Entretien avec Donny McCaslin à l’occasion de sa venue à Paris.
Dimanche 31 août 2025

Vous avez grandi dans une famille de musiciens, votre père en tout cas l’était, quelle influence pensez-vous que cela a eu sur votre relation à la musique, votre manière de jouer et même ce que vous jouez ?
Eh bien, mes parents étaient divorcés. Je vivais avec ma mère, et je voyais mon père une fois par semaine. Le dimanche matin, il venait me chercher et m’emmenait dans le centre ville où il y avait une sorte de centre commercial extérieur où jouait le groupe de mon père ! Je l’aidais à installer son piano électronique, son vibraphone et toutes ses affaires, et puis je m’asseyais sur une chaise pendant qu’ils jouaient. Mon père m’a demandé à plusieurs reprises si je voulais jouer du piano, de la clarinette, et j’ai refusé… Mais à 12 ans, j’ai décidé de manière assez impulsive de me mettre au saxophone : j’ai rejoint un cours de musique pour débutants où m’avait inscrit mon père, il m’a demandé de quel instrument je voulais jouer, et j’ai répondu le saxophone ! Il m’a fait prendre des leçons avec le saxophoniste de son groupe, Brad Hecht : chaque semaine, il me donnait 2 disques à écouter. Mon père jouait les standards du “ Great American Songbook ”, certains genres de jazz sud-américains, mais aussi des chansons R&B, de blues… Voilà pour mon introduction au jazz ! Mais voici ce qui s’est passé pour moi, je crois : j’ai grandi dans une famille dysfonctionnelle, et j’ai connu beaucoup de traumatismes étant enfant. En commençant à faire de la musique, j’ai trouvé un moyen pour m’exprimer d’une manière que je ne connaissais pas auparavant. Quand on a 12 ans, c’est tellement difficile de trouver un langage dans lequel faire apparaître son état émotionnel, du moins pour ma génération, mais la musique était là. Je me souviens qu’au début, il y avait des moments où je me sentais vraiment frustré parce que je voulais progresser plus rapidement, mais il y avait aussi des moments où je ressentais une forme de connexion, qui m’apportait beaucoup de joie et était extrêmement cathartique émotionnellement. J’avais l’impression de pouvoir exprimer des sentiments pour lesquels je n’avais pas de mots, ce qui était vraiment très important pour moi. Et voilà comment ça a commencé !
Pourquoi avoir choisi le saxophone ?
Quand j’étais jeune, il y avait un type qui jouait du saxophone dans le groupe de mon père. Il avait une grosse barbe et portait des hauts tie-dye, il avait vraiment l’air d’un hippie ! Parfois, il faisait des solos complètement fous, et les gens étaient très enthousiastes ; c’était un musicien très charismatique. Je me souviens avoir regardé dans le pavillon de son instrument une fois, et j’y ai vu une flaque de condensation avec un mégot qui flottait dedans, ce qui est dégueulasse, mais quand on est un enfant on trouve ça très cool ! Je pense que ce sont les raisons pour lesquelles j’ai choisi le saxophone, et, comme je l’ai dit, j’ai très tôt eu cette expérience de me sentir tellement heureux de jouer, j’ai vraiment accroché dès le début. C’était ce que je voulais faire de ma vie, et c’était une opportunité de raconter mon histoire.
Jouez-vous d’un autre instrument ?
Oui, je joue de la flûte, de la flûte alto, de la clarinette, et d’autres types de saxophones… Je joue aussi du piano, mais c’est plus du “ piano d’arrangeur ” : je n’ai pas beaucoup de technique, mais pour composer j’utilise surtout le piano et le synthé.
Une grande partie de votre inspiration semble venir de musiciens qui ne sont pas forcément des jazzmen : qui sont les musiciens qui vous influencent le plus ? Et les jazzmen ?
Je dirais que le tout premier disque que j’ai écouté était de John Philip Sousa, que j’adorais. C’étaient des marches, ce genre de choses… Et puis, un jour à l’école, quelqu’un a mis un disque de Chuck Berry. J’étais à l’école élémentaire, je devais donc avoir une dizaine d’années. J’avais une veste en cuir à l’époque ; on n’avait pas beaucoup d’argent mais je l’avais eue d’une manière ou d’une autre. Je l’ai échangée contre le disque, ma mère était hors d’elle ! Mais j’adorais ce disque de Chuck Berry, et ensuite il y a eu les Beach Boys, AC/DC, puis quand j’ai commencé le saxophone, John Coltrane est devenu mon héros, avec Duke Ellington... Il y avait aussi ce musicien dans son orchestre qui jouait du saxophone ténor, Paul Gonsalves, qui a enregistré ce solo historique sur « Diminuendo and Crescendo in Blue ». Il joue pendant plus d’une vingtaine de chorus successifs, c’est tout simplement extraordinaire, et c’est enregistré en live donc on entend le public qui s’excite de plus en plus ! C’est plein de charisme, j’aime tellement ça ! Michael Brecker m’a beaucoup influencé quand j’étais adolescent, Joe Henderson aussi… Quand j’avais la vingtaine, j’ai commencé à écouter beaucoup de Sonny Rollins, qui a complètement changé ma vie. Il a été une figure très importante pour moi, avec Thelonious Monk, Wayne Shorter, et Miles Davis. En termes de musiciens non-jazzmen, ça a beaucoup évolué avec le temps. Quand j’avais 16 ans, je vivais à Santa Cruz, et Paul Jackson, le bassiste des Head Hunters, y vivait aussi. Les Head Hunters, c’était le célèbre groupe de Herbie Hancock, et je me suis retrouvé à jouer une fois par semaine avec eux, à 16 ans, ce qui était incroyable : Paul était un immense musicien qui a influencé d’innombrables bassistes, et me voilà qui jouais avec lui ! Et puis, j’écoutais Tower of Power, qui était un groupe de la région de la baie de San Francisco. Beaucoup de reggae, parce que tous les groupes de reggae passaient par là : Peter Tosh, Jimmy Cliff, Burning Spear, The Mighty Diamonds, Black Uhuru… En même temps, je voyais Art Blakey et d’autres légendes du jazz… Quoi qu’il en soit, ce sont ces gens-là qui m’ont influencé, même si j’aurais pu citer aussi le Motown, avec Aretha Franklin, Marvin Gaye, Stevie Wonder… Adolescent, j’ai également commencé à jouer avec des groupes de rock ; un peu plus tard je me suis mis à vraiment aimer The Police, et bien sûr tous les groupes légendaires : les Beatles, Led Zeppelin, etc. Mais si je parle plus de ces dix dernières années, j’ai évidemment été très influencé par David Bowie. Travailler avec lui m’a complètement changé la vie, autant en tant que personne qu’en tant que musicien. En ce qui concerne mon dernier album, il y a une vraie inspiration, très directe, de Neil Young. Pour être honnête avec toi, ce n’est pas comme si je connaissais absolument toute sa discographie, en tout cas pas de la manière dont je connais celle de Charlie Parker, de Sonny Rollins ou de John Coltrane, mais il y a quelques éléments qui m’ont vraiment frappé. Comme tant de musiciens, j’aime beaucoup Radiohead… je pourrais continuer longtemps à donner des noms ! Mais voilà une sorte de vue d’ensemble, au moins.
Vous intéressez-vous à d’autres formes d’art, genres et mouvements particuliers, dont vous pourriez tirer votre inspiration ?
J’adore la lecture. Ces derniers temps, je me suis mis à lire des classiques que je n’avais jamais eu l’occasion de lire, comme Guerre et Paix, puis je me suis tourné vers Charles Dickens, avec Les Grandes Espérances et David Copperfield, ou encore, plus récemment, Middlemarch de George Eliot. Vraiment, la lecture est très importante pour moi. Sinon, j’aime aller voir de l’art. Puisque nous sommes à Paris, je pense tout de suite à Rodin, je l’aime vraiment beaucoup. Je crois que Vincent van Gogh est mon peintre préféré, il y a une telle effervescence émotionnelle que je pourrais regarder ses toiles pendant des heures. Sa peinture me parle vraiment.

Que cherchez-vous dans la musique et dans le jazz, que vous écoutiez ou que vous jouiez ?
Je crois que ce que je recherche le plus, c’est quelque chose qui me « titille ». C’est le premier mot qui m’est venu en tête, et ce n’est probablement pas le bon ! Je veux dire, quelque chose qui stimule ma créativité et mon émerveillement. Il n’est pas toujours facile de savoir ce que cela va être, parfois je vis des périodes pendant lesquelles je suis complètement fasciné par quelque chose, et j’en tire mon inspiration. En fin de compte, je recherche ces moments partout où je pourrais les trouver… Au quotidien, j’imagine que ce que je recherche vraiment, c’est l’authenticité. Comment le dire autrement ? Je cherche de l’art qui soit sérieux. Cette affirmation peut paraître trop radicale, à vrai dire : je suis ouvert à tout ce qui peut stimuler mon inconscient créatif.
Quel est votre processus créatif ?
Quand je compose, je suis à la recherche de ces choses qui m’aident à me sentir inspiré, et ensuite je tente de canaliser cette sensation. Même si je ne me sens pas connecté à quelque chose qui m’inspire en particulier, j’essaie de me laisser aller à mon état émotionnel du moment pour tenter de l’exprimer d’une manière qui soit authentique.
Qu’est-ce qui vous a mené à développer le son électro que l’on trouve dans votre musique ?
J’ai commencé par faire toute une série d’enregistrements acoustiques, et puis, alors que je travaillais avec mon bon ami David Binney, qui est un excellent saxophoniste, compositeur et producteur, il m’a suggéré de faire des enregistrements qui soient plus électro. Je l’ai fait, et il l’a produit ! J’étais en tournée, et j’appréciais vraiment de pouvoir apprendre des gens avec qui je travaillais, qui étaient profondément ancrés dans ce monde (par là, j’entends la batterie, les basses et l’électro). J’ai commencé à écouter ce qu’ils écoutaient, et je me suis de plus en plus impliqué dans ce monde ; j’ai senti que c’était de ce côté que mon imagination se dirigeait. Il y a d’abord eu Casting for Gravity, ensuite Fast Future. A peu près à cette période, j’ai commencé à travailler avec David Bowie et on a fait Blackstar ! Juste après ça, j’ai enregistré Beyond Now, et deux ans plus tard l’album Blow. Et puis I want more… Avec Lullaby for the Lost, je crois que je suis vraiment mon intuition. Je ne sais pas toujours où cela me mènera, mais il me semble que c’est quelque chose de plutôt positif dans le domaine de la création. David Bowie a dit, à moi et à d’autres : “ Tu sais que tu es sur une piste, quand tu n’es pas à l’aise. ” C’est justement quand on est à l’aise, parce qu’on fait toujours la même chose, toujours le même enregistrement, que ça sent mauvais ! Par exemple, sur Blow, je ne savais pas du tout où ça me menait, mais j’ai fait confiance à mon intuition et ça a marché. Parfois, il y a des indices, comme sur une chanson intitulée « Kid » : nous ne l’avions pas finie, nous n’étions pas sûrs de ce qu’on allait en faire… Tim Lefebvre joue de la basse dans mon groupe, nous sommes amis depuis longtemps, et c’est lui qui a produit Lullaby for the Lost et cette chanson, « Kid », que nous avons finalement réussi à terminer. On s’est mis à pencher vers une autre esthétique, avec cette chanson, qui était plus centrée autour de la guitare, plus rock. Quand on a fini cette chanson, j’ai eu l’impression que quelque chose venait de s’éclairer et que j’avais trouvé le chemin. Et ce moment a mené à Lullaby for the Lost !
Je ne suis pas du tout saxophoniste, mais rien qu’en écoutant votre musique, même quelqu’un comme moi arrive à déceler qu’il y a une immense technicité dans votre jeu, comment exploitez-vous cette maîtrise, dans vos compositions ou vos improvisations ?
Quand j’étais jeune, je travaillais mon instrument en me concentrant sur la technique, jusqu’à ce que je me sente très à l’aise. Donc, pour moi, le fait de simplement jouer n’a jamais vraiment été un problème, c’est plus une histoire de trouver ce qui convient à un moment précis. D’une certaine manière, quand j’enregistre maintenant, j’ai tendance à jouer de manière moins, disons, virtuose, car je me concentre plus sur la manière dont je peux servir ce moment précis, et délivrer quelque chose d’authentique. Parfois, dans ce genre de musique, on a l’impression que le saxophone est une sorte de chanteur principal, et je crois qu’il m’arrive d’avoir un peu cette mentalité, inconsciemment, parce que ça fait un moment que ce genre de musique évolue dans cette direction. Mais je dirais donc que, pour mon oreille en tout cas, c’est moins virtuose, mais je sais toujours jouer !
Tout ça me fait penser à cette histoire, presque une parabole : dans un grand car de tournée voyagent plusieurs groupes, de ville en ville, dans les années 1940, je crois… Un des passagers est Lester Young, un saxophoniste très célèbre qui jouait avec Billie Holiday, considéré comme l’un des meilleurs ! Dans le car, il y a un autre saxophoniste, assez jeune, qui travaille énormément. Et selon la légende, Lester Young lui aurait dit : “ C’est bien. Mais peux-tu me raconter une histoire ? ” J’ai entendu cette histoire que j’étais moi-même très jeune, et je l’ai gardée avec moi, car moi aussi, je veux raconter une histoire.

Que préférez-vous : enregistrer en studio ou jouer en concert ?
J’apprécie les deux. Vraiment. Cependant, je crois que si l’on me demandait de choisir entre les deux, je choisirais de jouer en live, car j’aime beaucoup interagir avec le public. Parfois, la présence d’un public, la manière dont son énergie se ressent dans la salle, tout cela pousse la musique dans des directions inattendues.
Pensez-vous qu’il y a une différence entre jouer devant un public américain et un public français, ou européen … en tout cas en dehors du continent américain ?
Je ne sais pas, il y a des endroits où le public est extrêmement enthousiaste, par exemple en Corée du Sud ou dans les Balkans… Dans les endroits où il n’y a pas des groupes de jazz qui se succèdent sans cesse, le public a tendance à être d’autant plus chaleureux.
Avec qui aimeriez-vous travailler ?
Herbie Hancock, John Scofield, Dave Holland… Je pense aux légendes, mais voilà les trois premiers noms qui me sont venus à l’esprit ! Attends un peu que je réfléchisse… c’est compliqué, ce genre de questions, il y a tellement de choix. Jonny Greenwood, Thom Yorke bien sûr, et puis honnêtement, n’importe laquelle des influences que j’ai pu mentionner plus tôt ! J’aime aussi Willow, je la trouve très intéressante. Et le groupe Phoenix, qui vient de Versailles ! Je pourrais en trouver d’autres, mais je crois que c’est déjà pas mal.
J’ai lu à plusieurs reprises que votre musique est considérée comme novatrice, dépaysante (« boundary-breaking »). Que pensez-vous de ce terme ?
Je crois que c’est une description appropriée. Nous explorons une zone hybride, différente, qui a évolué au fil des années. En ce moment, nous sommes plus du côté rock, surtout en termes d’écriture des chansons, mais oui, je crois que c’est une analyse assez juste.
En parlant de barrières : la musique est souvent vue comme quelque chose de générationnel, mais en écoutant votre musique j’ai eu l’impression qu’il y avait là une témérité combinée avec quelque chose de très assuré, ce qui vient généralement avec l’expérience. Comment arrivez-vous à combiner cet aspect effervescent, plein de jeunesse que l’on trouve dans votre musique, avec cette stabilité ?
D’abord, merci ! J’essaie toujours de faire les choses avec conviction, avec la volonté de les faire le mieux possible. Je crois que la conviction, l’authenticité et le fait de vraiment ne ménager aucun effort sont essentiels pour avoir une expression aussi pure que possible de là où j’en suis. A côté de ça, il y a longtemps maintenant que je travaille avec la même équipe, et je crois qu’une part importante de tout cela est aussi l’effort commun. Je n’ai pas du tout le sentiment que ce soit entièrement de mon fait. J’ai mentionné Tim Lefebvre plus tôt : il a produit l’album, coécrit quelques chansons, joué de la basse et de la guitare, et de manière générale a abattu beaucoup de travail. Il m’a aidé à réaliser certaines de mes idées ; nous parlions de cette impression de jeunesse et d’appartenance au moment : c’est quelque chose qui vient de l’équipe que nous formons. Il n’est pas rare que ce soit lui qui ait des suggestions, et moi qui l’écoute ; ou bien Jason Lindner, qui est une sorte de magicien des claviers, et qui a cette incroyable capacité à développer des sonorités au fur et à mesure qu’il improvise. Et puis Zach Danziger et Nate Woods, nos batteurs, Jonathan Maron à la basse et Ben Monder : tous ont une esthétique très innovante, et la manière dont on joue ensemble est vraiment un effort collectif.
Votre prochain album s’appelle Lullaby for the Lost (« Berceuse pour ceux qui sont perdu s ») : qui sont « the lost » ?
Ce n’est pas un titre à prendre au pied de la lettre. C’est un titre qui provoque un dialogue et une réflexion sur sa signification. Tu connais Steinbeck ? Il y a de nombreuses trames qui se croisent dans ses livres et qui s’enrichissent l’une l’autre. Voilà à quoi ce titre me fait penser. Je pourrais donner une explication qui se rapporte à ma propre vie, mais je pourrais en donner d’autres aussi. Je crois qu’il y a un rapport avec la période incertaine que nous traversons, avec la montée de populismes un peu partout… Quand et comment cela va-t-il finir, qui va y mettre fin ? Aux Etats-Unis, les gens vont devoir se réveiller et résister. Je ne dis pas que le titre a uniquement à voir avec la situation actuelle, mais ça pourrait être une des trames qui entre en jeu. La pochette de l’album participe aussi de l’imaginaire que j’ai essayé de mettre en place.
Qu’est-ce qui rend cet album particulier par rapport à ceux qui sont sortis avant ? Y a-t-il quelque chose de précis que vous vouliez explorer ?
Musicalement, les guitares rock sont donc plus présentes. Parfois, quand nous jouons en concert, il y a une énergie qui se crée entre nous, comme si on se faisait des passes, et l’énergie en devient presque punk, plus hard, et c’est aussi ça que je voulais capturer. Une autre chose qu’a dite David Bowie : quand il nous a vus en concert, il a aimé qu’on fasse autant de bruit ! Je n’interprète pas vraiment cela comme un commentaire sur le volume, mais plutôt sur notre authenticité, encore une fois. Pour ce qui est de l’écriture des chansons, j’ai essayé d’explorer des mélodies expressives, sous-tendues précisément par cette énergie punk. Ce que nous faisons maintenant est assez éloigné du jazz acoustique, mais tous les membres du groupe comprennent non seulement le langage que nous développons mais aussi le but sonore qui est le nôtre : faire de cet album un vrai album rock.

En écoutant Lullaby for the Lost, j’ai ressenti une sorte de désir intense qui s’exprimait là, quelque chose de puissant, de dynamique, peut-être même d’explosif… Et puis je suis allée voir la liste de vos précédents albums et je me suis rendue compte que la plupart d’entre eux sont liés au mouvement et à un sentiment d’urgence. Cela m’a donné l’impression d’une main toujours tendue vers le futur, une envie ardente d’aller toujours plus loin, qu’en pensez-vous ?
Je crois que c’est vrai. Je vais toujours de l’avant, pour voir ce qui arrive et voir comment je vais encore pouvoir raconter mon histoire de manière authentique. Mon histoire n’est pas terminée, et je ressens exactement ce que tu décris : je suis tout le temps à la recherche de quelque chose. C’est toujours le même sentiment, mais qui maintenant s’est cristallisé en moi.
Votre musique m’a fait penser à un passage de l’avant-propos de Jazz, de Toni Morrison : “ J’ai été frappée par la modernité que le jazz anticipait et dirigeait, et par son optimisme insensé. [...] La musique insistait sur le fait qu’il était possible pour le passé de nous hanter, sans qu’il fasse de nous ses prisonniers. Le jazz exigeait un futur. ” Qu’en dites-vous ?
C’est magnifique. Je suis absolument d’accord. En ce qui me concerne, j’ai souvent l’impression qu’il y a une certaine pression qui pèse sur moi. Je ne sais pas si c’est le mot juste, disons pression / attentes / exigence de connaître parfaitement la tradition. Aux Etats-Unis en tout cas, j’ai l’impression qu’on est testés sur notre connaissance de la musique et de sa tradition. C’est quelque chose que j’ai beaucoup ruminé au fil des années, parce que mon esthétique est ce que j’ai décrit plus tôt : ce n’est pas toujours que du jazz, ça peut être beaucoup d’autres choses. Donc d’un côté, j’ai grandi dans la tradition du jazz en jouant avec mon père, en faisant mes études, mais d’un autre, j’ai parfois envie de dire : “ J’emmerde la tradition. J’emmerde le jazz. Je vais juste faire ce que j’ai envie de faire. ” Ces deux éléments cohabitent depuis longtemps en moi. Je ne veux pas être mis dans une case. Je réagis parfois un peu fort, en réclamant qu’on me foute la paix avec ça : je suis certes un artiste de jazz, et je suis fier de faire partie de ce monde merveilleux, mais ce n’est pas aussi simple que ça. Pour revenir à la citation de Toni Morrison, je crois effectivement que “pousser de l’avant” est mon modus operandi : je suis toujours connecté au passé, mais j’ai à coeur de trouver quelque chose de nouveau. Merci, maintenant j’ai un nouveau livre à lire !
Votre album paru en 2023 était intitulé I want more (« J’en veux plus »). Que voulez-vous de plus, à quoi pouvons-nous nous attendre ?
Je vais te dire quelque chose : cet album a été fait pendant le Covid, à un moment où je ne savais pas ce qui allait se passer, si j’allais jamais pouvoir enregistrer quelque chose d’autre, ou même si j’allais pouvoir jouer de nouveau. Donc je me suis demandé ce que je ferais si je devais enregistrer un seul album, et ça a été celui-là. Mais je me suis dit : “ Je veux plus de tout ça. Je veux plus de ces recherches, de ces découvertes, de l’inattendu, de ce sentiment primaire de l’urgence. Je veux encore plus de conviction et d’authenticité. ”
Pour la suite, Lullaby for the Lost va sortir, et l’an prochain sortira un album de mon groupe en collaboration avec un chanteur/compositeur, qui penchera vers le rock alternatif, et puis je travaille sur d’autres projets d’écriture !
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