Le pianiste longtemps confiné ces derniers mois s’est épanché sur son clavier... S’il a la chance de disposer d’un bon piano, il a enregistré selon son humeur et ses états d’âme. C’est ainsi qu’on a récolté depuis un an pas mal de disques de solistes et souvent des pianistes. Il en fut ainsi pour Fred Hersch (Songs from Home), Jean-Christophe Cholet (Amnesia) ou Satoko Fujii (Hazufi) pour ne citer que ceux-ci, en trois points de la planète. Ce fut bien une pandémie mondiale !

J’ai choisi de prendre partiellement le contre-pied et de réunir ici trois disques de pianistes solistes, en marge de l’inspiration "confinée" puisque le disque de Tony Hymas a été enregistré en 2016 et celui de Martial Solal en 2019. Quant au plus jeune de ce trio d’assemblage, Theo Walentiny, je n’ai pas trouvé la date (récente) d’enregistrement mais il ne lie pas son inspiration à une situation de contrainte d’isolement.
Voici donc devant leur clavier trois musiciens nés au siècle dernier : Martial Solal (1927), Tony Hymas (1943) et Theo Walentiny (1996). Chacun d’entre eux offre son point de vue sur l’Histoire, son histoire, d’un point de vue humaniste ou plus egocentré, ses histoires avec le jazz, la vie, la musique.

  Martial Solal . Coming Yesterday

Martial Solal : "Coming Yesterday"
Martial Solal : "Coming Yesterday"
Challenge Records - 2021

Quand il s’installe sur la scène de la Salle Gaveau à Paris le 23 janvier 2019, Martial Solal n’a que 91 ans et cinq mois et plus de 80 ans de pratique assidue du piano. Toute une vie en musique entre l’exercice quotidien pour la maîtrise technique et l’amour de l’improvisation avec un goût inaltérable pour le jeu et l’humour, souvent mêlés. Le musicien impressionne et l’homme fascine, aussi sérieux dans sa pratique qu’il peut être facétieux dans la musique. Évidemment, ce concert en solo enregistré par Radio-France et publié par le label néerlandais Challenge Records est incontournable. Martial Solal est un habitué du solo de piano, plusieurs disques témoignent de son exceptionnelle maîtrise de ce délicat exercice depuis les années 70. Ce qui étonne n’est pas sa manière de faire feu de tout bois (une banale rengaine -Frère Jacques, Happy Birthday-, un habile medley ellingtonien...), c’est que le temps ne semble pas avoir de prise sur la vivacité, la légèreté de son jeu sur le clavier. Le piano sonne magnifiquement et nous emmène dans un voyage riche en surprises et en fantaisie. On peut ne pas aimer la musique de Martial Solal (trop technique, trop "apprise" ?) mais on ne peut que respecter ce musicien qui a toujours brillé en traversant l’histoire du jazz. Solal solaire...
"Au moment où j’entrais en scène, ce 23 janvier 2019, je ne savais pas encore que je déciderais de ne plus jouer de piano." écrit Martial Solal dans le livret. Ce disque, il le considère comme un testament musical... improvisé. Chapeau L’artiste ! Merci Mr Solal.

  Tony Hymas - De Delphes...

Tony Hymas : "De Delphes..."
Tony Hymas : "De Delphes..."
nato - 2021

J’arrive un peu à la fumée des cierges pour évoquer ce nouvel album solo de Tony Hymas. La presse unanime a chanté les louanges de ce disque magnifique. Les critiques de renom ont sorti leurs plus belles plumes, les chroniqueurs ont tressé des couronnes de fleurs printanières. J’ose écrire après eux, moins habilement évidemment.
"De Delphes..." n’est pas un produit de l’industrie musicale qu’on encense pour l’oublier dans délai. C’est un disque nato et, donc, une œuvre construite avec la passion d’artisans qui assemblent chaque élément pour donner à l’ensemble un élan, une architecture unique. L’amitié de Jean Rochard (nato) et de Tony Hymas est solidement bâtie sur une complicité, une connivence très longue durée. Entre concerts et disques, Londres, la France et Minneapolis, du jazz pur-jus aux musiques inclassables, du classique à Ursus Minor, la discographie de Hymas chez nato est d’une grande diversité. Dans la catégorie "piano solo", "De Delphes..." fait suite à un superbe disque consacré à Léo Ferré(paru 2016). Ce nouveau disque enregistré en 2016 est l’épilogue (provisoire ?) d’une série d’actes (concerts) donnés entre 2012 et 2013. À chaque fois, le pianiste construisait un parcours imaginé depuis Delphes, là où fut découverte la première pièce de musique écrite attribuée à Athanaeus (128 av. JC). Partant de ce Premier Hymne Delphique, on arrive naturellement chez Satie (Gymnopédie, de Sparte...) et le voyage se poursuit pour prendre une dimension humaniste. La musique dite "sérieuse" de Janáček ou Debussy éclairée, dans le livret, par le commentaire de Tony Hymas vient s’inscrire dans le grand mouvement de l’histoire des hommes, des femmes, des mouvements sociaux et sociétaux (La Commune, le féminisme, La Résistance). Comme l’évoque la pochette, le piano devient le porte étendard du combat pour la liberté et la dignité. Virtuose incontestable, Tony Hymas sait effacer sa maîtrise technique pour laisser parler la sensibilité en suivant le fil d’un discours construit avec passion et totalement maîtrisé. Il va magistralement à l’essentiel et c’est simplement parfait.

  Theo Walentiny . Looking glass

Theo Walentiny : "Looking Glass"
Theo Walentiny : "Looking Glass"
Autoproduction - 2021

Même si ce disque a probablement été enregistré pendant la période de la pandémie, Theo Walentiny ne fait aucunement référence aux affres de l’artiste confiné et tourmenté.
À 25 ans, ce pianiste né dans le New Jersey a toujours baigné dans un univers artistique. Son père est un peintre porté sur l’abstraction et sa mère est art-thérapeute... On ne s’étonnera donc pas que la musique de Theo Walentiny soit haute en couleurs et se construise sur une architecture souvent tourmentée mais qui tient debout.
"Les compositions et les improvisations sont des œuvres d’inspiration soigneusement conçues. Son approche créative du temps, de l’espace, de la dynamique sont incroyables" dit de lui l’illustre saxophoniste Oliver Lake. Parmi les fidèles soutiens de Theo Walentiny, on trouve aussi ce formidable pianiste qu’est Vijay Iyer, lequel évoque "une émotion riche et complexe avec d’éblouissantes juxtapositions de sauvagerie et de tendresse". Évidemment, les compliments piochés dans les dossiers de presse ne font pas tout mais il faut bien admettre que ce pianiste nous extrait avec bonheur de l’océan de monotonie standardisée déversée par toute une génération de pianistes modernes fort instruits mais trop souvent formatés sur le plan esthétique. Que Theo Walentiny cite dans ses références Paul Bley, Andrew Hill, Tyshawn Sorey, Tōru Takemitsu and Henri Dutilleux ne peut que nous inciter à écouter et suivre attentivement un musicien prometteur.
(NB : ce disque a été enregistré sur un piano Steinway Model B ayant appartenu à Dave Liebman. Chick Corea ou Richie Beirach ont aussi posé leurs doigts sur ce clavier.)


  Références, liens utiles :

Martial Solal "Coming Yesterday – Live at Salle Gaveau 2019" - Challenge Records CR 73516 [PIAS] (mai 2021)
Martial Solal : piano solo

Tony Hymas "De Delphes…" - nato -nato 5782- L’Autre Distribution (mars 2021)
Tony Hymas : piano

Theo Walentiny "Looking Glass" - Autoproduction (disponible ici...)
Theo Walentiny : piano solo