DEEP BLUES . Robert Palmer

Éditions Allia

Son Sims & Muddy Waters, 1942

Inconnus, peu connus, méconnus, … les pionniers du blues échappaient aux radars de la notoriété tandis que leur art, petit à petit, rayonnait sur la planète musicale.
Robert Palmer (1945-1997) l’auteur éclairant de Deep Blues nous entraîne dans un road trip habité sur les traces de singuliers créateurs. Son récit se circonscrit dans le Delta du Mississippi, territoire fécond pour plusieurs générations d’artistes aux styles multiples. Leur trace tantôt poussiéreuse ou boueuse conduira le lecteur vers Chicago.

Dans cette oeuvre initialement publiée aux États Unis en 1982, des témoins de premier plan livrent témoignages inédits et confidences. Robert Palmer ausculte l’art du blues à la fois chant poétique et style musical , délie les langues de personnages réputés taiseux. Autant d’improbables inventeurs aux atours parfois facétieux, officiant dans la géographie du Delta : l’immense plantation Dockery, le conté de Coahoma, les bourgs de Clarksdale, Hazlehurst, Tutwiler Robinsonville, Asceola, … deux places fortes : Helena puis Memphis. Une ruralité jouxtant le grand fleuve Mississipi d’où jaillirent toutes les figures du genre naissant.
Un casting exclusif de noirs américains tel Henry Sloan considéré comme le premier bluesman identifié, … Gus Cannon, Alex (ou Alec) Lee, Willie Brown, … puis ceux à avoir été enregistrés telle la grande figure pionnière de Charley Patton. Quelques illustres : Robert Johnson, Son House, Aleck « Rice » Miller (Sonny Boy Willliamson II), Robert Lockwood Jr, Muddy Waters, ... BB King, autant de fortes personnalités du Deep South dont le seul souci fut de divertir pour s’extraire d’un destin pré-déterminé.

Ce beau monde s’exprime dans des « juke joints »( spots alternatifs de sociabilité où l’on fume, boit de l’alcool maison, joue aux cartes, aux dés, …), des « medecine shows » … des émissions radio dont le fameux « King Biscuit Time ». Autant d’opportunités de gagner sa vie en se produisant en maints endroits et tout horaire utile.
Les premiers enregistrements des années 20 consacrent le juke-box comme vecteur de notoriété locale des bluesmen, la radio amplifiera on célèbre aujourd’hui son centenaire.
Chemin faisant on découvre dans le journal de campagne de Robert Palmer, comment quelques acteurs aussi obscurs que mystérieux s’émancipent de la fatalité des travaux des champs de coton. La plupart se déplacent au gré des opportunités, sans réelles attaches, tel des gitans illuminés.

Si le jazz s’est déjà structuré en ce début du XXème siècle, il en sera différemment pour le blues longtemps réduit à une stricte audience communautaire et son économie afférente.
Au fil de son récit, Robert Palmer éclaire au quotidien l’émergence d’une culture négro-américaine, composite d’expression orale et musicale totalement nouvelle. Sa mission non avouée : rendre justice aux oubliés de la grande musique populaire américaine.

Robert Franklin Palmer Jr (pour être complet) pratique la clarinette et le saxophone, se passionne tôt pour le jazz, fréquente son avant garde du moment. Il confesse qu’Ornette Coleman, Marion Brown ou Wadada Leo Smith l’ont aidé à comprendre le blues. Étudiant, il sera diplômé de l’Université de Little Rock (Arkansas) à deux pas du Delta et formera avec des copains « The Insect Trust » groupe hybride dont Bernard « Pretty » Purdie et Elvin Jones seront les batteurs. Fort d’un solide background il revêt les habits d’historien, journaliste, chroniqueur, ethnologue, anthropologue, musicologue et confectionne « Deep Blues » son chef-d’oeuvre.

Près de quarante ans après la publication de « Deep Blues » chez Penguin Books, les éditions Allia (direction Gérard Berréby) relève le défi d’une adaptation française. Magnifique, elle vaut par une traduction avisée co-signée Olivier Borre & Dario Rudy. Le duo décrypte les mots du « barde négro-américain » (1) aux atours argotiques peu exportables hors du terroir natal. Car les paroles des chansons aiment aussi à pratiquer le double sens parfois explicitement sexuel.
L’iconographie inédite donne à voir visages, situations, documents éclairants.

En 2021, si les origines du blues gardent leur part de mystère, Robert Palmer nous offre de multiples pistes pour déceler ses racines, détaille nombre d’apports musicaux réels ou possibles, des trouvailles, parfois d’origines africaines, jamais entendues nulle part ailleurs : notes ou voix distordues, usage du « bottleneck » (2) sur de modestes guitares acoustiques jouées hors normes académiques, plainte du chant et fureurs vocales … swing envoutant.
Ces précurseurs puis les grands interprètes du style, resteront longtemps méconnus et doivent une notoriété tardive à ceux, pas amnésiques, qui ont raflé la mise dans l’univers de la pop music. Si les amoureux du rock ignorent la source qui a nourrit Elvis Presley, Bob Dylan, Eric Clapton ou les Rolling Stones, l’indispensable lecture de « Deep Blues » leur ouvrira une fenêtre.

Christian Ducasse


(1) qualificatif de Jean-Paul Levet dans son crucial « talkin’that talk » Le Langage du blues et du jazz (Hatier)

(2) goulot de bouteille ou tube de métal générant un effet de glissando expressif sur les cordes de la guitare.

Pour compléter : « Le Blues » de Gérard Herzhaft (que sais-je ? Presse Universitaire de France 1 ère édition 1981, 6 ème édition mise à jour 2015)