La 44è édition du festival Jazz Sous Les Pommiers s’est déroulée à Coutances (Normandie) du 24 au 31 mai 2025.
Nous avons suivi le fil du jazz... En voici quelques échos.
La 44ème édition du festival Jazz sous les Pommiers s’est déroulée à Coutances du 24 au 31 mai 2025. Devant l’éclectisme du programme et l’abondance de l’offre, j’ai concocté un parcours avec le jazz en ligne de mire. Une semaine gérée de manière très raisonnable pour éviter la saturation et rester disponible pour l’écoute des concerts les plus marquants en prenant en compte les contraintes d’accès aux salles. Je vous propose ici au fil de jours quelques échos avec la complicité de Sébastien Toulorge, notre camarade photographe, qui est allé aussi poser son regard dans d’autres salles et sur d’autres musiques qui me concernent moins voire pas du tout ! Vous retrouverez aussi ses images en diaporama ci-dessous.
Samedi 24 mai - 15h.
Sous le charmant chapiteau de bois, de verre et de toiles du Magic Mirrors, Simon Goubert a emprunté le piano de Sophia Domancich pour converser avec Ablaye Cissoko (kora) le temps d’un délicat moment en duo au cœur du concert du quintet African Jazz Roots. Une histoire de quinze ans d’amitié et de complicité musicale franco-sénégalaise qui perdure et se renouvelle avec l’arrivée du percussionniste Ibrahima "Ibou" Ndir. Une entrée en matière sensible et riche pour cette édition du festival.
Simon Goubert : batterie, piano / Sophia Domancich : piano / Ablaye Cissoka : kora / Jean Philippe Viret : contrebasse / Ibramima "Ibou" Ndir : percussions, calebasses.
Samedi 24 mai - 17h - Théâtre
"India", c’est l’intitulé du quintet que Louis Sclavis a remodelé il y a plus de deux ans en accueillant le trompettiste Olivier Laisney.
"Pourquoi India ? Parce que Chine ! C’était le titre de mon premier album personnel alors...". Référence historique avec un déplacement géographique pour un voyage imaginaire afin d’évoquer une "Montée au K2" (rêvée depuis son Jura !) ou la figure de Phulan Devi (femme politique indienne qui fut assassinée en 2001). "Long Train" en forme de suite donne l’occasion à Olivier Laisney de briller sous le regard complice de son leader. Le trompettiste est très enthousiaste de retrouver sa ville, sa famille et ses amis dans le théâtre qu’il connaît bien dans le contexte aussi prestigieux de ce formidable quintet.
Louis Sclavis finira par confier que l’année 2025 marque ses 50 ans de carrière et les 10 ans d’existence du quartet à la base de India... Le grand art de Louis Sclavis en cinq dimensions et bonifié par le temps. Que demander de plus ?
Louis Sclavis : clarinettes / Olivier Laisney : trompette / Benjamin Moussay : piano / Sarah Murcia : contrebasse / Christophe Lavergne : batterie.
Mardi 27 mai -20h30 - Théâtre
Après "Looking for Parker" en trio il y a quelques années, Géraldine Laurent (sax alto), Christophe Marguet (batterie) et Manu Codjia (guitare) ont intégré Jean-Charles Richard (sax baryton) pour un hommage à un autre Charlie avec leur projet Looking for Mingus. Jouer la musique de Charles Mingus en quartet et sans contrebasse peut paraître audacieux mais ces musiciens à très fort potentiel d’en sortent haut la main. Bluffant !
En seconde partie de soirée, place à The Bad Plus (programmé ici en 2006) ! Le trio avec le pianiste Ethan Iverson (auquel succéda un temps Orrin Evans) est devenu un quartet sans piano en 2021. Ce concert nous donna donc l’occasion d’écouter pour la première fois à Coutances deux musiciens légendaires : le guitariste Ben Monder et le saxophoniste et clarinettiste Chris Speed. Le changement de cap opéré par Dave King (batterie) et Reid Anderson (contrebasse), les deux piliers historiques du groupe, est une vraie réussite. Sur des thèmes simples et efficaces, les espaces d’improvisation sont grands ouverts pour les sonorités flottantes de la guitare de Ben Monder et le chant souvent granuleux des anches de Chris Speed. Si les deux disques parus avec cette formule en 2022 et 2024 ne vous emballent pas [1], ne les manquez pas en concert car la musique y prend une toute autre dimension.
Mercredi 28 mai - 15h
La Scène normande est à l’honneur dans le Magic Mirrors avec, pour commencer, le beau quintet réuni par Hélène Divilly (batterie) pour donner toute leur dimension sensible et subtile à ses compositions. Avec rien moins que Catherine Delaunay (clarinette), Sébastien Palis (piano), Hélène Labarrière (contrebasse) et Paul Jarret (guitare), Hélène Divilly a réuni un casting de musiciens réputés pour leur créativité et leur tempérament d’improvisateurs... D’où, peut-être, une certaine retenue ressentie en début de concert mais qui ne dura pas. Le public a apprécié ce travail à sa juste valeur.
Vint ensuite le quintet Verøna, un must dans l’univers du jazz normand depuis 2007, année de sa création. Pas facile de faire tenir une formation dans la durée mais au fil des invitations de musiciens amis, le projet qui se réfère beaucoup aux univers paisibles du jazz scandinave a pu durer sans perdre de son intérêt. Désormais, François Chesnel (piano), Rémy Garçon (saxophones), Bernard Cochin (contrebasse) et Ariel Mamane (batterie) ont été rejoints par leur ami de toujours, le trompettiste Samuel Belhomme qui a aussi un vrai talent de compositeur et a largement contribué à renouveler le répertoire de l’ensemble et apportant de nouvelles couleurs sans les alliages saxophones-cuivres. Très beau concert une fois encore.
Mercredi 28 mai - 20h - Salle Marcel Hélie
À l’affiche de ce début de soirée : Hiromi’s Sonicwonder.
C’est la curiosité qui m’a poussé à entrer dans la plus grande salle du festival archi-bondée (comme toutes les salles de tout le festival !). Je voulais comprendre ce que le trompettiste Adam O’Farrill [2] pouvait bien venir faire dans un tel contexte a-priori raccoleur et hyper-virtuose pour jouer une musique sans profondeur... Eh bien, je suis resté jusqu’à la fin du concert, assez bluffé par la manière dont la pianiste survoltée (mais plutôt sympathique) accorde des espaces de jeu à ses complices et insuffle une belle dynamique de groupe. Ça joue vraiment !
Voilà comment on passe un bon moment, contre toute attente. Mais ce ne sera pas, non plus un souvenir impérissable. Entrez plutôt dans l’univers d’Adam O’Farrill en écoutant par exemple son dernier album "For These Streets", musique profonde, sensible et inventive jouée en compagnie de musicens créatifs d’une autre trempe que ses complices de Sonicwonder (il y a Mary Halvorson à la guitare, c’est dire !).
| Concernant les pianistes de jazz, je me permets de glisser cette liste comme une bouteille à la mer. Ceux et celles dont les noms suivent n’ont jamais joué à Coutances et pourtant, ce sont des voix essentielles du jazz d’aujourd’hui (bien autre chose qu’Hiromi, soyons sérieux) : Kris Davis, Myra Melford, Craig Taborn, Russ Lossing, Satoko Fujii, Sylvie Courvoisier, Aki Takase (et son compagnon Alex Von Schlippenbach !), Matt Mitchell, Matthew Shipp (évidemment !), Marta Sanchez, Angelica Sanchez (sans lien de parenté avec Marta), Aruán Ortiz et tant d’autres... À bon entendeur... |
Vendredi 30 mai - 14h15 - Magic Mirrors
Année culturelle France-Brésil oblige, quelques musiciens brésiliens sont au programme de JSLP 2025. C’est l’occasion d’écouter sur scène le trio du pianiste Amaro Freiras qui surfe habilement sur les rythmes de son pays fusionnés avec un sens du groupe et une énergie propre aux musiques de notre temps. L’esprit du jazz n’est pas absent, loin de là, même si la musique tourne souvent en rond (en boucle...). Des boucles utilisées par la magie de l’électronique (et de l’ingé son) pour recréer une ambiance amazonienne à base d’appeaux, de flûtes et de cordes (piano !) frottées ou frappées. Ambiance du type "Nature et découvertes"... Ça ne fait pas de mal, relaxxxx... Un concert chaleureusement accueilli et applaudi !
Vendredi 30 mai - 22h - Théâtre
Kahil El’Zabar "Ethnic Heritage Ensemble"
J’attendais ce concert et ce fut un grand moment !
Voilà 45 ans que je n’avais pas écouté en concert l’Ethnic Heritage Ensemble du percussionniste de Chicago. C’était à Caen, en septembre 1980. Pour ce concert coutançais, il est en compagnie de Corey Wilkes (trompette), Kevin Nabors (saxophone ténor) et Ishmael Ali (violoncelle), des musiciens qui occupent tous une place importante dans la musique afro-américaine, acteurs essentiels de la scène de Chicago. Au programme de cette soirée, une composition de Kahil E’Zabar (Time for Healing, un temps pour la guérison...) suivie par un spiritual, He’s Got the Whole World in His Hands développés paisiblement comme de longues prières shamaniques. C’est ainsi, aussi qu’il porte haut l’héritage de la musique africaine-américaine défendu depuis plus de 60 ans par l’AACM de Chicago [3]...
Le public, transporté, en redemande ! Les rappels se succèdent et donnent l’occasion à l’Ensemble de se réapproprier deux standards on ne peut plus connus : Summertime de G. Gershwin puis Caravan de Duke Ellington. Ainsi Kahil El’Zabar rappelle son attachement à la grande histoire du jazz très loin des musiques "éthniques" de pacotille.
Fondé il y un demi-siècle, l’Ethnic Heritage Ensemble est sans aucun doute la formation la plus "durable" de l’AACM de Chicago. Kahil El’Zabar a su renouveler et faire durer l’esprit de cet ensemble qui a aussi une mission militante pour la cause des musiques afro-américaines.
Un moment hors du temps qui s’achève par un émouvant spiritual que Kahil El’Zabar tient de ses aïeules et qu’il vient chanter seul sur scène.
Après le concert de Makaya McCraven en 2024 (lire la Great Black Music d’aujourd’hui à ce propos), on ne peut qu’espérer que le festival nous apporte de nouveaux témoignages vivants de ce qu’est la musique créative afro-américaine en ce 21è siècle si troublé, en particulier à travers les figures féminines de Nicole Mitchell, Tomeka Reid ou JoVia Armstrong pour ne citer qu’elles...
Je terminerai par trois conseils à nos lecteurs :
Les photos de Sébastien Toulorge pour CultureJazz :
[1] Ne vous privez pas de les écouter cependant, ils le méritent. The Bad Plus, 2022 -Edition Records- etComplex Emotions, 2024 -Mack Avenue- !
[2] Fils d’Arturo O’Farrill et petit-fils de Chico O’Farrill, célèbres musiciens du jazz afro-cubain.
[3] Association for the Advancement of Creative Musicians dont est issu l’Art Ensemble de Chicago mais qui poursuit activement sa mission militante avec de nouvelles voix...
