Newton... Il enregistre avec Bradford et Carter en 1978, sous son nom en 1980, avec le Tapscott Trio en 1981, etc. Il présentait donc un ensemble de onze musiciens lors d’un concert à Los Angeles resté inédit. Aux côtés des musiciens cités plus haut, s’ajoutent Tom David Mason (saxos alto et ténor, clarinette basse), le guitariste et bassiste David Bottenbley son cousin, son frère aîné Louis Miranda Jr. à la batterie, et leur père Louis Miranda Sr. parmi plusieurs percussionnistes. Sept pièces très variées, jouées dans un esprit d’ouverture et proposant d’excellents solos, constituent un parcours où le jazz profond se colore parfois de teintes latino, et où une superbe Prayer sur différents tempos constitue le sommet. Bien que différente de celle de Tapscott, la musique de Miranda véhicule un même esprit. Remercions Dark Tree d’enrichir nos connaissances sur des pans de l’histoire du jazz trop ignorés par chez nous. « Live at Bing Theatre - Los Angeles, 1985 » (Dark Tree DT(RS)14).

Remontons la côte et traversons la frontière canadienne avec la découverte formidable que constitue le Daniel Hersog Jazz Orchestra, récemment mis sur pieds par le trompettiste Daniel Hersog (né à Vancouver en 1985). Laissant de côté son instrument, il s’est entièrement consacré aux compositions, aux arrangements et la direction de son premier grand orchestre, un big band s’inscrivant dans la grande tradition, à l’écriture complexe mais lisible, qui “sonne” superbement grâce à une magnifique répartition des ensembles. Hersog, qui avoue une filiation avec Gil Evans, a réservé des espaces de choix à quelques brillants solistes, en particulier Noah Preminger (saxo ténor) et Frank Carlberg (piano), auxquels on ajoutera Brad Turner (trompette), Michael Braverman (clarinette) ou Tom Keenlyside (saxo ténor) tous évoluant sur de somptueuses assises orchestrales. Au total six compositions personnelles plus un arrangement original sur Smoke Gets in Your Eyes de Jerome Kern. Une réussite totale et un grand bonheur d’écoute, « Night Devoid of Stars » (Cellar Music CM051119). OUI !

Autre immense figure de l’histroire du jazz, le saxophoniste-clarinettiste-flûtiste Eric Dolphy (1928-1964) renait grâce aux musiciens lyonnais de l’ARFI qui ont entrepris de relire le seul disque Blue Note et par ailleiurs le dernier enregistré en studio sous son nom par le musicien aux États-Unis, Out to Lunch. Quelques semaines plus tard, Dolphy traversait l’Atlantique avec le Charles Mingus Jazz Workshop (concerts à Paris les 17 et 19 avril 1964). À la fin de la tournée, le saxophoniste restait en Europe, donnant de nombreux concerts jusqu’à sa mort brutale le 29 juin à l’âge de 36 ans.

Alors que les travaux consacrés à la musique d’Eric Dolphy sont rares (et en général réussis), s’attaquer à ce disque très avancé pour son époque représentait, au dela de l’audace, une gageure. Autour d’un “ancien”, le batteur Christian Rollet, sont réunis sous le titre-nom Indolphylités , Guillaume Grenard (trompette, bugle, flûte), Clément Gibert (saxophone alto, clarinettes), Mélissa Acchiardi (vibraphone), et Christophe Gauvert (contrebasse), soit quasiment l’exacte distribution instrumentale de l’original (Freddie Hubbard, Dolphy, Bobby Hutcherson, Richard Davis, Tony Williams, ce qui n’est pas rien !). Le disque original comportait cinq thèmes inédits de Dolphy. Il a été repris en entier – avec un clin d’œil graphique pour la pochette et l’étiquette – augmenté de trois compositions originales tout-à-fait dans le même climat. Car c’est bien de cela dont il s’agit : au-delà de l’étonnant respect de la forme, à l’époque une organisation sonore très nouvelle, les “arfistes” ont retrouvé, ou réinventé, l’unité sonore lumineuse, ouverte, aérée créée par le quintette de Dolphy ; une musique très difficile mais qui respire et s’ouvre littéralement vers l’auditeur. À ce sujet, l’écoute des deux disques en parallèle s’avère très intéressante ; on y repère des variations parfois presque imperceptibles, et pourtant loin de la copie-calque. Tout est réalisé avec subtilité, finesse, conscience, et amour de la musique. Nos cinq amis ont retrouvé, c’est-à-dire réinventé, le “son” authentique. Grâce à eux, Out to Lunch revit littéralement. Un ouvrage qui sonne juste ! Ce projet a été créé sur scène lors du festival de Nevers à l’automne 2019, et enregistré durant l’été 2020. « Indolphylités » (ARFI AM069). OUI !

Quelques semaines plus tôt, au mois de mai, Christian Rollet réalisait son second disque en solo consacré cette fois-ci au chemin de fer. Quel meilleur instrument que la batterie pour scander, rythmer, accompagner les bruits de la locomotive, du train, des roues et des bogies sur les rails ? Le train c’est le rythme en effet, la répétition, l’obsession (voir le piano boogie-woogie) mais aussi toutes sortes d’accents que la batterie s’ingénie à souligner et à recréer. En même temps, pour Christian, ces onze pièces proposées ont chacune une histoire : souvenirs de voyages, de lieux, de moments... Du tortillard au rapide en passant par le train de marchandises (je n’ai pas repéré de TGV), et au delà du travail sur le temps et sa perception et de la “performance”, Christian Rollet sait nous raconter une histoire, comme savent le faire Günter Sommer ou Pierre Favre (mais avec beaucoup moins de percussions diverses). Et sur chaque trajet, un voyageur de l’ARFI se fait brièvement remarquer. « Trains... Calamity Roll with Passengers » (CD Arfi/Circuit Court CC 03).

  Deux trios et un quartette

Poursuivons avec deux trios et un quartette à la composition instrumentale originale. Les deux trios ont des points communs bien que leurs musiques, aussi élaborées et pensées l’une que l’autre, soient différentes. Mais il y a quelque chose de voisin dans l’esprit, dans la démarche, dans la vision : une même finesse, une même retenue, une même précision, le sens du chant, la légèreté dans l’exécution. Peut-être trouvera-t-on qu’il manque parfois un grain de folie, quelque dérapage dans ces jeux musicaux presque trop “finis”, ce qui n’affecte en rien leur grande qualité.

Le premier réunit Clément Janinet (violon, violon ténor), Élodie Pasquier (clarinette) et Bruno Ducret (violoncelle), soit une instrumentation “de chambre” différente de celle en quartette présenté ici-même, pour un travail musical également différent. Volontaire, vive, pas “précieuse”, chantante, souvent gaie et entraînante, la musique, pour l’essentiel composé par Janinet, se construit sur des dynamiques et des séquences progressives, grâce aux combinaisons instrumentales originales. Un disque sans aucune complaisance pour une écoute attentive et agréable (c’est-à-dire le contraire d’ennuyeuse et pénible). « La Litanie des Cimes  » (Gigantonium GIGO15LITI).

Le second trio comprend Baptiste Boiron (saxos soprano, alto, ténor), Bruno Chevillon (contrebasse) et Frédéric Gastard (saxo basse), soit une distribution instrumentale encore plus étonnante pour une résultat musical également très fin et très soigné. L’ample prise de son permet à la musique de résonner. On remarque une richesse et une subtilité de timbres, des séquences orchestrales denses à l’écriture serrée, où le soprano s’envole à partir de l’assise grave que fournissent la contrebasse à l’archet et le saxo-basse à l’unisson, un exemple parmi d’autres des combinaisons de ce jazz “de chambre” qui flirte avec la musique contemporaine “occidentale”, domaine que pratique également Boiron, compositeur de la plupart des thèmes ; mais Ellington, Jarrett et Coltrane sont judicieusement sollicités. Au total un double disque pensé, élaboré, et joué avec grande maîtrise. «  » (2 CD Ayler Records AYLCD-166-167).

Réunir deux trompettes, un saxophone et un violon dans un quartette n’étonnera que ceux qui ne sont pas familiers des musiques improvisées comme on dit. Nicolas Souchal (trompette, bugle), le plus jeune de la bande qu’on a rencontré avec Jean-Marc Foussat (Pavillon Rouge), Jean-Brice Godet... a réuni des musiciens qui l’ont marqué et peut-être inspiré : Michael Nick (violon + électroacoustique), Daunik Lazro (saxos ténor et baryton), Jean-Luc Cappozzo (trompette, bugle, objets), improvisateurs réputés qu’on ne présente plus. Les quatre partenaires commencent à habiter l’espace avant de se détacher l’un l’autre imperceptiblement, sans jamais se mettre en avant. Toute initiative vise à l’établissement d’un paysage (au sens d’une composition picturale), un paysage sonore pointilliste et foisonnant, un jeu de petits éclats, un enchevêtrement extrêmement subtil demandant une grande concentration comme une écoute réciproque constante. Tout se joue sur la corde raide jusqu’à la touche finale. De la free music absolue. Avis aux amateurs ! « Neigen » (Ayler Records AYLCD-162).

Aussi absolu est le free jazz joué par le duo Bertrand Denzler (saxo ténor) et Antonin Gerbal (batterie). On a déjà croisé le saxophoniste suisse à plusieurs reprises, notamment avec ses enregistrements pour Leo Records et plus récemment avec le quartette Neuköllner Modelle chez Umlaut. Le batteur français, très actif également chez Umlaut (le big band), joue beaucoup avec des musiciens allemands et récemment avec le trio Ism (Pat Thomas, Joel Grip). Ce nouveau disque, enregistré en concert à Berlin, ne comprend qu’une seule pièce de près de 39 minutes, une déferlante sonore qui nous ramène 50 ans en arrière au “bon temps” de Peter Brôtzmann avec Han Bennink ou de Frank Wright avec Mohammed Ali. Avec un gros son, brut, des notes arrachées, un phrasé insistant, Denzler attaque dans les graves, puis poursuit dans les tonalités médium jusqu’aux aigus (sans toutefois s’étrangler dans les cris suraigus) avant de redescendre vers un registre plus grave, tout cela sans rupture de débit. Le drumming puissant de Gerbal, en grand batteur free qu’il est, ne le laisserait pas faire, lui qui pousse l’up tempo dans un bombardement ininterrompu. Lorsque le disque s’achève, l’auditeur, même averti, est abasourdi : un genre musical daté qui n’a pas pris une ride. Celui qui a des oreilles, qu’il entende, comme dit l’Évangile ! « Sbatax » (Umlaut Records UMFR-CD33).

Il y a cinq ans, nous avions été assez impressionnés – voir la vitrine de Florence Ducommun de juin 2016 – par un album CD+DVD d’un batteur et compositeur luxembourgeois : Benoît Martiny Band & The Grand Cosmic Journey. Voici une nouvelle réalisation, la sixième, de cet ensemble pour laquelle le band régulier (deux saxes, guitare, basse et batterie), créé il y a quinze ans, s’enrichit de la présence de six invités dont à nouveau le clarinettiste-basse Michel Pilz, ainsi qu’Itaru Oki (trompette, flûtes) et Steve Kaspar (sons électroacoustiques), tous deux hélas disparus il y a quelques mois – le disque a été enregistré en mars 2019. Se situant dans une lignée Frank Zappa/Sun Ra revendiquée (ici Uranus remplace Saturne), brassant des éléments jazz rock, psychédéliques, free jazz, cette œuvre copieuse et foisonnante (75’) convainc par sa générosité, son engagement, sa sincérité et sa belle énergie positive. La musique résonne, respire, emplit l’espace, se colore de toutes les teintes (voir la pochette). Ce magnifique travail en sept parties, très élaboré, nous entraîne dans un voyage cosmique impressionnant. Un beau feu d’artifice final ! « Moons of Uranus » (BYP sans numéro). OUI !