Ramon Lopez est cool et généreux. Ce fut donc un plaisir et cela donne une interview à son image.
Périscope, Lyon le 04 février 2025
Propos recueillis par Loleh Dorison
La question rituelle qui débute chaque interview : te considères-tu comme un musicien ou un jazzman ?
Les deux, est-ce possible ?! Musicien parce que ma vie c’est la musique. Je ne viens pas d’une famille de musicien et le jazz, lui, a été un coup de foudre avec la découverte de la batterie, une véritable révélation ; c’est d’ailleurs le jazz qui a inventé la batterie, ce n’est pas comme les autres instruments qui existaient avant. Ensuite, avec l’apprentissage, tu t’aperçois que chaque fois que tu ouvres une porte, c’est infini. Puis je me suis intéressé à d’autres musiques, à des traditions différentes et, finalement, si je devais choisir, je dirais musicien mais je n’ai pas envie de faire ce choix ; les deux ensemble, c’est très bien.
Tu es autodidacte. Cela a-t’il donné à ton jeu une originalité que tu n’aurais peut-être pas eue si tu étais passé par la voie traditionnelle, le conservatoire ?
Je pense que oui. Il y a des musiciens avec un cursus traditionnel qui sont capables de développer autre chose mais cela reste des exceptions. Je joue de la batterie depuis cinquante ans et, à mon époque, je n’avais pas accès à toutes ces formations qui existent aujourd’hui, aux vidéos en ligne, etc. Je découvrais les choses par l’écoute, un peu au hasard, même si ce n’était pas les bonnes ! C’est donc petit à petit, avec ce que tu désires faire sur ton instrument, que tu fabriques ton propre cursus et c’était ce qui m’intéressait vraiment. Et puis un jour, je me suis retrouvé à enseigner la batterie, la musique indienne, au conservatoire ! Là j’ai vu des jeunes musiciens talentueux qui suivaient le cursus académique mais qui avaient souvent des difficultés face à l’improvisation, comme si quelque chose en eux n’était pas intégré. Après, ce n’est pas une règle. Les musiciens autodidactes ne sont pas forcément des musiciens créatifs. Je pense cependant que quand tu dois découvrir les choses par toi-même, sans aide, t’attarder sur ce qui te plaît, tu crées ton propre chemin, c’est plus personnel. Il y a bien sûr des très bonnes écoles et de très bons profs dont les élèves musiciens sont capables d’évoluer après leur formation. Grâce à leurs acquis, ils progressent même plus vite qu’un autodidacte. Mais la façon de faire qui a été la mienne me semble intéressante et je suis très heureux aujourd’hui. Ceci dit, j’en ai souffert par le passé quand je n’avançais pas comme je voulais. Il me manquait la lecture, d’autres choses encore qu’on enseigne, et je pensais que c’était peut-être un handicap. Mais finalement non, parce que tu trouves d’autres schémas pour obtenir des solutions musicales. Cela demande de l’ouverture, de la curiosité.
En début de carrière, quelles sont les collaborations qui t’ont aidé à émerger ?
Au début, en Espagne, j’ai joué pendant dix ans dans des groupes pas très notables. C’était l’époque du jazz rock, du Weather Report… Quand je suis arrivé en France, il y a quarante ans, j’ai essayé de jouer avec tout le monde et je pense que tous les musiciens que j’ai croisés ont eu leur importance. L’ONJ a été très important pour moi. J’ai vraiment joué avec beaucoup de musiciens originaux et je devais m’habituer aux différentes esthétiques. Cela m’obligeait à trouver des solutions qui me correspondaient. Chaque musicien croisé pendant quelque temps m’apportait quelque chose. Celui-là était plus porté sur l’écriture, l’autre sur l’improvisation… Chaque musicien a vraiment été important pour moi. Actuellement, je joue beaucoup plus avec des musiciens étrangers, je ne sais pas pourquoi, cela s’est fait naturellement. Ce sont d’autres aventures dans d’autres contextes.
Tout de même, est-ce qu’un musicien se détache du lot pour ses qualités musicales et humaines ?
J’ai joué pendant vingt ans avec Joachim Kühn et Majid Bekkas. Joachim est très important pour moi. On a fait cinq disques ensemble, des Dvd, etc. Humainement et musicalement, il est très impressionnant. Il y a aussi Barry Guy qui est un contrebassiste et un compositeur extraordinaire. J’ai tellement joué longtemps avec eux qu’ils font partie de ma vie. C’est génial. Je joue prochainement avec Barry. Il y a aussi des petites choses prévues avec Joachim. Ses solos sont incroyables. Quand tu les écoutes, tu te demandes ce que tu peux faire après ça !
Y a-t’il un musicien du passé avec qui tu aurais aimé jouer ?
Toutes les légendes du jazz ou presque ! J’aurais aimé jouer avec Wayne Shorter parce qu’au-delà du dieu qu’il est, ses disques ont été les premiers que j’ai écoutés à mes débuts. Les disques Blue Note, Juju, Speak no evil, et je ne parle pas de tout ce qu’il a réalisé ensuite ! Il y en a d’autres, bien sûr, dans la musique indienne aussi. Ces musiciens seront toujours là, on les écoutera toujours.
Un musicien actuel avec qui tu voudrais jouer ?
J’aime beaucoup Bill Frisell. Ce serait magique, je suis fan. C’est un nom parmi d’autres.
Le batteur est à l’origine un rythmicien qui s’est émancipé avec le temps. Comment te positionnes-tu par rapport à cela ?
Dans les années trente, quarante, cinquante, il y avait déjà des batteurs qui sortaient de leur rôle strictement rythmique. Ce n’est pas nouveau, mais cela a beaucoup changé. Mais aujourd’hui, ce sont aussi des improvisateurs et des compositeurs dont certains sont extraordinaires. La période dorée du jazz, les années cinquante et soixante, a mis en avant de grands batteurs comme Tony Williams, Papa Jo Jones, etc. Les trios de Bill Evans étaient sublimes, ça a transformé tous les trios. Et plus près de nous le trio de Keith Jarrett avec Jack De Johnette, mais De Johnette, il est à part…
Il joue bien du piano aussi !
Mais il joue très très très très bien de la batterie ! Je ne veux pas l’entendre, pas le voir ! Je ne veux rien savoir !!!
Tu intègres à ton set des percussions indienne et flamenca, pourquoi ?
Cela s’est fait naturellement. J’ai senti cela comme une couleur supplémentaire, un autre monde. Couleur est un mot un peu faible. J’étais attiré par les sons. Et quand tu mets le doigt là-dessus, les tablas par exemple, ajoute le cajon, qui est récent dans le flamenco, c’est Paco De Lucia qui a amené ça, et tu peux y passer vingt vies ! D’ailleurs, en 1985, quand je suis arrivé à Paris, c’était l’année de l’Inde. C’est comme ça que j’ai découvert les tablas. Puis j’ai trouvé un grand maître pour apprendre les rudiments de la musique classique indienne, et puis je suis allé en Inde, et j’ai continué l’aventure ailleurs, je me suis aussi intéressé aux percussions africaines, on a déjà parlé des percussions dans le domaine du flamenco et, comme la batterie est un ensemble de percussions, j’ai naturellement intégré à mon jeu ces sonorités supplémentaires. Ceci dit, la batterie en tant qu’instrument jazz, cela reste mon instrument.
Il y a une connotation spirituelle dans la pratique des tablas, non ?
La spiritualité est présente partout en Inde et la musique en fait partie, les tablas par conséquent aussi. Mais d’une manière générale, la spiritualité fait partie de leur vie, de leur culture, au quotidien. C’est très ancien, chargé de bien des choses qui m’échappe encore, et il faut l’approcher avec beaucoup de respect. La batterie jazz, elle n’a qu’un siècle d’existence.
Quelles sont tes inspirations principales en tant que musicien et en tant que peintre ?
Comme musicien, c’est tous les jazzmen américains de la grande époque, Mingus, Monk, Miles, etc. En écoutant ces musiques, j’étais comme un enfant dans un rêve. C’était magique. Le mystère qu’il y avait en elles je ne comprenais pas tout comment elles fonctionnaient, avançaient, ces sons, l’espace qu’il y avait en elles. Le premier disque de Miles que j’ai écouté était électrique, c’était un mystère. Après j’ai découvert les disques en quartet avec Tony Williams, il m’était impossible de comprendre quoi que ce soit là-dedans ! C’est juste qu’il était totalement libre, créatif, en un mot génial.
Quand à la peinture, c’est venu un peu plus tard. J’ai toujours fait de la photo, je suis fils de photographe. J’ai commencé par peindre de petites choses sur mes photographies. J’ai développé ma pratique et cela fait environ vingt-cinq ans maintenant que je peins en parallèle avec la musique. J’aime la peinture abstraite contemporaine, De Kooning par exemple. En fait, je découvre la peinture comme j’ai découvert la musique, le jazz, mais avec vingt ans de décalage. C’est assez hallucinant quelquefois ! Je pousse des portes, je fais des séries, et il y a une grande connexion avec la musique. Je joue de la batterie différemment depuis que je peins.
Certaines de tes compositions sont-elles liées à ta peinture ?
Oui, mais à mon insu. Je ne le fais pas consciemment. Je le vois après. J’ai fais une série, Jazz paintings, où sur le tableau que je viens de peindre, j’efface, je gratte, pour retrouver ce qu’il y avait avant, comme si je voulais refaire un standard de façon plus moderne sur l’original. Le premier jet est souvent coloré. Puis je recherche, je creuse, un peu comme un archéologue. Il y a deux tableaux dans le tableau à la fin. J’y passe du temps et c’est toujours un plaisir de découvrir. Tout est lié en fait, musique et peinture. C’est ma vie. Quand je fais une improvisation à la batterie, si elle me plaît, je m’attarde, j’essaie de la développer. C’est toujours dans l’instant, spontané et risqué. Mais si un son te plaît, tu cherches encore et encore. C’est du jazz quoi !
Ton goût pour l’abstraction est-il lié à ta perception de la musique ?
Peut-être, oui. Je vais naturellement vers l’improvisation qui est souvent perçue comme abstraire. Il y a un parallèle entre les deux.
Derrière ta batterie, avec balais, baguettes, mailloches, est-ce que tu peins ?
Oui, la matière, les textures, les nuances de la peinture, je les traduis en son. Le procédé est similaire en fait. J’ai peint une série sans pinceaux, avec des balais, des branches, des feuilles, qui crée de la matière en tapotant sur le support ; j’expérimente de la même manière avec le son. La grande différence, c’est que la musique se fait avec d’autres personnes quand la peinture est une activité solitaire où je peux repasser sur mon travail. En musique, c’est dans l’instant et tu n’es pas seul. Ce soir sur scène, je ne m’écouterai pas, j’écouterai la trompette et la contrebasse.
Des projets à venir ?
Pas mal de choses avec de très bons musiciens. Hélas, ils sont à l’étranger, aux États-Unis, au Japon, et il est presque impossible de les faire venir en France. Économiquement, on est dans une situation assez catastrophique ici et c’est difficile de faire exister des projets onéreux ou lointains. Je vais par contre sortir deux ou trois nouveaux disques dont un en solo, mon troisième, pour célébrer mes quarante ans en France. Cela s’appellera Quarante printemps parisiens.
Pour finir… ¿La tortilla ? ¿Con cebolla o sin cebolla ?! [1]
Con cebolla ! Siempre !!
Photographies copyright Yves Dorison
[1] La tortilla, avec oignons ou sans oignons ?