Propos recueillis au cours d’une conférence de presse organisée au New Jazz Festival Moers en 1981 où se produisait le Prime Time d’Ornette Coleman.
Les propos qui suivent ne proviennent pas d’une interview à proprement parler, mais d’une conférence de presse organisée devant un parterre de journalistes par le 10. Internationales New Jazz Festival Moers 1981. Ornette Coleman (1930-2015) se produisait cette année-là avec son septette Prime Time composé de Bern Nix & Charlie Ellerby (elg), Albert McDowell & Jamaaladeen Tacuma (elb), Kelvin Weston & Deonardo Coleman (dr).
Originaire de Fort Worth, Texas, c’est à Los Angeles, où il s’installe à la fin des années 50, que le saxophoniste Ornette Coleman enregistre ses premiers albums — aux titres éloquents — composés de compositions originales en compagnie de Don Cherry (tp), Percy Heath ou Red Mitchell (b), Billy Higgins ou Shelly Manne (dm) : « Something Else !!!! »,« Tomorrow Is The Question ! ». En août 1959, John Lewis permet au saxophoniste et au trompettiste d’obtenir une bourse pour la School of Jazz de Lenox (Massachusetts). À New York à l’automne 59, Ornette Coleman fait l’ouverture du Five Spot avec Cherry, le groupe est immédiatement l’objet de violentes controverses. Pour la marque Atlantic, Coleman enregistre une série d’albums avec Charlie Haden, Higgins et Cherry aux titres une fois encore sans équivoque : « The Shape Of Jazz To Come », « Change Of Century », « This Is Our Music »... En décembre 1960, il enregistre l’un des disques les plus fameux de l’époque, « Free Jazz », une composition spontanée d’un double quartette qui a l’allure d’un manifeste : Coleman, Cherry, Scott LaFaro, Higgins d’une part, Eric Dolphy, Freddie Hubbard, Haden, Ed Blackwell de l’autre. On le retrouve en 1967, à la trompette, dans l’album « New And Old Gospel » de Jackie McLean.
En 1972, Ornette Coleman crée Skies of America, une oeuvre pour orchestre symphonique bâtie sur ses conceptions "harmolodiques". En 1975, il enregistre un morceau avec Claude Nougaro, puis crée l’année suivante son groupe Prime Time où se mêlent le free, le rock, le funk avec les guitaristes électriques James "Blood" Ulmer, Charles Ellerbee ou Bern Nik, le bassiste électrique Jamaaladeen Tacuma, les batteurs Ronald Shannon Jackson ou Denardo Coleman, son fils.
A partir des années 80, il enregistre « Song X » avec Pat Metheny, « In All Langages » avec son ancien quartette (Cherry, Haden, Higgins) et Prime Time, tourne et enregistre avec les pianistes Geri Allen et Joachim Kühn, avec lequel, à Paris en 1997, il invite sur scène le philosophe Jacques Derrida. En 1991, il co-compose et enregistre la musique du film Naked Lunch de David Cronenberg (d’après l’oeuvre de William Burroughs) en compagnie de Barre Phillips, Denardo Coleman et le London Philharmonic Orchestra. En 2011, à l’âge de 81 ans, il se produit avec Sonny Rollins, Christian McBride et Roy Haynes.
Curieusement, après s’être imposé comme le seul grand novateur depuis Charlie Parker (qu’il aime et respecte), Ornette Coleman apparait aujourd’hui moins comme un pionnier du saxophone (à une époque où se dressèrent les fortes figures de Rollins, Coltrane et Ayler) que comme le plus prolixe (depuis Duke Ellington) inventeur de chansons, de compositions singulières et lyriques, de petits airs aigres-doux qui dansent, légers, fluides, habités d’une étrange allégresse. "Un compositeur qui joue", tel qu’il se définit ici. Timide, sur scène il paraît gêné comme un adolescent, lui qui est la douceur même on ne lui a rien passé, ni son saxophone en plastique blanc, ni son jeu tout à fait singulier au violon et à la trompette, ni ses tenues voyantes...
Pourquoi, Ornette Coleman, avez-vous intitulé votre nouveau groupe « Prime time » ?
À cause de la manière dont la musique se joue : rien n’est programmé dans une certaine direction, il n’y a que les compositions que j’écris. Les musiciens les apprennent puis ils font ce qu’ils veulent avec. C’est toujours très imprévisible.
Ce groupe comprend une section rythmique double. Cela a-t-il quelque rapport avec votre double quartette de 1960 ?
Non, le seul rapport serait cette théorie musicale, « harmolodique », qui pose que rythme, tempo, harmonies et mélodies ont valeur égale. Quand quelqu’un a joué une partie, un autre musicien joue une autre partie ; il faut toujours venir au centre et y rester par mouvements circulaires. Cette structure m’a permis d’être le musicien le plus libre… Ceci étant, si je pouvais jouer avec un orchestre numériquement plus important, je le ferais. Actuellement, le septette est tout ce que je peux me permettre économiquement parlant pour partir en tournée.
Vous venez de composer et d’enregistrer la musique du film Box Office...
C’est une histoire d’amour au temps de la Genèse, mise en scène par Joseph Bogdanovitch. J’ai utilisé un chanteur d’opéra, un chanteur de rock et un orchestre de studio de cinquante musiciens.
Le pianiste Freddie Redd a participé, lui aussi, à ce film...
Oui, mais comme comédien.
Les instruments électriques dont vous vous entourez aujourd’hui ont-ils eu quelque effet sur votre travail au saxophone ?
Comme certains instruments sont dificiles à entendre sans amplication, on a fait des instruments électriques : pour qu’on puisse les entendre. Mais ça ne change rien à mon style et à ma conception du saxophone, peut-être que ça me permet simplement davantage de liberté.
Pensez-vous aller plus loin dans cette voie ?
Je suis en train de composer The Oldest Language, pour 125 musiciens tempérés et non-tempérés [1]. Je me considère comme un compositeur qui joue, car si j’essaie d’être entendu, c’est pour la musique que j’écris — l’instrumentation peut changer.
Vous vous considérez donc davantage comme un compositeur que comme un instrumentiste…
Il y a beaucoup, beaucoup de musiciens...
Que pensez-vous des musiques dites free, punk, new wave, ou no wave ?
Je pense que toute musique est bonne si des gens l’apprécient. C’est tout ce qu’on peut faire avec la musique : l’aimer ou ne pas l’aimer.
N’êtes-vous pas un peu à l’origine de certaines de ces musiques ?
C’est ce qu’on dit, mais allez savoir ! Certains peuvent prendre quelques-unes de vos idées et les développer à leur manière. Je n’ai fait que ce que je savais faire. Si des gens aiment ça, tant mieux. Il faudrait s’entendre sur le sens du mot « origine ».
James "Blood" Ulmer [2] dit lui aussi que sa musique est « harmolodique »…
C’est un guitariste plein de talent dans cette musique. lls ont tous étudié avec moi pendant plusieurs années : "Blood", le groupe que j’ai maintenant…
Certains lui reprochent de compromettre sa musique avec le show-business...
Je ne le pense pas. Etant donné les conditions dans lesquelles nous devons survivre, on doit trouver un moyen de faire de son mieux sans se vendre. Je ne pense vraiment pas qu’il se vende.
A New York, dans le milieu musical, il y a une nette tendance aujourd’hui au mélange : punk, new wave, musique noire…
Je ne travaille pas avec tous ces gens, mais il nous arrive de jouer ensemble. Le music world et le music business sont deux choses différentes. Après avoir longtemps fait partie du premier, je rejoins le second.
Qu’entendez-vous par music business ?
Avec le business, on est mieux mis en valeur ! Avant de rencontrer Monsieur Bernstein, mon nouvel agent, je m’occupais de tout moi-même, et je jouais moins. Maintenant, je crois que je serai davantage entendu. Je peux me concentrer sur ce que je fais, plus que sur ce dont j’ai besoin.
Enseignez-vous ?
Je vais ouvrir une petite école à New York, j’ai reçu tant de lettres de gens qui désiraient étudier avec moi. Ce sera très sain par rapport à ce que je fais.
L’investiture de Ronald Reagan peut-elle changer quelque chose pour les musiciens américains ?
Je ne pense pas qu’il y ait le moindre rapport entre musique et politique.
Même au niveau de l’attribution des bourses d’étude, des subventions ?
Ce n’est pas une bourse qui vous fera jouer de la bonne musique... Quelle que soit l’attitude de la politique, la créativité existera longtemps. Je ne crois pas que la politique détruira la volonté humaine.
Quels sont vos rapports avec la compagnie de disques Artists House [3] ?
Le type qui a mis sur pied cette compagnie est un ami. Comme il avait des problèmes, je l’ai soutenu autant que j’ai pu, et je continuerai. Je trouve qu’il a de bonnes idées.
Vous n’avez guère enregistré ces derniers temps…
Non, pas depuis 1979. Surtout parce que je n’étais pas sous contrat avec une compagnie, et ça coûte cher de faire des enregistrements. J’ai un disque qui doit sortir prochainement.
L’album « Dancing in your Head » [4] contient cing minutes de votre enregistrement avec des musiciens marocains de Jajouka. Pourtant nous savons que vos disposez de bandes beaucoup plus longues...
J’ai six heures de cette musique. A l’époque où j’ai fait ce disque, il y avait le problème de ce background ethnique que je ne pouvais pas publier, mais je crois que je vais le faire.
Vous avez écrit la musique d’un film à Paris en 1966...
Oui, Who’s Crazy ? avec le Living Theater. Un disque a été produit, mais je ne l’ai pas entendu [5]. C’était de la bonne musique.
Pourquoi le batteur Ronald Shannon Jackson n’est-il plus dans votre groupe ?
Je pense que la section rythmique que j’ai mainteant a beaucoup plus de diversité, alors que Ron a davantage un concept de batteur — je parle des concepts mélodiques tels qu’ils sont joués à la batterie. Dans le type de musique que nous jouons, une batterie serait hors de la structrure tonale dont nous avons besoin.
Que pensez-vous du groupe Old and New Dreams, dont vous êtes peu l’ombre tutélaire ?
Ils sont très bien. Je ferai bientôt un disque avec eux [6].
Photographies © Gérard Rouy
Disco sélective : https://www.discogs.com/fr/artist/224506-Ornette-Coleman
[1] Il semble que cette composition n’ait jamais été publiée
[2] Guitariste et chanteur de blues et de jazz américain né en 1942. Il a joué au sein des Jazz Messengers d’Art Blakey, avec Paul Bley, Joe Henderson et Larry Young avant de rejoindre Ornette Coleman au début des 70s. Il fonde The Music Revelation Ensemble avec David Murray et Ronald Shannon Jackson, collabore en 2010 avec le guitariste et chanteur français Rodolphe Burger
[3] Compagnie de disques de jazz et de blues fondée en 1977 par John Snyder
[4] Album sorti en 1977 sur Horizon Records contenant les deux premiers morceaux du groupe électrique d’O.C. connu plus tard sous le nom de Prime Time ainsi qu’un morceau de 4 minutes 45 avec les Master Musicians of Jajouka enregistré en 1973.
[5] Musique d’un film tourné avec des membres du Living Theater, enregistrée en trio avec David Izenzon (b) et Charles Moffett (dm) sortie en vinyle par Atmosphere Records sous le titre « Who’s Crazy ? La Clef Des Champs »
[6] Old And News Dreams était un groupe actif entre 1976 et 1987 réunissant Don Cherry, Dewey Redman, Charlie Haden & Ed Blackwell. Malheureusement aucun enregistrement avec Ornette Coleman n’a été réalisé