Pendant une décennie à partir de la fin des années 50, Henry Grimes a joué et enregistré une cinquantaine d’albums mémorables avec la fine fleur du jazz de ces années-là, d’Albert Ayler à Benny Goodman en passant par Sonny Rollins, Cecil Taylor, Gerry Mulligan, Charles Mingus, Shirley Scott, Don Cherry, Coleman Hawkins, Lennie Tristano, Anita O’Day, Steve Lacy ou McCoy Tyner. Sideman par excellence (un seul album en leader à son actif alors : « The Call » en 1966 sur Esp Disk en trio avec Perry Robinson et Tom Price), il était l’un des bassistes les plus demandés, apprécié pour son tempo puissant, sa sonorité sombre, sa virtuosité à l’archet sur les rythmes les plus rapides et une grande flexibilité.
Pourtant, un beau jour en 1968, le contrebassiste disparaissait de la scène du jazz, suscitant de multiples rumeurs et spéculations, le magazine Cadence annonçant même (relayé entre autres par le frenchy Dictionnaire du jazz) son décès survenu « à la fin de 1984 ». Une information par bonheur mise à bas puisque, contre toute attente, Henry Grimes était miraculeusement « redécouvert » à l’automne 2002, faisant un comeback sans précédent sur la scène plus de trente ans après sa disparition. A une époque où l’on apprennait chaque mois la désolante disparition de géants du jazz, une telle résurrection était une nouvelle plutôt réjouissante. Alors, le contrebassiste n’en finit pas de rattraper le temps perdu et de proclamer sa joie de vivre et de jouer, multipliant concerts et tournées internationales en compagnie de Marc Ribot, Marilyn Crispell, Ted Curson, Joe Lovano, Dave Douglas, William Parker, Andrew Cyrille, Wadada Leo Smith, Hamid Drake, Charles Gayle, Bennie Maupin, David Murray, William Parker, Charli Persip, Perry Robinson, John Tchicai et beaucoup d’autres.
Henry Grimes cessa de se produire en 2018, la progression inexorable des effets de la maladie de Parkinson entraînant de graves handicaps. Il est mort le 15 avril 2020 à l’âge de 84 ans de complications du Covid-19.
Pour quelles raisons avez-vous disparu de la scène du jazz à la fin des années 60 ?
Principalement pour des raisons économiques. J’ai quitté New York avec ma basse pour la Californie avec l’espoir de ramasser un peu d’argent, j’avais quelques engagements à San Francisco avec Jon Hendricks, Al Jarreau et quelques autres.
Pourtant, vous étiez alors l’un des bassistes les plus en vue ?
A New York, j’enregistrais beaucoup de disques mais je n’arrivais pas à me faire payer. Quand Albert Ayler et ce type de musiciens sont arrivés dans les années 60, la situation financière était mauvaise. Ils étaient tous plus jeunes que moi, peut-être pas du point de vue de l’âge mais de la vie professionnelle, et ils étaient tous heureux de décrocher une séance d’enregistrement, mais il n’y avait pas d’argent, la situation économique était un vrai gâchis.
En Californie, vous avez travaillé avec le pianiste Lamont Johnson, qui s’est avéré être un scientologue…
Lamont Johnson avait un groupe avec lequel j’ai répété pendant un moment, j’habitais même dans la maison qu’ils occupaient. Puis ils sont tous devenus scientologues, c’est pourquoi je suis parti, je ne voulais pas être embringué là-dedans. Mais je me suis retrouvé de nouveau à la rue. Et puis ma basse était dans un sale état, elle avait besoin d’être sérieusement réparée. Je pensais la confier à un luthier et la récupérer plus tard, mais comme je ne pouvais pas le payer, je lui ai vendu, il m’en a offert cinq cents dollars je crois. Je pensais qu’on m’appellerait tôt ou tard et que je pourrais travailler, j’ai donc attendu. Finalement, j’ai attendu trente ans qu’on me retrouve et que je revienne à la vie. D’une manière assez mystérieuse, je n’existais plus. Pendant tout ce temps, j’ai vécu de petits boulots, un peu dans le bâtiment, beaucoup comme gardien d’immeuble. J’écrivais aussi beaucoup de poésie avec l’idée de rester vivant dans la tête, beaucoup d’allégories.
Ça semble incroyable que l’on puisse disparaître comme ça et que personne ne s’en soucie…
C’est vrai, mais personne ne savait où j’étais et je n’avais pas le téléphone. Jusqu’au jour où un jeune travailleur social amateur de musique, Marshall Marrotte, retrouve mon nom dans des documents administratifs quelconques. Il a réussi à me joindre au téléphone et m’a demandé si j’étais Henry Grimes le bassiste, j’ai répondu oui, il est venu me voir à Los Angeles et c’est à partir de ce moment que tout a recommencé. Je lui ai dit que j’avais besoin d’une basse et de quelques concerts pour me retaper. Finalement, c’est William Parker qui a offert de m’envoyer une contrebasse verte à laquelle il avait donné le nom d’Olive Oil.
Le fait d’être de nouveau en possession d’une basse fut-il une résurrection pour vous ?
Oui, c’est comme retrouver la voix. C’était merveilleux et émouvant de savoir que tant de gens s’intéressaient à moi, c’était bouleversant, fantastique.
Qu’avez-vous ressenti quand vous avez découvert que des journaux avaient écrit que vous étiez mort ?
Je ne sais pas, peut-être que je l’étais et que, d’une certaine manière, je suis revenu d’entre les morts.
Avez-vous des nouvelles d’autres musiciens des années 60 ayant disparu, comme Marzette Watts ou Giuseppi Logan ?
On m’a dit que Marzette Watts est mort [le saxophoniste et clarinettiste basse est décédé en 1998], et que Giuseppi Logan vit à Harlem, en face de chez Ornette Coleman, et qu’il ne va pas bien [Saxophoniste, flûtiste, clarinettiste et compositeur, Logan est décédé en 2020].
Vous avez débuté vos études musicales au violon ?
J’ai commencé à jouer du violon au lycée à Philadelphie où j’ai rencontré Al « Tootie » Heath, Bobby Timmons et le Ted Curson. Puis comme on devait étudier quatre autres instruments, j’ai choisi le cor anglais, le tuba, la percussion et la contrebasse. Plus tard en quittant le lycée, je savais que je voulais être bassiste. J’ai ensuite passé quelques années au conservatoire Juilliard et j’ai commencé à jouer avec de nombreux groupes.
Votre premier employeur important fut Gerry Mulligan ?
Oui, avant que je quitte la Navy nous travaillions dans les alentours de New York, je venais de me marier et c’est à ce moment que j’ai déménage de Philadelphie à New York où je me suis installé pour plusieurs années.
Après Mulligan, votre grande rencontre fut Sonny Rollins ?
Voyons, juste après Mulligan il y a eu le groupe de Lennie Tristano avec lequel je suis resté pendant six mois environ, Warne Marsch et Lee Konitz étaient souvent là, puis Sonny Rollins m’a appelé en 1959 car il voulait partir faire une tournée en Europe. Avec Lennie, j’ai compris beaucoup de choses harmoniques, plusieurs bassistes travaillaient avec lui à cette époque et j’ai eu la chance d’être l’un d’eux. Nous jouions principalement au Half Note, j’aimais beaucoup sa manière d’étirer les harmonies, de débuter les notes très bas et de les terminer en haut dans la figure mélodique, très intéressant.
C’est avec Rollins que vous êtes venu pour la première fois en Europe ?
Pete La Roca était le batteur, avant ça le groupe se composait de Kenny Clarke, moi et Sonny, ça n’a duré que pendant quelques soirées puis nous avons changé pour Pete La Roca, puis pour Jack DeJohnnette je crois. Non, Elvin Jones n’était pas là, je connaissais Elvin car nous fréquentions les mêmes circuits de rhythm and blues, nous nous étions rencontrés une paire de fois, j’ai ainsi joué avec Willis Jackson, Arnett Cobb et Bull Moose Jackson, puis à New York avec King Curtis.
Qu’avez-vous appris avec Sonny Rollins ?
A faire des formulations harmoniques plus puissantes, avec lui il faut maintenir la pression, il faut le suivre, et à un certain moment il peut partir dans des envolées sans s’arrêter. Nous avons enregistré quelques d’albums ensemble, mon préféré est « Sony meets Hawk » avec Coleman Hawkins. Je lui ai parlé récemment à New York au Lincoln Center où il jouait avec son groupe, nous avons discuté exactement comme nous le faisions il y a des années, il n’y avait pas de différence. Avant de lui parler, je l’ai vu arriver en claudiquant avec une canne, comme si son dos allait se balancer vers l’avant et je me suis dit : « Qu’est-ce qu’il a vieilli ! ». Mais dès que nous avons commencé à parler, il était le même qu’auparavant, notre conversation a porté sur les mêmes sujets, il était totalement naturel.
C’est dans son groupe que vous avez rencontré Don Cherry et que vous êtes devenu un familier des milieux du free jazz ?
J’avais rencontré Don Cherry auparavant, lui et Billy Higgins, j’avais participé à des jams avec Charlie Haden et Ornette Coleman, puis j’ai travaillé pendant quelques semaines avec Ornette où j’ai remplacé Charlie Haden. Quand je suis revenu dans le groupe de Sonny Rollins, cette fois c’était un quartet avec Don Cherry et Billy Higgins, un groupe très intéressant.
Quels souvenirs gardez-vous d’Albert Ayler ?
Pour moi, sa musique a toujours eu un aspect religieux, très robuste. Même si la plupart de ses enregistrements ont été faits autour de 1965, on perçoit aujourd’hui encore son énergie, avec son frère il jouait avec beaucoup de puissance.
Ses groupes comportaient parfois plusieurs bassistes…
Parfois deux, parfois trois, je me souviens de groupes avec Bill Folwell, Alan Silva et moi, et beaucoup d’autres, je crois que Butch Warren était là aussi.
Parmi tous les musiciens que vous avez rencontrés, quel était le plus bizarre ?
Je ne sais pas qui était le plus bizarre mais je pense que Thelonious Monk a porté le pompon pendant quelques années ! Je me souviens qu’un jour il s’est pointé d’une camionnette portant une cape noire, il s’est précipité vers le piano mais il n’a pas joué. Il ne fallait pas se laisser impressionner par cette approche de comédie, il était très équilibré à sa manière.
Vous intéressez-vous à la politique ? La situation est-elle meilleure en Amérique depuis les années 60 ?
Oui je pense que les choses vont mieux mais la situation est différente, j’évite la politique et je déteste les discussions politiques, les débats idéologiques, j’essaie de les éviter…
Dans quels groupes peut-on vous entendre aujourd’hui ?
Je fais partie du groupe de Marc Ribot avec Roy Campbell Jr, Chad Taylor et je dirige plusieurs trios, l’un avec Perry Robinson et Andrew Cyrille, avec David Murray et Hamid Drake, avec Marilyn Crispell et Cyrille, ainsi qu’en quartet avec Jemeel Moondoc, Khan Jamal and Hamid.
Etes-vous sous contrat avec un label aujourd’hui ?
Oui, avec Ayler Records à Stockholm, ils vont éditer un CD d’un concert de mon trio avec David Murray et Hamid Drake.
Quels sont les bassistes qui vous ont influencé à vos débuts ?
Oscar Pettiford, Ray Brown, Percy Heath, George Duvivier, Charlie Mingus et beaucoup d’autre que je ne pourrais pas citer les uns après les autres.
Utilisez-vous le mot « jazz » pour décrire votre musique ?
Je l’utilise comme nom vernaculaire usuel, nous savons ainsi de quoi nous parlons, nous savons de quel type de musique nous faisons référence, mais on peut l’appeler de différentes manières : new wave, avant garde, musique improvisée, peu importe…
Propos recueillis et photographies : © Gérard Rouy
Disco sélective : https://www.discogs.com/artist/258130-Henry-Grimes?superFilter=Credits