L’ultime de Denis Badault

Dimanche 22 mai 2022

Ils sont venus, ils sont tous là au rendez-vous de ce dimanche après-midi : parents, cousin-e-s, colocataires, voisin-e-s vigilant-e-s, potes et potesses, pour le dernier concert de l’Orchestre des Jeunes de l’ONJ version Denis Badault, avant la passation du témoin à Laurent Cugny. Autant dire que cette bande de vingtenaires passe entre d’excellentes mains et que leur souhaiter de mieux eu égard à leurs « incroyables talents ».
Oubliés les gestes barrières pour tenir sur la scène augmentée qu’il a fallu prévoir pour les accueillir, ils en sont presque réduits à respirer chacun son tour : Mélanie Buso, flûte, effets, Baptiste Stanek sax ténor et soprano, Giulio Ottanelli sax alto, Louis Chevé-Melzer sax ténor, Joseph Bijon guitare électrique, Noé Clerc accordéon, Adèle Viret violoncelle, Hugo Van Rechem violon, mandoline, effets, Eva Swiderki voix, Balthazar Bodin trombone, Jessica Simon trombone, Fanny Meteier tuba, Pierre-Antoine Savoyat et Fabien Enger trompette et bugle, Vincent Fauvet percussions, Pierre Hurty batterie, Cyril Billot contrebasse, Lukas Langguth piano ( à queue ).
Et au centre, devant son clavier, dos au public, Denis Badault, direction, compositions, arrangements, les pieds de sa chaise à trois centimètres du bord, qui n’a pas intérêt à trop s’agiter, attention au syndrome d’Étretat.
Le programme, copié-collé de celui de l’ONJ d’il y a trente ans, ce qui ne nous rajeunit pas, met en valeur, morceau après morceau, toutes et chacun grâce à des soli solides qui font honneur à Monk, Mingus et Ellington revisités déconstruits-reconstruits par Badault.
Ce qui saisit d’emblée, c’est le son rond, chaud, homogène, soyeux de cet ensemble, qui évoque plus, qu’il rugisse ou susurre, l’édredon que le rouleau de barbelés,. Un son qui évoque ici et là le CD Personal Landscape de Cugny himself.
Quels souvenirs garder de toute cette richesse individuelle et collective ?
Un bel effet d’espace et de profondeur pour ouvrir le concert, avec un trompettiste près de la chanteuse en bord de scène, et son binôme, tout au fond, qui fait écho ; le pianiste qu’on entend plus qu’on ne le voit, solo de piano soutenu et boosté par des volumes tutti pleins ; le pupitre des gros sons ( trombones et tuba ) qui scande et martèle et densifie la sauce. Il faudra tendre l’oreille pour choper les indices de It don’t mean a thing, standard absolu pour big band avant une fin qui s’estompe dans les lointains, pianissimo.
Et quoi d’autre ?
Un dialogue entre les deux sax ténors, un dialogue, pas une battle, du genre t’es qui ? Tu fais quoi dans la vie ? Le travail comme seul salut macroniais t’y crois toi ? suivi d’un solo de trompette bouchée qui sent sa musique de film noir : monter à l’étage ou descendre à la cave ? Où il se planque ce salaud ? et la guitare qui conte les commentaires du salaud qui attend son heure dos au mur, invisible, dans une alternance solo intime-collectif-solo intime, jusqu’au moment où le salaud se débine par le vasistas de la cave. Avec pour conclure, en miroir à l’intro, la trompette bouchée à nouveau ; le clavier de Badault en écho augmenté qui soutient et relance le solo de la tromboniste aux armoiries tatouées sur le bras, la chanteuse en solo (sans doute une cousine proche et germaine de Leïla Martial et de Géraldine Keller) avec Badault encore en support costaud qui écoute, relance, signale les ouvertures possibles et lui permet de se lâcher sans crainte.
C’est une musique méticuleuse, pointilleuse, de la broderie au point de Calais et d’Alençon.
Et quoi d’autre ?
Un trois temps ouvert par un solo du sax alto, construit, sérieux, qui tient son fil rouge avant de se faire balayer par les riffs enthousiastes ; le trombone tout tendre puis volubile avant une fin glorieuse ; l’intro par le trio à cordes contrebasse-cello-violon qui nous happe et emmène au solo virtuose de l’accordéon, c’est son moment, il se donne à fond ; les bribes du standard semées ici et là : mais c’est quoi cette scie, je ne connais qu’elle, dou-da-doudah, dou, dou-dadou, dou-dah doudah-dou, dou-dah- ? ah oui bien sûr : Satin doll ; l’intro du trio d’embouchures trompette-trombone-tuba : un souffle, de l’air, de l’humour sans oublier la flûtiste qui use discrètement d’une petite machine à fabriquer des sons d’ambiance qui mènent à l’incontournable Mingus : Pithecanthropus Erectus renommé Mingus erectus dont le thème apparaît lentement comme une photo argentique dans le bac de révélateur, avec solo de flûte, puis de batterie avant l’inévitable gros délire aux sax, bien dans l’esprit de Mingus.
On les applaudit chaleureusement, longuement jusqu’au rappel avec À plus tard, un genre de « Ce n’est qu’un au revoir » fortement amélioré, au tempo moyen qui donne tout le temps pour reposer son cul sur sa chaise, détendre les muscles des cuisses, se dire que c’est fini, merci beaucoup, et à la revoyure dans une salle ou une autre. Et pourquoi pas pour un concert avec, en même temps, l’Orchestre des Jeunes de l’ONJ et l’ONJ himself, face au public les yeux bandés, qui se demande : quelle est la petite différence qui fait la différence entre ces deux somptueux big bands ?


Studio de l’Ermitage
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