Cet entretien s’est déroulé dans le cadre du festival Free Music à Anvers en 1975, où le batteur se produisait au sein du trio d’Irène Schweizer.
1964. Le régime de l’Apartheid devenant de plus en plus rigoureux en Afrique du Sud, interdisant notamment les groupes musicaux « mixtes » de jouer, et même d’apparaître en public, The Blue Notes (le pianiste — seul musicien blanc de l’ensemble — Chris McGregor, le trompettiste Mongezi Feza, les saxophonistes Dudu Pukwana et Nik Moyake, le contrebassiste Johnny Dyani, le batteur Louis Moholo) se saisissent de l’invitation à participer au Festival de jazz d’Antibes-Juan-les-Pins cette année-là pour quitter leur pays et partir s’exiler en Europe. C’est le début d’une longue aventure pour le batteur né au Cap en 1940 (aujourd’hui seul survivant de cette prodigieuse odyssée, qui fêtait en mars son 84e anniversaire) où se noueront de longues et multiples amitiés humaines et musicales dans le cercle de la free music et des musiques improvisées en Europe, particulièrement au Royaume Uni.
Après un bref séjour à Copenhague en 1965, la ‘Swinging London’ allait devenir leur base pour les années à venir, leur mélange caractéristique de jazz post-bebop expérimental, de rythmes africains et de musiques sud-africaines — kwela, mbaquanga, marabi — faisant merveille parmi la nouvelle génération de jazzmen et d’improvisateurs britanniques. C’est à cette époque, à Londres, qu’ils découvrent le free jazz d’Ornette Coleman, John Coltrane, Cecil Taylor, Albert Ayler, qui les marquera à jamais.
Quelques musiciens britanniques sollicitant fréquemment le pianiste de rejoindre les Blue Notes fait naître dans le cerveau de Chris McGregor, également compositeur et arrangeur, l’idée de créer un grand orchestre. C’est ainsi que voit le jour à la fin des années 60 le Brotherhood of Breath [Confrérie du souffle], conçu comme une extension des Blue Notes augmentée des meilleurs jeunes improvisateurs de la scène londonienne : de manière régulière le trompettiste Harry Beckett (originaire de la Barbade), les trombonistes Radu Malfatti et Nick Evans, les saxophonistes Mike Osborne, Evan Parker, Bruce Grant, le contrebassiste Harry Miller, rejoints occasionnellement par les trompettistes Mark Charig et Jim Dvorzak, le tromboniste Malcolm Griffiths, les saxophonistes Elton Dean, John Surman, Lol Coxhill, Alan Skidmore, Gary Windo, le contrebassiste Johnny Dyani…
En 1974, le contrebassiste Harry Miller et son épouse Hazel créent le label Ogun Records qui produira de nombreux albums du Brotherhood of Breath, ainsi que de différents musiciens qui en font partie. Cette version originelle de l’orchestre se terminera à la fin des années 70, en raison de l’installation de McGregor dans une ferme du Lot-et-Garonne en 1974 et, avant tout, de la mort inattendue de Mongezi Feza l’année suivante qui portera un coup sévère au moral des musiciens. Suivront les disparitions tragiques d’Harry Miller en 1983, de Johnny Dyani en 1986, de Chris McGregor et de Dudu Pukwana en 1990.
A Londres, parallèlement à sa participation au Brotherhood, Louis Moholo est associé à un trio de la pianiste suisse Irène Schweizer avec le saxophoniste allemand Rüdiger Carl, il constitue avec Harry Miller une paire rythmique exceptionnelle au sein des trios du saxophoniste britannique Mike Osborne, du saxophoniste allemand Peter Brötzmann, du septet Isipingo formé par Miller. Il s’implique également dans divers big bands du pianiste Keith Tippett (Centipede, The Ark, Tapestry…), dans le Dedication Orchestra mis en place dans les années 1990 par Steve Beresford et Evan Parker pour rendre hommage à travers de nouveaux arrangements à la musique des Blue Notes et du Brotherhood of Breath en compagnie de la crème du jazz britannique, il collabore également de manière sporadique dans les années 2000 au London Improvisers Orchestra. En tant que leader, il se produit, successivement, avec le Moholo’s Unit, l’octette Spirits Rejoice, Culture Shock, l’African Drum Ensemble, dans les années 90 Viva La Black.
Moholo est sollicité par Frank Zappa, John Lennon, Captain Beefheart et même Weather Report à venir jouer et/ou enregistrer en leur compagnie à New York, ce qu’il refuse, sur la ferme injonction de son épouse Mpumi. Parallèlement, il a joué et enregistré (principalement pour Ogun et Intakt) de nombreux duos avec des pianistes : Irène Schweizer, Keith Tippett, Cecil Taylor, Marilyn Crispell, Stan Tracey, Mervyn Africa, Pule Pheto, Alexander Hawkins, Livio Minafra… Signalons également un album en trio tout à fait remarquable avec Chris McGregor et Barre Phillips en 1969 (« Our Prayer », Fledg’ling).
À l’âge de 65 ans, Louis Moholo est reparti vivre en Afrique du Sud en septembre 2005, année où, suite au décès de sa mère, il prend le nom de Louis Moholo-Moholo, plus authentique ethniquement, marquant ainsi son statut de chef de clan jusqu’alors possédé par sa mère. Chef de clan est l’appellation officielle d’un statut équivalent au chef de famille élargie en Afrique de l’Ouest. Aujourd’hui âgé de 84 ans, Louis a cessé de jouer.
Comment s’est faite, Louis Moholo, votre première « rencontre » avec la musique ?
Quand j’étais gosse, avec d’autres gamins je m’amusais à imiter les boy-scouts. Nous suivions leurs défilés dans les rues, certains jouaient de la trompette, du bugle… Moi, avec des baguettes, je tapais sur des boites. Imiter cette musique était assez facile : c’étaient des rythmes simples, des rythmes de marche, il fallait surtout marquer le tempo. Plus tard, alors que mes copains en étaient à chercher d’autres jeux, je continuais de taper sur mes boites de conserve. Je devins louveteau, mais il n’y avait pas de tambours chez les louveteaux. Enfin, je fis partie des scouts. Je jouais alors sur des vrais tambours et commençais à vraiment apprendre la batterie. Après avoir abandonné les scouts, je fus engagé dans un orchestre de danse. Là, pour la première fois, je jouais sur une vraie batterie.
Quel genre de musique jouait cet orchestre ?
On copiait un peu les big bands américains, on jouait des thèmes de Ted Heath, Duke Ellington, Glenn Miller… Chris McGregor, qui habitait encore Le Cap, écrivit quelques arrangements pour cet orchestre. Il n’était pas question d’improvisation, nous lisions les arrangements, rien de plus.
Que sont devenus les autres musiciens de cet orchestre ?
Certains sont encore en Afrique du Sud, beaucoup ont laissé tomber la musique… En Afrique du Sud, il est impossible de survivre en faisant de la musique, la musique est considérée comme moins que rien. Si vous ne travaillez pas comme ouvrier ou manœuvre et si vous dites que vous jouez de la batterie, on vous fout en taule et on vous envoie travailler dans les champs de pommes de terre…
Lorsqu’on est Noir…
Lorsqu’on est Noir et aussi, je suppose, lorsqu’on est Blanc. Mais si vous êtes Blanc, c’est différent, vous pouvez trouver de bons engagements, comme jouer au Waldorf Hotel ou dans des cabarets du même genre. A l’époque où j’ai débuté, j’aurais aimé jouer dans des cabarets, cela rapporte beaucoup d’argent, mais aujourd’hui je ne crois pas que je voudrais le faire. De toute façon, la question ne se pose pas : je n’aurais pas eu la moindre chance d’y parvenir.
Cet orchestre de danse était-il composé uniquement de musiciens noirs ?
Oui, les orchestres mixtes — c’est-à-dire composés de Noirs et de Blancs — sont interdits en Afrique du Sud. C’est pourquoi Chris, Dudu Pukwana, Mongezi Feza, Johnny Dyani, le saxophoniste Nik Moyake et moi avons dû partir, il nous était impossible de jouer ensemble. Deux ans plus tard, un type d’Afrique du Sud est venu me voir à Londres, il m’a dit qu’il était toujours impossible de jouer, que c’était au même point que lorsque je jouais avec Chris… Il se passait des choses vraiment dingues. Par exemple il y a un très bon saxophoniste en Afrique du Sud qui s’appelle Magungu, il joue du ténor et du soprano. Il devait jouer dans un orchestre blanc pour un public blanc. Pendant que l’orchestre était sur scène, Magungu dut jouer caché derrière le rideau ! Ce genre de choses se passe tous les jours. Je me souviens que quand nous sortions avec Chris pour prendre un verre, nous avions l’habitude d’aller toujours au même endroit où nous nous sentions bien, et Chris devait se passer le visage au cirage et porter une casquette qui lui couvrait le front…
Quelle est la situation aujourd’hui en Afrique du Sud ?
La situation est la même… Mais je préfère ne pas répondre à cette question… Vous savez, il est des moments où il faut savoir être discret… J’ai déjà fait de la prison en Afrique du Sud pour avoir foutu le feu. En fait, je n’avais rien fait, je n’avais pas incendié quoi que ce soit, mais j’étais un jeune type actif et, comme c’était une affaire assez importante, il fallait des coupables. On nous avait réunis dans une salle de la police et un type est arrivé, le visage voilé, et s’est mis à désigner du doigt, au hasard, plusieurs d’entre nous. Je fus jeté en prison pour trois mois. À la sortie, j’appris que d’autres types avaient été envoyés dans les champs de pommes de terre pour deux ans… Je m’excuse d’avoir des propos si politiques, mais c’est vraiment ainsi que cela se passe… Si vous êtes musicien, il n’y a pas d’argent pour vous. L’argent se trouve, comme le Waldorf ou les centres municipaux, devant des publics blancs. Nous, nous jouions uniquement pour des publics noirs, nous y étions obligés, or ces gens étaient si opprimés qu’on ne pouvait décemment leur demander beaucoup d’argent. Voilà pourquoi on ne pouvait absolument pas survivre là-bas. Sans parler de toutes les humiliations, de ces putains de papiers d’identité que vous devez avoir constamment sur vous, de l’interdiction d’aller dans les quartiers blancs la nuit… On avait le droit d’être en ville jusqu’à dix-huit heures. Je désire sincèrement dire la vérité, mais la vérité coûte tellement cher…
Avez-vous l’intention de retourner en Afrique du Sud ?
Oui, et c’est justement pourquoi je dois être prudent dans mes propos. Je compte y aller l’an prochain pour voir ma famille. Ma femme veut voir sa mère. Je voudrais au moins les rendre heureux, les faire rire pendant trois mois. Dollar Brand (Abdullah Ibrahim) fait cela très bien, il réussit à rendre les siens heureux de temps en temps. Je pense y aller avec Johnny Dyani, nous jouerons avec des musiciens qui sont restés là-bas.
Lorsque vous avez joué, en 1964 avec les Blue Notes, au festival d’Antibes-Juan-les-Pins, on disait à l’époque que le seul fait de jouer avec Chris McGregor en France vous interdisait de retourner dans votre pays…
Non, pas exactement. À Antibes, c’était la panique, c’était notre panique, c’était notre paranoïa qui nous faisait dire des choses de ce genre. Mais dans un sens c’était vrai que nous ne pouvions pas retourner en Afrique du Sud et jouer avec Chris. Si nous étions retournés avec Chris, c’était fini, et nous voulions rester ensemble. C’est pourquoi nous ne sommes jamais retournés en Afrique du Sud avec Chris. Le Brotherhood of Breath devait aller jouer en Afrique du Sud, tous les musiciens s’étaient fait vacciner, tous étaient prêts. Finalement les gens qui avaient organisé la tournée décidèrent de valider le contrat et allèrent voir un avocat blanc sud-africain. II leur dit : « C’est impossible ! » À partir de ce moment, c’est devenu impossible. Nous voulions aller là-bas décontractés, mais il a suffi qu’un type dise « Ce n’est pas raisonnable, vous allez vous attirer des ennuis ! » pour que tout soit fichu.
Que se passa-t-il pour le groupe après le concert d’Antibes-Juan-les-Pins de 1964 ?
Nous sommes allés en Suisse. Nous avons joué au Café Afrikana de Zurich, au Blue Note de Genève, puis nous sommes partis pour Londres. Nous pensions utiliser Londres comme base, afin de pouvoir jouer un peu partout en Europe. Quand nous sommes arrivés à Londres, j’ai commencé à entendre d’autres vibrations. J’étais loin de l’Afrique du Sud, loin des chaînes. Je voulais juste être libre, totalement libre, même dans la musique. J’étais juste un rebelle, complètement rebelle. Et il y avait des gens comme Evan Parker, je voyais qu’il était aussi un rebelle. A part de ce moment-là, je n’ai fait que jouer free, j’ai rencontré John Tchicai, Steve Lacy, Peter Brötzmann. Moi et John Stevens étions en fait les premiers batteurs à jouer de la free music en Grande Bretagne. Puis d’autres mecs sont arrivés, mais nous étions les premiers.
Le Brotherhood of Breath est-il un orchestre viable aujourd’hui ?
Le Brotherhood est un très bon orchestre plein de possibilités latentes mais qui, hélas, ne trouve pas beaucoup de contrats. Je ne pourrais pas survivre grâce au Brotherhood. Chris vit dans le sud de la France et, comme il reste le leader de l’orchestre, cela pose pas mal de problèmes. Par exemple, si nous avons un engagement mal payé ou un « benefit concert » à Londres, Chris ne peut pas le faire parce que cela coûterait déjà une centaine de livres de voyage. Chris ne peut jamais participer à un « benefit » pour une bonne cause, comme je l’ai fait à Anvers en août dernier. Il lui faut un minimum d’argent pour aller à Londres, ce qui rend la situation difficile. Néanmoins, l’orchestre reste très soudé. De plus, la plupart des musiciens ont un groupe en dehors du Brotherhood, ce qui pose, là encore, des problèmes. Heureusement, chacun a réussi, jusqu’à présent, à concilier ses activités et celles du Brotherhood.
Dudu Pukwana est un élément très spectaculaire du Brotherhood. A-t-il un rôle particulier dans l’orchestre ?
Dudu est, comme les autres, une des forces de l’orchestre. Certes, il a une telle personnalité qu’on ne peut s’empêcher de le regarder. Mais c’est aussi un très bon musicien. De plus, il connait parfaitement les morceaux, et dans tous les sens. lls font partie de lui, les morceaux sont lui, comme pour Mongezi et moi. Nous n’avons aucune difficulté à aller au-delà des thèmes. Je ne veux pas dire que les autres ont des difficultés, mais cela fait si longtemps que nous jouons ensemble, Chris, Mongezi, Dudu et moi…
Les thèmes que joue le Brotherhood ne sont pas tous des compositions de Chris…
Mongezi et Dudu en ont écrit quelques-uns, Harry Beckett également, Mark Charig en a écrit un, ainsi que Mike Osborne et Radu Malfatti… En un sens, cela correspond à ce que nous attendions de l’orchestre : Brotherhood of Breath, la fraternité du souffle. J’ai toujours considéré les morceaux au-delà de ce qu’ils sont supposés être, et c’est aussi, je crois, ce que fait Dudu. Ces morceaux sont joués « straight » pourtant Dudu a tendance à les faire swinguer, à les faire flotter en leur donnant une saveur particulière. Mais tout le monde fait cela, chacun essaie vraiment de faire de son mieux.
Vous faites aussi partie du trio de la pianiste suisse Irène Schweizer. Comment l’avez-vous connue ?
Je l’ai rencontrée en Suisse en 1964. Nous étions à Zurich et elle jouait en quartet, c’était un bon orchestre qui suivait la direction de Coltrane. La plupart des gens que j’ai rencontrés en Europe suivaient cette direction. Ce fut une force importante de cette époque : [John] Coltrane et Miles [Davis]… Tous les bassistes et les batteurs tendaient à jouer de cette façon. J’étais très intéressé par ce que faisait John, je faisais partie de ce mouvement coltranien, mais je l’ai vite abandonné aux saxophonistes.
Vous avez été influencé par Elvin Jones ?
Comme tout le monde, mais j’admire des batteurs moins connus comme Charlie Persip, que je considère comme un génie, Billy Higgins et bien sûr Art Blakey, Max Roach, Alan Dawson, Big Sid Catlett, Kenny Clarke…
Milford Graves ?
Oh oui ! Je crois qu’il me connait, et je le connais. Je voudrais le rencontrer, il est extraordinaire. Lui et Han Bennink sont les batteurs qui dégagent la plus grande force.
Vous jouez aussi avec des musiciens hollandais…
Oui, avec [le pianiste et clarinettiste] Kees Hazevoet, [le saxophoniste et joueur de cornemuse] Peter Bennink… Je les ai rencontrés quand nous avons joué au Paradiso d’Amsterdam avec Chris. Nous n’avions pas de bassiste et nous avons demandé à Arjen Gorter [surtout connu comme bassiste du Willem Breuker Kollektief] de jouer avec nous. Grâce à Arjen, j’ai rencontré Kees et Peter. Mais je connaissais Han Bennink depuis l’époque où j’avais joué avec John Tchicai et Roswell Rudd à Amsterdam, en 1966.
Quand vous jouez avec le Brotherhood, votre façon d’aborder la batterie n’est pas la même que quand vous jouez avec Irène Schweizer..
Dans le Brotherhood, il y a plusieurs directions à suivre. D’abord, il faut marquer le tempo, coller aux arrangements, puis, pendant les chorus des souffleurs, je peux décomposer le tempo et jouer « free ». Ayant commencé à jouer dans un big band, je n’ai aucune difficulté à jouer le tempo, d’autant que je connais parfaitement les thèmes que nous jouons. Avec Irène, c’est totalement différent, c’est très libre. Comme il n’y a pas de bassiste dans le trio, chacun doit pallier ce manque. C’est très intéressant de ne pas avoir cette ligne de basse qui court, il faut tisser la toile… J’aime beaucoup ce groupe. En fait, c’est tout le contraire du Brotherhood. J’aime aussi le trio du saxophoniste Mike Osborne, où je joue avec le bassiste Harry Miller. C’est une musique qui se laisse jouer. Je joue le tempo puis, peu à peu, j’abandonne les structures carrées…
Vous faites partie de beaucoup de groupes ?
Le Brotherhood, le trio d’lrène, le trio de Mike Osborne, Centipede, le grand orchestre du pianiste et compositeur Keith Tippett, le big band de Stan Tracey, Nine Sense, le groupe d’Elton Dean, et d’autres groupes encore. J’entends parfois dire que je joue le tempo, mais c’est faux. Et même si c’était vrai, ma mère et mon père ne sont pas à Londres, je ne peux pas aller les voir pour leur dire : « Papa, je n’ai pas d’argent pour manger ! », je suis un exilé, je dois me nourrir moi-même. Quand on me propose des gigs de jazz, je les accepte, bien sûr. Beaucoup de musiciens vont enregistrer des disques de pop la nuit, en cachette. Je ne fais pas ça, je refuse des gigs de ce genre. Je ne fais pas de classique non plus, bien que le classique soit la seule musique qui soit acceptée par les musiciens. Si vous jouez du classique, les musiciens de jazz ne vous considèrent pas comme un vendu, un traître, alors que si vous jouez de la pop, vous êtes vraiment une crapule. Si vous êtes un musicien classique, c’est la même merde : vous êtes reconnu par la société, vous êtes un « vrai » musicien. Pour la vieille génération, le classique est la « vraie » musique. Pour la jeune génération, c’est la pop music. Vous vous retrouvez entre les deux en train de jouer du jazz : les vieux vous crachent sur la gueule et les jeunes vous regardent en ricanant.
Le saxophoniste Dudu Pukwana et le trompettiste Mongezi Feza ont enregistré des disques de jazz-rock…
Oui, c’est un orchestre sud-africain. Aujourd’hui, à Londres, il y a beaucoup de Sud-Africains, de grandes communautés, et s’ils peuvent s’en sortir, c’est bien.
Réussissez-vous à vivre de votre musique ?
Difficilement. Il n’y a pas beaucoup d’argent qui rentre. Je ne pourrais pas aller au cinéma, par exemple, six fois par semaine… Parfois il m’arrive de saborder mes gigs. Pas intentionnellement, mais ce sont des moments où je ne pense à rien, j’ai envie de rentrer chez moi, je n’arrive pas à me rendre compte de ce qui est bien ou non, tout devient horrible. Etre un exilé c’est déjà horrible. Les gens ignorent tout de votre façon de vivre, qui est complètement différente. Cela rend les rapports difficiles entre eux et vous. J’ai la sensation de me faire violer dans le vrai sens du terme, et je pense que Dudu pense la même chose que moi… II y a des moments où on peut me dire n’importe quoi, même une plaisanterie, ça sera interprété dans ma tête. La réaction des gens est toujours défensive… Vous savez, la musique c’est au poil, rien à dire de ce côté-là, la musique prend bien soin d’elle-même, mais en même temps il faut payer le loyer, nourrir la famille. Nous sommes des êtres humains, nous faisons la musique et nous devons passer par tous ces non-sens : traverser les frontières, valider les passeports, voyager vingt-quatre heures pour arriver une demi-heure avant le concert, jouer, repartir..
Quelle est la réaction des musiciens américains face à un musicien sud-africain ?
Quand je suis arrivé en Europe, je suis allé dans un club où jouaient des musiciens américains et j’ai demandé à jouer. Un type m’a demandé : « D’où viens-tu ? » Dès que j’ai dit : « Je viens d’Afrique du Sud », on m’a empêché de jouer. A cette époque, on ne savait pas qu’il y avait des musiciens en Afrique du Sud. Aujourd’hui, si un Japonais vient me demander à jouer — et aujourd’hui je sais que les musiciens japonais existent —, je dirai : « Oui, avec plaisir ». C’est comme quand un Américain arrive et demande à jouer, il sera accepté, simplement parce qu’il est Américain et même s’il fait de la merde. Moi, dans ce club, j’ai demandé à jouer et j’ai entendu des ricanements. J’ai insisté. Finalement ils ont accepté, et après avoir joué, le musicien américain m’a demandé pour la deuxième fois : « Mais d’où viens-tu ? » Je lui ai répondu : « Je viens d’Afrique du Sud » . Il a insisté : « Non, on ne nous la fait pas, tu es un de ces musiciens complètement inconnus qui trainent aux Etats-Unis et tu viens en Europe en disant que tu es Sud-Africain… » Cela se passait il y a une dizaine d’années. Aujourd’hui, ça ne se passerait plus ainsi, tout le monde sait qu’il y a de bons musiciens en Afrique du Sud grâce à des gens comme Dollar Brand [Abdullah Ibrahim], [le batteur] Makaya Ntshoko et nous. D’une certaine manière, nous avons ouvert la voie aux jeunes musiciens sud-africains, et nous l’avons payé. Mais il y a encore des tas de musiciens sud-africains qui vivent comme nous vivions quand nous sommes partis pour l’Europe. Dollar Brand fut le premier à en sortir, nous sommes les seconds..
Y a-t-il des musiciens américains qui vont jouer en Afrique du Sud ?
Bien sûr. Percy Sledge a chanté en Afrique du Sud et il a gagné 250 000 livres britanniques. II n’aurait jamais gagné cela ailleurs. Pour nous, les natifs du pays, il n’y avait rien. Être ingénieur en Afrique du Sud est hors de question si vous êtes noir, de même qu’architecte ou médecin. Mais sans aller si loin, en Angleterre il est impossible à un Noir d’être speaker à la radio ou à la télévision. De même, à la radio, s’il y a un big band qui joue avant les informations, il me sera impossible d’en faire partie, il n’y a que des Anglais. Et même entre Anglais il y a des différences, on ne demandera jamais à Mike Osborne, par exemple, de jouer dans ce genre de big band ou d’être musicien de pupitre dans un show à la télévision. Toute la société est basée sur trois niveaux : le bas, le milieu et le haut. Les parlementaires par exemple sont payés 200 livres par semaine, mais les éboueurs qui sont à peine payés 100 livres font grève pour avoir 200 livres. S’ils obtiennent satisfaction, les parlementaires sont mécontents à leur tour et veulent obtenir 400 livres. Arrivent les mineurs et les gens de l’électricité qui ne veulent pas être oubliés. Le gouvernement, évidemment, fait la sourde oreille à leurs revendications au mois de septembre. Et tout se met à craquer en plein hiver : des tonnes de poubelles dans les rues, plus d’électricité, plus de charbon, plus de gaz.. Tout se passe de cette manière : les classes inférieures, les classes moyennes, les classes supérieures… Quoi qu’il en soit, la Grande-Bretagne ne sera jamais comme les Etats-Unis. Là-bas il y a des Noirs qui sont parlementaires. La Grande-Bretagne doit rester propre, jamais de personnalité noire. Il n’y aura jamais de Stevie Wonder ou d’Otis Redding en Grande-Bretagne, il n’y a qu’Elton John et toute cette merde. Pourtant il y a tant de bons musiciens en Angleterre et les Anglais ne le savent même pas. S’ils pouvaient se réveiller un peu et regarder autour d’eux, ils verraient ce qu’ils ont, des types comme [le saxophoniste et clarinettiste] John Surman, qui va d’ailleurs aller vivre aux Etats-Unis, il a obtenu un poste d’enseignant là-bas… Tant d’excellents musiciens…
Texte et photographies : © Gérard Rouy