Entretien réalisé au cours du festival de Châteauvallon en 1973
En 1973, Theodore Walter “Sonny” Rollins avait déjà une carrière plutôt bien remplie : rencontres sur scène avec Blakey, Bud Powell, Tadd Dameron, Fats Navarro, J.J. Johnson…, enregistrements avec John Lewis et le MJQ, Miles Davis, Monk, Roy Haynes… En 1955, il remplace Harold Land dans le quintette de Max Roach et Clifford Brown, après quoi il fonde ses propres groupes. Il enregistre “Saxophone Colossus” (1956), la Freedom Suite (en 1958) avec Roach et Oscar Pettiford, “Our Man in Jazz” (1962) sur les traces d’Ornette Coleman en compagnie de ses partenaires réguliers Don Cherry et Billy Higgins, “Sonny Meets Hawk” (1963) avec Coleman Hawkins et Paul Bley, “East Broadway Run Down (1966) avec Jimmy Garrison et Elvin Jones. Bien plus tard, il sera sollicité par les Rolling Stones (“Tattoo You”, 1981), enregistrera en solo sans accompagnement “The Solo Album” (1985) et sera le sujet du film documentaire intitulé Saxophone Colossus de Robert Mugge (1986)… Il demeure aujourd’hui une légende vivante du jazz, l’un des rares musiciens encore en vie (avec Roy Haynes) ayant enregistré avec Charlie Parker…
Dans le jazz actuel, Sonny Rollins, qu’avez-vous entendu dont vous voudriez parler ?
… Il y a des gens qui jouent du rock, et je crois qu’il y a une corrélation avec... Aujourd‘hui plus qu’avant, toutes les musiques se ressemblent. Je veux dire qu’on peut jouer à des niveaux très divers. Les gens aiment écouter les rythmes. C’est déjà arrivé dans le passé avec les rythmes latins...
Que pensez-vous des changements opérés dans le jazz depuis vos disparitions et retours successifs ?
Les changements dans le jazz... C’est vraiment très difficile à dire... Oui, sans doute, il y a eu des changements... Je ne sais pas... Demandez-moi plutôt où je suis né et je vous donnerai une bonne réponse.
Pourquoi votre bassiste, Bob Cranshaw, utilise-t-il une basse électrique ?
ll n’y a pas de raison particulière, sinon que Bob, à la suite d’un accident, a dû cesser de jouer de la contrebasse. Il joue donc de la basse Fender. Mais qu’il joue de l’une ou de l’autre, ça n’a pas pour moi grande importance. En fait, dans la plupart des cas, je préfère la contrebasse à la basse Fender. Simplement, j’accepte cet état de choses.
En vous écoutant à Châteauvallon, surtout dans la quatrième section de Saint Thomas, nous avons cru déceler un certain rapport entre votre jeu et celui d’Albert Ayler. Aimiez-vous le travail d’Ayler ?
Oh oui ! J’aimais beaucoup Albert, nous avons joué ensemble plusieurs fois. Nous étions bons amis. ll y a probablement une influence qui s’est construite entre nous à cette époque. Peut-être bien…, nous étions très amis...
Le saxophone soprano va-t-il prendre une importance encore plus grande dans votre musique ?
Je l’utilise pour changer, simplement pour changer de son. Je voudrais jouer d’un plus grand nombre d’instruments. Du piano, par exemple, qui était mon premier instrument. Aujourd’hui, on peut faire cela. Il y a dix ans, on devait se spécialiser sur un instrument, alors qu’aujourd’hui on peut jouer du piano ou de n’importe quel autre instrument. De plus, le soprano est un bon instrument, avec un certain son, un certain registre, une certaine étendue de sons. C’est un instrument qui convient à certains types de musique.
Comment avez-vous rencontré votre guitariste, Yoshiaki Masuo ?
Bien qu’il soit japonais, je l’ai rencontré à New York. Je crois qu’il était là depuis cinq ou six mois. ll est très jeune et j’ai l’intention de faire beaucoup de choses avec lui. Nous devons d’ailleurs aller au Japon dans quelque temps.
Vos compagnons ont souvent été des guitaristes. N’aimeriez-vous pas jouer à nouveau avec un trompettiste ?
Oui. j’aimerais. En fait, j’aimerais avoir un groupe plus important, mais c’est difficile : le genre de musique que je joue n’est pas vraiment compact, un second souffleur serait presque obligé de jouer de la même façon que moi, et ça risquerait alors de devenir relâché, décousu. Dans le cas de Cannonball Adderley avec son frère, c’est très différent : ils ont des arrangements, tout est précis ; ils s’arrêtent au même moment, c’est très serré... Oui, j’aimerais avoir un trompettiste. Avant de venir en Europe, j’en ai auditionné plusieurs. Il faudrait que je trouve quelqu’un qui « colle » avec ce que je cherche, pour obtenir une bonne sonorité d’ensemble. Un trompette, un trombone, ou n’importe quel autre instrument. On obtient un son différent quand on joue à deux instruments à vent ou avec des cordes.
À Châteauvallon, Max Roach et Dizzy Gillespie étaient aussi programmés. Aimeriez-vous jouer à nouveau avec eux ?
Bien sûr. j’aimerais beaucoup. Si je ne l’ai pas fait récemment, c’est parce que je me concentrais sur mon nouveau groupe. On ne peut pas tout faire. On m’a demandé, par exemple, de faire partie des « Giants of Jazz » [1]. — pour faire des tournées, enregistrer. etc. J’ai refusé. Ce groupe, c’est vrai, se compose de grands musiciens, mais il est difficile de gagner de l’argent et de projeter son image, car ensuite on cherche à vous intégrer à un groupe... Moi, je veux m’occuper de mon propre groupe, suivre me voie. Aujourd’hui, je jouerais avec eux juste pour le plaisir. Nous sommes restés en relation les uns avec les autres, et je suis sûr que nous pourrions fort bien jouer à nouveau ensemble.
Joueriez-vous aussi avec Archie Shepp, également présent à Châteauvallon, pour le plaisir ?
Oui, nous avons déjà joué ensemble et ce fut une expérience très stimulante. C’était l’an dernier. En fait, nous avons souvent joué ensemble dans des jam-sessions. C’était très bien.
Il parait que vous avez plusieurs fois joué avec Coltrane en privé et que c’est la raison pour laquelle vous avez cessé de jouer. Est-ce exact ?
Nous faisions ensemble des exercices, nous jouions ensemble alors qu’il était encore avec Miles... [2]
Mais est-ce à cause de cela que vous aviez cessé de jouer ?
M’arrêter de jouer ? Non, non, pas vraiment... Non, je voulais essayer de m’améliorer. de me perfectionner... [3]
Vous vouliez entreprendre des recherches ? Méditer ?
Oui, parfois c’était pour méditer. À d’autres moments, c’était à cause de toutes les contraintes liées au fait de jouer : la vie folle, l’alcool, le tabac et toutes ces choses. C’était trop, j’ai dû m’arrêter un moment pour me retrouver. Une fois, ce fut pour des raisons de santé. Une autre fois, je me suis arrêté pour étudier — vers 1959, je crois. Je jouais sur un pont, et ils m’ont retrouvé sur ce pont. Mais je voulais étudier, et surtout réétudier la composition. Récemment, je me suis encore arrêté. La dernière fois, ce fut en 1969, pour quelques années. C’était une période de désillusion, j’ai voulu m’éloigner. J’en avais assez de jouer, assez du milieu musical et des gens engagés dans ce système. Je suis parti pour voir si j’étais capable de faire autre chose que jouer du saxophone, que faire de la musique. J’ai essayé, mais vous savez, ma vie est tout entière dans la musique. Je n’ai pas pu... J’ai compris que, quoi que je fasse, j’aurais à le faire à travers la musique, d’une manière ou d’une autre — aussi longtemps que j’en serai capable et que les gens voudront m’écouter. J’ai senti que j’étais obligé de jouer. Et en 1971, je me suis remis à jouer.
Quelle est votre situation matérielle ? Enseignez-vous ?
Je m’occupe d’un atelier dans une école, et je suis censé en faire plus aux Etats-Unis mais...
Où habitez-vous ?
J’ai une ferme dans l’Etat de New York. Oui, je suis fermier. Mais j’ai encore un appartement en ville, à New York.
Pensez-vous que la situation de la musique est meilleure, ou pire, que quand vous êtes revenu en 61 ?
Je pense que ça va mieux, oui, vraiment. ll y a beaucoup plus de gens qui aiment le jazz, et ce sont surtout des jeunes qui s’y intéressent. Tout le monde semble écouter du jazz, comme s’il était à nouveau en vogue.
Croyez-vous que prendre ses distances par rapport à l’actualité du jazz, de temps en temps, comme vous l’avez fait, pourrait être une solution pour les musiciens plus jeunes ?
Je crois que c’est un peu ce que fait Ornette Coleman… Cela peut être aussi un moyen de survivre : quand on ne joue pas souvent, on plaît à beaucoup plus de gens chaque fois qu’on joue. Mais, bien sûr, c’est très difficile, il faut vivre, on a besoin d’argent... On ne peut donc pas s’éloigner trop souvent. On a besoin de jouer davantage. Aussi, je ne pense pas que beaucoup de gens pourraient le faire. Quand je suis parti en 63 — dans les années 50, c’était surtout pour raisons de santé : je voulais préserver ma santé plutôt que m’écrouler — je pensais qu’il fallait attirer au jazz un plus grand nombre de gens, assurer au jazz des avantages publicitaires. Mais on ne peut pas faire ça tout le temps. ce n’est pas une bonne tactique. On doit travailler et apprendre. Non, se mettre à l’écart ne peut pas être une solution. Quand je l’ai fait, j’avais de bonnes raisons. Je crois qu’Ornette l’a fait aussi après avoir réalisé qu’il était peut-être préférable de jouer moins. Je n‘ai jamais vraiment parlé de ça avec lui, mais je l’ai entendu dire. En ce moment, il joue très rarement. Si on peut le faire, c’est très bien : les gens sont alors impatients de vous entendre.
Texte et photos : Gérard Rouy
[1] Les « Giants of Jazz », en tournée en Europe en 1971, se composaient de Dizzy Gillespie, Kai Winding, Thelonious Monk, Al McKibbon, Art Blakey
[2] En 1956, Sonny Rollins a enregistré Tenor Madness (Prestige Records) sur l’album éponyme avec John Coltrane.
[3] En 1959, Sonny Rollins s’est retiré de la scène, il est surpris en train de jouer sur le pont de Williamsburg à New York. Il revient de cette retraite en 1961 avec l’album « The Bridge » (RCA Victor) sorti en 1962.