Troisième partie de l’interview. Dans les parties précédentes de cet entretien, Barre Phillips évoquait ses rencontres
Dans les parties précédentes de cet entretien, Barre Phillips évoquait ses rencontres avec Ornette Coleman, le New York Philharmonic Orchestra, Jimmy Giuffre, Coleman Hawkins, John Stevens, Scott LaFaro, John Surman et Stu Martin, Steve Swallow, Alain Corneau, Carolyn Carlson, etc.
On retrouve le contrebassiste à son arrivée en France…
C’est en 1973 que tu es venu t’installer dans le sud de la France, à Puget-Ville dans le Var…
Antoine Bourseiller m’avait engagé en 72-73 pour la saison théâtrale comme compositeur et pour diriger la musique à Marseille. Je vivais en famille à Paris après toutes ces années seul à Londres et, pour ne pas avoir à faire la navette, on a loué un appartement à Marseille, où on devait rester dix mois. C’est en se promenant le week end qu’on a trouvé le lieu où l’on habite depuis 25 ans. Depuis 74, on n’a jamais quitté le sud à cause de ce lieu, c’était un grand pari à l’époque, je n’étais pas hyper connu et prendre un lieu où il n’y avait pas d’électricité et surtout pas de téléphone — j’ai vécu neuf ans sans téléphone —, c’était un vrai pari et ça a très bien marché. Ça se passait par lettres ou télégrammes, de temps en temps j’allais à la cabine publique passer un coup de fil. Aujourd’hui, il y a tout ce qu’on désire à la campagne, le téléphone et l’internet, le TGV s’arrête à Toulon et les aéroports dans le sud sont bien développés, il y en a à Toulon, à Marseille et à Nice.
La connexion avec [la compagnie munichoise] ECM, c’est quelque chose d’important pour toi ?
Absolument, j’ai eu la possibilité d’y enregistrer des projets qui me tenaient à cœur, et aujourd’hui encore. J’enregistre pour d’autres labels, je choisis où je peux mettre la musique, je n’envoie pas tout à chaque fois à Manfred [Eicher], je sais ce qu’il aime, je connais les aspects de ce que je fais qu’il peut apprécier et donc faire un bon boulot, je ne cherche pas à enregistrer absolument tout sur ECM. Manfred Eicher, je l’ai rencontré à Berlin pendant que je jouais avec The Trio, il jouait comme bassiste de jazz dans un club où on est allés après un concert en 1970 je crois. Un jour, alors qu’on faisait une production à la radio NDR à Hambourg avec les musiciens du trio et du groupe Circle (Anthony Braxton, Chick Corea, Dave Holland, Barry Altschul), Manfred Eicher est arrivé et nous a proposé d’enregistrer pour un nouveau label en duo de contrebasses avec Dave, ça n’existait pas à l’époque, on s’est regardés et on a dit : « C’est un beau défi, pourquoi pas ? ». Dave [Holland] était encore à Londres, on s’est donné rendez-vous trois ou quatre mois plus tard, et on a enregistré ce disque en duo pour ECM. Puis j’ai eu l’idée d’un quartet de contrebasses pour une émission de jazz à Hambourg à la même époque, avec J.F. [Jenny-Clark], Barry Guy, Palle Danielsson et moi — Dave était déjà parti à New York. J’avais loué le studio, c’était une telle richesse que je voulais faire un disque et j’ai téléphoné à Manfred Eicher pour le lui dire, il m’a répondu que ça ne l’intéressait pas. J’étais très choqué et je l’ai monté moi même, c’est finalement sorti sur Japo et sur Columbia nippon. Le premier disque que j’ai enregistré sous mon nom pour ECM, c’est « Mountainscapes » en 1976 [1]… Maintenant, au niveau des disques on est tous complètement perdus, il y en a trop, on ne sait plus ce qu’est un disque, il faut un autre support, je suis sur le point d’acheter une caméra DV et de passer à la musique dans l’image. J’ai eu beaucoup de chance, j’ai fait beaucoup de rencontres avec des gens qui m’ont énormément stimulé, dans la musique et hors de la musique.
Comment avais-tu rencontré Barry Guy, ayant fait partie de son London Jazz Composers Orchestra ?
Je l’ai rencontré à Londres à la fin des années 60, grâce à Evan Parker et John Stevens. Barry avait ressuscité le LJCO dans les années 80 et il m’a demandé de prendre le rôle de contrebassiste. J’ai accepté et depuis ça continue, avec plaisir en ce qui me concerne. Nous avons pensé à jouer en duo quand Barry et Maya [Homburger] sont passés vers chez moi, en route pour quelque part, en Italie je suppose. Nous avons enregistré dans la Chapelle Ste Philomène qui se trouvait juste à coté de chez moi à l’époque. Maya records a été créé pour sortir ce disque. Et si je me souviens bien, on n’a fait qu’un concert en duo depuis.
Tu as joué avec un grand nombre de figures historiques du jazz, y en a-t-il un musicien (ou plusieurs) avec qui tu aurais particulièrement aimé jouer ?
Tu sais, je n’ai jamais pensé ou fait des rêves dans ce sens. Quand j’ai decidé, il y a bientôt 60 ans, de ne faire que jouer de la musique, je n’avais pas l’ambition de devenir grand ou de jouer avec untel dans un endroit connu. J’étais dans le feeling “Qui veut de moi ? » Tout ce que est arrivé par la suite d’avoir pu jouer avec des gens très bien et magique pour moi, et ce n’est certainement pas fini.
Comment as-tu rencontré Joe Maneri [2] et que penses-tu de votre collaboration ?
J’ai rencontre Joe Maneri par Steve Lake et ECM. Steve avait produit plusieurs disques de sa musique et il m’a invité participer a une collaboration en musique improvisée avec Joe et son fils Mat au violon alto. Avant d’y aller, j’ai téléphoné à Joe pour lui parler de micro-tonalité et de son système et il m’avait dit « Ne t’en fait pas, ça ira très bien comme ça ». Rendez-vous est pris dans un studio pas loin de Zurich et le disque s’est fait en trois jours. Après ça, on a pu faire une tournée en Europe, que j’ai organisée et une autre aux US, que Mat a organisée. Il y a un deuxième disque qui a été enregistré chez moi en Provence, puis Joe est décédé. J’aimais beaucoup jouer avec Joe et Mat. C’était toujours une question de joie et d’amour pour la vie. Toute la musique qu’on a faite ensemble était totalement improvisée et que je joue en mode tempéré et eux en microtonalité n’avait pas d’importance à mon oreille. Une histoire d’amour.
Quelle est l’histoire du trio LDP (Leimgruber-Demierre-Phillips) ?, ce groupe qui existe depuis pas mal de temps...
L’histoire de LDP. En 1997 ou 98 Fred Frith avait une résidence d’artiste a Aubervilliers. Parmi les évènements qu’il a organisés, il y avait un concert de musique improvisée en trio, avec des musiciens qui n’avaient jamais joué ensemble : moi, Fred et Urs Leimgruber. Je connaissais Fred depuis longtemps, même si on n’avait jamais joué ensemble. Urs, je ne le connaissais pas de tout. Une bonne soirée d’impro et un peu âpre. Urs m’a proposé de faire un concert ensemble avec lui et Jacques Demierre. Ce concert a eu lieu a Marseille en décembre 1999 et depuis cette date, nous sommes restés ensemble pour continuer et developper notre histoire de musique et d’amitié.
Que penses-tu du livre Listening [3], paru en 2016 pour les éditions Lenka Lente ? Tu y parles beaucoup de la ’chauve-souris noire’. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Listening est une idée de Jacques, c’est un livre intéressant, je trouve. C’est moi qui ai eu l’idée des trois langues (allemand, français, anglais), afin de pouvoir rester nous mêmes au maximum avec nos trois manières de voir et de raconter les choses, et de montrer clairement des aspects de nos trois personnalités qui ne s’entendent pas facilement dans la musique elle-même. Et puis, prendre trois décisions : individuellement et indépendamment, parler de quoi ? Jacques et son choix de se concentrer sur les pianos rencontrés au cours de la tournée est super interessant, Urs et son approche de l’histoire et moi qui raconte des histoires, plutôt du passé. En juin 2015, j’ai commencé un traitement médical qui m’a cloué au lit pendant 4 mois. J’ai quand même pu continuer a faire des contributions au livre de temps en temps. La chauve-souris noire (The black bat) était la maladie — un cancer de la gorge. À ce jour (juillet 2019), tout va bien. La chauve-souris noire est repartie chez quelqu’un d’autre.
Tu as présidé plusieurs associations : Musique Action Puget, Acte Kobe…, qu’en est-il aujourd’hui ?
Ah, question de présider… À chaque occasion le cadre était un peu différent mais, en général, c’était des situations où il y avait besoin d’une présidence et j’ai toujours répondu positivement a la situation. La MAP (Musique Action Puget, le village où j’habite) avait pour ambition de créer et faire vivre un lieu de rencontres et de travail axé sur la musique afin de réveiller la culture sur l’est varois. Je me suis porté volontaire pour être président pour les deux premières années, la MAP continue aujourd’hui. Acte Kobe : avec le tremblement de terre qui a eu lieu à Kobe au Japon en 1995 et après avoir parlé avec quelques amis japonais, j’ai compris que la situation était très grave. Je suis entré en contact avec des meneurs de jeu sur place et nous avons monté à Marseille (ville jumelée avec Kobe) une action de solidarité et de donner un peu d’argent. Un an plus tard, nous sommes allés a Kobe pour “fêter” avec eux le premier anniversaire du tremblement de terre. À ce moment là, les Japonais m’ont demandé de continuer l’action et nous avons monté Acte Kobe qui a duré 7 ans avec moi comme président. Nos dernières actions ensemble datent de 2000, à l’occasion du 5e anniversaire du désastre, nous sommes partis avec 22 autistes de la région PACA pour travailler avec les Japonais pendant un mois.
Tu es aussi à l’origine d’un Centre Européen pour l’Improvisation par la Compagnie Barre Phillips…
La Cie Barre Phillips : en 2008 nous avons formé une association qui avait comme plateforme un collectif de musique improvisée qui se formait autour de moi les années précédentes. On s’appelait à l’origine Asso Bleu Boeuf mais les instances institutionnelles m’ont demandé de changer le nom de l’asso d’une manière plus claire et plus conventionnelle. La Compagnie Barre Phillips continue de fonctionner aujourd’hui. En 2014 un nouveau maire et un nouveau conseil municipal ont été élus à Puget-Ville. ils sont toujours en place aujourd’hui et étaient intéressé à connaître mes idées sur le site où j’habitais, le quartier Haute-Ville à Puget-Ville, où se trouvaient les ruines et vestiges les plus anciens du village, ainsi qu’une chapelle, pas en ruine, merveilleuse, la Chapelle Sainte Philomène. Très rapidement après leur élection, je leur ai fait partager mes idées pour le site, ce qui auparavant n’avaient pas eu lieu avec les anciennes mairies, la création d’un centre pour des résidences d’artistes. Avec un groupe d’amis nous avons monté une association, le CEPI (Centre européen pour l’improvisation), pour commencer à lancer des actions pendant que ma vision prenait forme. Au bureau de l’asso, il n’y que deux personnes, moi comme président et Enrico Fagnoni, de Lecco en Italie, comme trésorier. Aujourd’hui la mairie de Puget-Ville n’est plus impliquée, estimant que le projet les dépassait, le bureau a changé mais je suis toujours président avec un CA de huit personnes, des Français, des Italiens et des Allemands.
Comment est venue l’idée de l’opéra “La vie est songe”, d’après une pièce de théâtre écrite au 17e siècle par Calderón de la Barca, que tu as adaptée et qui fut créé au festival Musique Action à Vandoeuvre en 2015 ?
Avec le collectif Emir [4], nous pouvions vers 2010 vraiment "maîtriser" la problématique de faire de la musique improvisée ensemble. La question, pour moi, était de savoir quoi faire avec ce savoir-faire. Le plupart des musiciens sont absorbés par leur son, la maîtrise d’un matériel (jazz, classique, etc.), les contrats, l’amitié et les questions relationellles, etc. Peu d’entre eux se demandent ce qu’est la musique et la raison pour laquelle ils la pratiquent. Ceux-celles qui affrontent cette question bénéficient normalement d’un ’plus’ dans leur concerts publics, pas facilement définissables, mais qui touchent le public, parfois profondément. En voulant proposer a Emir un travail, donc d’exprimer leurs intentions individuelles sur scène, j’ai eu l’idée de faire une pièce de théâtre ou chacun aurait une rôle mais en racontant les textes de ce rôle uniquement par leur propre jeu instrumental, sans les mots. D’être obligé de ’dire’ des choses avec son son. Après pas mal de recherches, j’ai choisi la pièce de Calderón — un nombre correct de rôles et de sexes, une pièce hyper-connue, une histoire à la fois classique dans sa forme mais avec quelque chose de plus sur le plan humain, dans les histoires humaines. Ça a pris beaucoup de temps, beaucoup de résidences d’artistes pendant deux ans et demi pour acquérir les bases individuelles nécessaires pour pouvoir jouer la pièce — apprendre la pièce, que le rôle de chacun soit bien assimilé, apprendre à ’parler’ avec son instrument (y compris les voix), etc. En répétition nous avons fait des lectures et l’apprentissage de cinq ou six versions distinctes de la pièce : une fois pour l’aspect rythmique, une fois pour les durées, une fois que pour les enchaînements, une fois pour l’orchestre d’accompagnement, etc. Nous étions neuf personnes, sept hommes et deux femmes. Je n’ai pas pris de rôle pour pouvoir diriger le travail. Les scènes sont très variables en nombre de personnes concernées, du solo au tutti. Chacun avait son rôle mais pendant qu’il ne le jouait pas, il faisait partie de la fosse d’orchestre. Chacun a développé un langage instrumental pour son personnage et un autre pour son rôle dans l’orchestre d’accompagnement. Ensuite nous avons travaillé avec une costumière et un éclairagiste/scénariste. Dominique Répécaud [5] nous a soutenus sur le plan administratif mais, après ça, je n’ai pas été capable de “vendre” le spectacle. Nous ne l’avons joué que quatre fois en public et une fois pour les institutions et la presse. Dommage, c’est un beau spectacle…
Propos recueillis (en français) par Gérard Rouy à Mulhouse en août 2000 puis à travers différents échanges de courriels en 2019.
Photographies © Gérard Rouy
[1] L’enregistrement de 1968 en solo (“Journal Violone” aux États-Unis, réédités sous les titres “Unaccompanied Barre“ en Angleterre et “Basse Barre“ en France) est le premier enregistrement d’un solo de contrebasse en musique improvisée.
[2] Compositeur engagé dans la musique microtonale et l’héritage de Schoenberg, ce saxophoniste et clarinettiste américain distillait des improvisations très personnelles sur ses instruments, écorchées et d’un lyrisme alangui et incandescent. Son fils Mat perpétue, au violon alto, ce concept de microtonalité dans les sphères internationales de la musique improvisée.
[3] À l’origine, en 2015, à la fois pour célébrer le 15e anniversaire du trio LDP et le 80e anniversaire du contrebassiste, le responsable du site internet Le son du grisli, Guillaume Belhomme, proposa aux trois musiciens de tenir pour le site un carnet de route régulier, chacun dans sa langue (allemande, française, anglaise), agrémenté des photographies prises par le pianiste tout au long d’une longue tournée. Il sembla alors nécessaire de publier sous la forme d’un livre, Listening, dans la collection Lenka Lente que dirige également Belhomme, ce témoignage exceptionnel d’une des plus originales formations oeuvrant dans le champ de la musique improvisée. Un livre évidemment hautement recommandable !
[4] Le collectif EMIR est un ensemble de musique improvisée en résidence composée, outre Barre Phillips, des saxophonistes Laurent Charles et Lionel Garcin, de la chanteuse Emilie Lesbros, du violoncelliste Emmanuel Cremer, du guitariste Patrice Soletti et des percussionnistes François Rossi et Charles Fichaux.
[5] Guitariste, directeur du Centre Culturel André Malraux de Vandoeuvre-lès-Nancy et initiateur du festival Musique Action, décédé en 2016