lundi 31 mai 2021

J’ai bien réfléchi : ma mémoire n’est plus ce qu’elle était. Ça au moins je m’en souviens. À combien de concerts de jazz ai-je assisté et combien en ai-je photographiés ? Ma réponse est vertigineuse : je ne saurais dire. Beaucoup. Un peu trop peut-être. Mais le concert, c’est une addiction. Comme la lecture. On vient chercher en ces lieux (la lecture est un lieu) quelque chose d’autre que la musique. Un supplément. Une sorte de subrécot qui se disperse ensuite en bribes mémorielles, en ressouvenances brumeuses. Car la dépense équivaut toujours à une perte et, au fil du temps, cette dernière résiste mieux (quand tu prends une gifle, le geste s’efface dans l’instant, le cuisant impact, lui, demeure longtemps). De la scène et des musiciens qui l’occupent un soir, je ne garde que des éclats, de ceux qui déséquilibrent momentanément et avec bonheur le corps et son esprit ; quelquefois, notre impossibilité quant à la conservation de nos actes et aux sentiments qu’ils génèrent m’afflige… Ornette, Paco et Chet sont les trois noms qui surgissent sans réflexion du puits perdu de ma mémoire. Et puis Miles. Évidemment. Une dizaine d’autres forment le premier cercle autour du noyau : Scofield, Fitzgerald, Solal, Pieranunzi, Peterson, Harrell, Reeves, Lloyd, Erdmann, Hargrove, Bley (ça fait onze). Les autres cercles sont emplis de musiciens presque tout aussi notables qui n’ont pas autant frappé mon esprit. Je ne saurai jamais pourquoi. De la à écrire qu’une vie de concerts s’apparente à un verre de sirop, un substrat et beaucoup d’eau, il n’y a qu’un pas que je ne franchis pas car il faudrait que je puisse intégrer au breuvage ceux des musiciens du noyau et du premier cercle que je n’ai pu voir sur scène. Evans, Ellington, Holiday sont les noms qui surgissent sans réflexion du puits perdus de mes regrets. Dois-je ajouter Lester Young et John Lewis ? Oui. Des heures et des jours consacrés à la musique, à son écoute, dont le souvenir est incapable de maintenir la marque autrement qu’avec hésitation dans mon cerveau embarrassé et piteux, des noms demeurent quand d’autres s’évanouissent et des mélodies perdurent. Je m’étonne d’ailleurs en constatant que les dites mélodies résistent plus et mieux au temps que ceux qui les jouent, à quelques exceptions près. Cette notion me semble fondamentale ; la musique n’a pas d’âge et nous sommes mortels, sur ou devant la scène. Si Lush life ou Skylark s’empare de vous, leurs premières notes vous saisissent avant même que vos synapses fassent la connexion avec le nom d’une chanteuse (ou d’un chanteur). Je me prends à penser que la vue qui identifie un visage est un sens moins précis que l’ouïe qui reçoit la musique (l’odorat étant je crois le plus profond de nos cinq ou six sens, mais c’est une autre histoire). Ces cogitations passagères ne règlent néanmoins pas mon problème de mémoire et je suis contraint et ennuyé d’admettre qu’avoir de la bouteille c’est bien, à condition qu’elle n’ait pas le cul percé. It never entered my mind, après tout, je préfèrerais l’affirmer sans ambages. J’aurais pour le moins une excuse à fournir à celles et ceux qui sont irrémédiablement enfouis dans le puits éperdu de ma souvenance en lambeaux, telles les inexpressives reliques archéo-illogiques d’un lointain voyage en terre musicale. Là où le temps envoie valser les les double-croches et les silences, il eut été utile que je fusse prévoyant et prisse des notes. Je n’ai saisi au long de ces années que des instants photographiques sur lesquels mon imagination, plus que ma mémoire, se concentre. Par chance, des neuroscientifiques ont démontré que l’une et l’autre emprunte souvent les mêmes circuits sous notre caboche. Tout n’est donc pas perdu. Poil au cul.