Chris McGregor (1936/1990) : l’inventeur du Brotherhood of Breath !

Son père enseigne dans une mission de l’Eglise d’Ecosse du Pondoland (Transkei, Afrique du Sud). Il grandit au milieu de familles du peuple Xhosa et commence à jouer du piano à l’âge de cinq ans. Poursuit ses études au collège de musique du Cap et joue avec des musiciens noirs. En 1962, il forme les Blue Notes avec Mongezi Feza (tp), Dudu Pukwana (as), Nikele Moyake (ts), Johnny Dyani (b) et Louis Moholo (dm). Parce qu’il est multiracial au pays de l’apartheid, le sextette doit émigrer vers l’Europe en 1964. Invités à jouer au festival d’Antibes-Juan les Pins cette année-là, ils décident de s’installer à Londres en 1965.

A la fin des années 60, autour du noyau modifié des Blue Notes (Harry Miller à la basse), le pianiste réunit une grande formation, le Brotherhood of Breath (la “Confrérie du Souffle”), que complètent quelques uns des meilleurs improvisateurs de la scène londonienne. Le succès est total : l’orchestre participe à de nombreux festivals européens et enregistre plusieurs disques.

En 1974, McGregor s’installe en France. La mort de Mongezi Feza et la raréfaction des concerts l’amènent à dissoudre le Brotherhood. Diverses nouvelles configurations de l’orchestre, moins « magiques », verront le jour jusqu’à la fin des années 80.

Chris McGregor meurt d’un cancer du poumon le 26 mai 1990, à l’âge de 53 ans.

Nancy 1975
Nancy 1975

Le fait que vous soyez parti habiter le Lot-et-Garonne n’a-t-il pas, Chris McGregor, posé des problèmes quant à l’organisation de Brotherhood of Breath ?

Aucun problème ! L’été et l’automne derniers ont été les périodes où l’orchestre a le plus « tourné », et pourtant c’était la deuxième année où j’habitais en France. Nous avons toujours beaucoup de travail et nous nous arrangeons pour faire quelques répétitions. De plus, en habitant à la campagne, j’ai plus de temps pour travailler le piano et composer, et c’est vraiment ce que je souhaitais. De toute façon, comme la plupart de nos concerts ont lieu en Europe et sur le continent, ça ne pose pas beaucoup de problèmes. Il m’est plus facile — et plus rentable — d’aller jouer à Londres, plutôt que l’orchestre vienne sur le continent. En fait, nous perdons un peu d’un côté mais nous gagnons de l’autre. Bien sûr, ce serait différent si nous habitions tous dans une sorte de communauté... Non, Brotherhood n’a pas de gros problème, je ne suis pas quelqu’un qui recherche les problèmes, je connais des trios qui en ont plus que nous. La façon dont j’essayais de faire fonctionner l’orchestre — surtout avant que nous ayons tous ces engagements dans les festivals d’Europe — était la suivante : je reinvestissais tout ce que je gagnais dans le Brotherhood pour être certain que ça fonctionne, je crois que j’aurais donné tous mes cachets pour organiser nos propres concerts s’il n’y avait pas eu cette demande pour notre orchestre, toute cette promotion du Brotherhood. Cela signifie que très souvent je n’étais pas payé pour certains concerts, je prenais ma part et je la mettais de côté en attendant que ça fasse un certaine somme pour préserver l’orchestre en finançant moi-même le concert suivant.

avec Dudu Pukwana & Mongezi Feza. Gand 1970
avec Dudu Pukwana & Mongezi Feza. Gand 1970
avec Ronnie Beer, Dudu Pukwana, Mongezi Feza, Barre Phillips. Gand 1970
avec Ronnie Beer, Dudu Pukwana, Mongezi Feza, Barre Phillips. Gand 1970

Vous a-t-on déjà demandé d’aller jouer aux États-Unis avec Brotherhood of Breath ?

De temps en temps des gens parlent de nous faire jouer là-bas, mais personne ne semble vouloir nous payer convenablement... Evidemment. j’aimerais beaucoup le faire. Mais je sais que j‘irai un jour au cours de ma vie, je ne suis pas pressé. Et quand ça arrivera, ce sera magnifique.

avec Ted Joans & Philippe Carles. Nancy 1973
avec Ted Joans & Philippe Carles. Nancy 1973
avec Marc Charig, Mongezi Fezza (Brotherhood of Breath). Nancy 1973
avec Marc Charig, Mongezi Fezza (Brotherhood of Breath). Nancy 1973
Brotherhood of Breath : Harry Miller, Radu Malfatti, Nic Evans, Dudu Pukwana, Elton Dean, Mike Osborne, Alan Skidmore, Lol Coxhill. Nancy 1973
Brotherhood of Breath : Harry Miller, Radu Malfatti, Nic Evans, Dudu Pukwana, Elton Dean, Mike Osborne, Alan Skidmore, Lol Coxhill. Nancy 1973

Louis Moholo nous disait que vous aviez eu l‘intention d’aller jouer en Afrique du Sud mais que vous aviez dû renoncer à cause de problèmes de visas...

Ce n’était pas vraiment à cause des visas. Les gens qui avaient organisé le concert se sont rendu compte que le contrat ne pouvait pas être légal. Dès qu‘ils ont su que nous étions un orchestre composé de musiciens de deux races et de deux nationalités, ils ont montré le contrat à l’avocat attaché aux hommes d’affaires qui apportaient l’argent. A cause de ces différences de race et de nationalité, il déclara qu’il n’était pas possible pour l’orchestre d’entrer en Afrique du Sud, pas possible de faire un contrat légal.

Juan-les-Pins 1975
Juan-les-Pins 1975
Juan-les-Pins 1975
Juan-les-Pins 1975
Brotherhood of Breath : Evan Parker, Elton Dean, Dudu Pukwana. Juan-les-Pins 1975
Brotherhood of Breath : Evan Parker, Elton Dean, Dudu Pukwana. Juan-les-Pins 1975

Etes-vous encore de nationalité sud-africaine ?

J’ai un passeport britannique mais je reste sud-africain de cœur dans le sens où tout le monde est né quelque part, tout le monde est attaché à son lieu de naissance.

Brotherhood of Breath : Mongezi Feza, Marc Charig, Nick Evans, Radu Malfatti. Nancy 1975
Brotherhood of Breath : Mongezi Feza, Marc Charig, Nick Evans, Radu Malfatti. Nancy 1975
Moers 1976, Brotherhood of Breath : Nick Evans, Mike Osborne, Dudu Pukwana, Elton Dean, Evan Parker, Harry Miller, Marc Charig, Radu Malfatti.
Moers 1976, Brotherhood of Breath : Nick Evans, Mike Osborne, Dudu Pukwana, Elton Dean, Evan Parker, Harry Miller, Marc Charig, Radu Malfatti.
avec Johnny Dyani, Londres 1977
avec Johnny Dyani, Londres 1977

Etes-vous retourné en Afrique du Sud depuis votre départ en 1964 ?

Une seule fois. J’y suis resté un mois et demi environ, avec ma famille, et j’ai aussi fait quelques concerts...

Gand 1971
Gand 1971
Dudu Pukwana, Mike Osborne, Nick Evans, Harry Beckett... (Brotherhood of Breath). Gand 1971
Dudu Pukwana, Mike Osborne, Nick Evans, Harry Beckett... (Brotherhood of Breath). Gand 1971

Etes-vous le seul compositeur de Brofherhood of Breath ?

Oh non ! C’est moi qui fais la plupart des compositions mais je ne suis pas le seul. Dudu Pukwana, Mongezi Feza, Radu Malfatti, Elton Dean, Harry Beckett ont aussi beaucoup écrit. Nous avons aussi dans notre répertoire quelques compositions d’un dramaturge nigérien, Wole Soyinka, et un thème du regretté saxophoniste sud-africain Makaya Devash. Nous avons énormément de possibilités au niveau du répertoire...

Angoulême 1981, Brotherhood of Breath : Harry Beckett, Dave Defries, Peter Segona, Marc Charig (tp), Radu Malfatti, Nick Evans (tb), John Tchicai, André Goudbeek, Bruce Grant, Louis Sclavis, François Jeanneau (saxes), Carolyn Goodheart (cello), Didier Levallet, Ernest Mothle (b), Jean-Claude Montredon, Brian Abrahams (dm).
Angoulême 1981, Brotherhood of Breath : Harry Beckett, Dave Defries, Peter Segona, Marc Charig (tp), Radu Malfatti, Nick Evans (tb), John Tchicai, André Goudbeek, Bruce Grant, Louis Sclavis, François Jeanneau (saxes), Carolyn Goodheart (cello), Didier Levallet, Ernest Mothle (b), Jean-Claude Montredon, Brian Abrahams (dm).
Moers 1981
Moers 1981
avec Radu Malfatti, Moers 1981
avec Radu Malfatti, Moers 1981

Comment se passent les répétitions de l‘orchestre ?

C’est peut-être l’un des problèmes que vous évoquiez tout à l’heure. Je voudrais pouvoir répéter beaucoup plus que nous le faisons actuellement mais ce n’est pas toujours possible, car nous n’avons pas beaucoup de capitaux et les musiciens de l’orchestre font partie d’autres groupes. Ce que j’espère. c’est que nous puissions trouver des engagements sous forme de longues tournées, faire beaucoup de concerts les uns à la suite des autres. Tous réunis nous pouvons ainsi élargir le répertoire assez vite et mettre au point de nouvelles structures. Il est d’autre part plus facile pour les musiciens de se libérer pendant trois ou quatre jours pour travailler beaucoup que de faire des petites répétitions et de se disperser à nouveau.

Comment engagez-vous vos musiciens ? Leur demandez-vous de se joindre à vous ou est-ce l’inverse ?

Je crois que les deux choses se passent en même temps. Par exemple. Bruce Grant, le saxophoniste baryton, je me souviens que nous avions souvent discuté longtemps avant qu‘il ne se joigne à l‘orchestre. Avant de jouer avec nous, il est venu chez moi, dans le Lot-et-Garonne, et je lui ai appris le répertoire de base de l’orchestre. Mais il avait aussi beaucoup écouté l‘orchestre auparavant et connaissait tous les musiciens.

Moers 1986
Moers 1986

Depuis quelques mois, vous donnez aussi des concerts en solo...

Oui, le piano est un instrument que l’on peut aussi utiliser en solo et j’ai voulu voir ce que ça donnerait. Mais les deux choses font partie d’un même processus : je peux jouer la plupart des compositions de l’orchestre en solo et quand je trouve au piano des idées qui me semblent convenir à l’orchestre, j’écris un arrangement.

N’avez-vous plus envie de jouer en petite formation ?

Pas vraiment, mais tout peut arriver. Le Brotherhood of Breath absorbe une grande partie de mon énergie musicale et j’en tire une très grande satisfaction. D’autre part, je n‘ai pas tellement envie de faire des millions de choses différentes : mon piano et mon orchestre, cela me suffit.

Moers 1986
Moers 1986

Vous étes aujourd’hui agriculteur dans le sud-ouest de la France. Votre production fermière vous permettrait-elle de survivre ?

S’il le fallait absolument, je crois que oui. Nous essayons d’être aussi indépendants que possible au niveau de nos besoins, ma femme et moi. En ce moment. nous sommes en train de reconstruire notre maison, ce qui demande pas mal d’argent mais, ceci mis à part, mon idée principale est de réinvestir l’argent que j’ai dans la musique. Ce n’est pas comme si j’avais un loyer à payer à Londres tous les mois — si j’ai l’impression que la musique nécessite encore plus d’investissements, la maison attendra...

Pourquoi avez-vous préféré le Lot-et-Garonne à la campagne anglaise ?

Simplement parce que le prix d’une maison en Angleterre est très élevé et que n’ous avons eu la chance de trouver celle-ci. Avant, nous habitions une petite maison dans le Sussex grâce au prêt d’une société immobilière. Comme nous n’avions pas de terrain, nous ne pouvions pas être très indépendants économiquement. Nous avons donc décidé de vendre cette maison et de chercher du terrain. A cette époque, il y avait dans le Lot-et-Garonne beaucoup de petits terrains et de vieilles maisons à vendre. C’était particulièrement bon marché en comparaison des prix dans le Sussex. Nous avons donc vendu la maison d’Angleterre pour acheter cette ferme et le « Moulin de la Madone ».

En regard des lois françaises, êtes-vous considéré comme agriculteur ?

Je suis enregistré en tant qu’agriculteur et musicien, je suis un fermier qui fait quelquefois de la musique. ll semble qu’en France la profession de musicien ne soit pas très reconnue par la bureaucratie alors que fermier professionnel est reconnu et particulièrement petit fermier-paysan. Quand je suis allé pour la première fois à la préfecture d’Agen et qu’ils m’ont demandé ma profession, j’ai répondu : musicien. lls ont alors levé les bras au ciel en disant qu’il n’y avait pas de travail pour un musicien dans le Lot-et-Garonne. Je leur ai dit que je n’en cherchais pas particulièrement, que de toute façon je jouais en Angleterre, au Danemark. en Allemagne... Je leur ai dit que je cherchais un endroit pour faire pousser des légumes. Dès que j‘ai prononcé ces mots, leur visage s’est éclairé : « Ah oui ! Un petit fermier ! »

Quelles sont vos relations avec les autres fermiers ?

Très bonnes. Je crois que la plupart des gens de la région sont contents de voir leurs vieilles fermes reconstruites. lls n‘aiment pas les voir disparaître et rachetées par les grandes compagnies de fermage. Nous avons été très surpris par l‘accueil que nous avons trouvé — notre voisin le plus proche nous a labouré un champ, et nous, nous lui avons prêté un pâturage pour son bétail.

Anvers 1987
Anvers 1987

Vos voisins viennent-ils vous écouter faire de la musique ?

Oui, surtout les plus jeunes, ceux qui ne sont pas vraiment des cultivateurs mais qui s’intéressent à la culture biologique et essaient d’être indépendants...

Vous êtes plutôt heureux...

Ma vie en musique devient de plus en plus heureuse à mesure que je vieillis — ou que je rajeunis, je ne sais pas...

Propos recueillis et photographies : Gérard Rouy

Discographie sélective : https://www.discogs.com/artist/285389-Chris-McGregor