Mardi 14 octobre 2025

Claudia Solal, Périscope, Lyon, 2019
Claudia Solal, Périscope, Lyon, 2019

Pour commencer, j’aimerais vous demander quelle est votre posture par rapport à la question de la voix comme instrument, à la fois musical et de travail.

Ce rapport à la voix instrument est vraiment le point de départ de mon histoire avec la voix. J’ai d’abord beaucoup chanté de chansons, mais j’ai assez vite eu envie de n’être pas seulement voix porteuse de textes. Je me suis mise à explorer toutes les possibilités qu’offrait la voix, qualités de sons, textures vocales, notamment par l’improvisation dite libre, qui m’a permis de découvrir tout un panel de façons d’aborder le son, auxquelles je n’aurais pas accédé en tant que seule interprète. C’est à partir de ce moment que mon discours, justement en tant qu’interprète et chanteuse (voix porteuse de textes) s’en est trouvé enrichi. J’ai mis un certain temps pour comprendre qu’une voix n’avait pas besoin d’être parfaitement homogène pour être belle. Elle n’en a pas besoin pour véhiculer quelque chose de profond !

Que recherchez-vous dans la musique, que vous l’écoutiez ou que vous chantiez ?

J’aime tout à coup entendre quelque chose que je n’ai jamais entendu : être happée, surprise, embarquée ! Mes influences sont multiples et diverses, mais dans mon écriture et mon rapport à l’improvisation, à la composition instantanée, je cherche sans doute à me surprendre moi-même, et en tous cas à émouvoir, ça c’est certain ! Une musique ne peut pas me laisser froide, elle doit m’emporter loin, dans un territoire autre, une contrée inattendue. Je pense par exemple à Prokofiev ou à Cage : leur art est un monde à part entière, immédiatement identifiable, et par cela unique.

Pouvez-vous expliquer le lien que vous entretenez avec l’improvisation ? Y a-t-il quelque chose de particulier que vous cherchiez ?

Claudia Solal, Rhino Jazz Festival, 2018
Claudia Solal, Rhino Jazz Festival, 2018

L’improvisation est pour moi une écoute profonde de soi-même et de l’autre, quel qu’il soit. Elle nécessite une forme de symbiose avec lieu dans lequel on se trouve pour improviser : ainsi qu’avec la ou les personne(s) avec qui l’on joue. C’est une écoute hyperactive, en mouvement, qui suppose une présence de vie profonde, une forte attention à l’instant. Il s’agit d’être la plus naturelle, la plus ouverte possible dans cet état d’écoute. Pour moi, c’est un moteur très puissant qui me permet de me connecter à mon Histoire (avec un grand H !), à mon intériorité narrative. Je dirais donc que mon lien avec l’improvisation prévaut, il est là avant toute chose. Dès que j’ai une partition devant les yeux, je ressens un désir de l’aborder avec une approche plus libre, improvisée, quel que soit le matériau proposé. Ce que j’aime particulièrement et que j’ai développé ces dernières années, c’est l’improvisation à partir de textes. Par son rapport au rythme, à la mélodie, à l’harmonie, un même texte sonne tout à fait différemment à chaque nouvelle improvisation... c’est magique ! La poésie se prête très naturellement à ce genre d’approche, mais il peut aussi s’agir de textes en prose qui ne contiennent pas a priori de musicalité intrinsèque (articles de journaux, essais, textes philosophiques, etc.)

Ce que vous dites me fait penser au fameux vers de Verlaine, qui entame son poème « Art poétique » : « De la musique avant toute chose ». Partez-vous de textes que vous mettez en musique ou est-ce plutôt le cheminement inverse ?

Ce que m’évoque aussi ce vers, c’est que tout est musique. Même si aujourd’hui, je trouve plus évident d’écrire d’abord un texte et de le mettre ensuite en musique, pour moi, écrire des mots, c’est déjà écrire de la musique. Après tout, si les mots ne sonnent pas, à quoi bon poser une musique dessus ! Quand j’écris un texte, je le dis plusieurs fois à haute voix pour l’entendre sonner, résonner, ce qui m’entraîne souvent à trouver un mot ayant une sonorité plus adaptée à ce que je cherche, à en modifier l’ordre, quitte à transformer légèrement le sens ! J’ai besoin que les syllabes, les phonèmes bruissent, s’entrechoquent, en plus de ce que je veux dire. Il existe une musicalité inhérente aux mots : mon texte doit sonner a priori, avant d’être mis en musique. J’aime beaucoup les vers libres : ils me conduisent généralement vers une musique plus libre aussi, ce qui me permet d’éviter les rythmes imposés par les rimes, ou un nombre de pieds préétabli. A mes débuts, j’ai d’abord écrit des vers métriques, des octosyllabes, des alexandrins, cherché des rimes. Aujourd’hui, je préfère une écriture plus souple, libre.

Avez-vous un processus créatif particulier ?

Claudia Solal, Chorus, Lausanne, 2017
Claudia Solal, Chorus, Lausanne, 2017

J’écris principalement en français et en anglais, aujourd’hui beaucoup plus en français qu’avant. Pour démarrer la mise en musique, il m’arrive souvent de passer par l’improvisation : j’improvise une mélodie à la voix à partir du texte. J’enregistre ces premiers essais, quitte à en faire une maquette, à y ajouter des sons enregistrés en concert, des samples, des sons du réel par exemple. J’aime beaucoup le collage, le bricolage ! A vrai dire, j’adore fabriquer des fichiers sons de mauvaise facture, complètement homemade mais surtout très artisanaux, ça m’inspire beaucoup plus qu’un objet techniquement parfait – en tous cas dans un premier temps !

Il me vient ensuite la question de l’« héritage » : quelles places prennent respectivement une certaine forme de tradition (musicale, littéraire, artistique de manière générale, et notamment celle des poètes chansonniers) et une recherche de renouveau ?

C’est une très bonne question ! L’emploi du mot « tradition » est intéressant, vu d’où je viens : j’ai grandi en écoutant du classique, du jazz, de la pop anglaise, assez peu de rock, pas du tout de chanson française ; j’ai ensuite adoré Brel, j’ai longuement chanté Ferré ! Plutôt que de tradition, je parlerais d’inspiration. Au tout début, j’ai majoritairement chanté des standards, que j’ai provisoirement remisés au profit de compositions. Je trouve mes sources d’inspiration dans la musique, bien sûr, mais aussi les arts plastiques ou graphiques, la botanique, la littérature, la danse ... Toutes constituent une sorte de langue maternelle (voire paternelle) qui me nourrit. Elles sont comme des voix qui chuchotent à mon oreille, entrent en résonance. Les peintres, artistes, écrivain.e.s que j’ai rencontré.e.s, ou dont j’ai découvert l’œuvre sont autant de gens qui sont là, autour de moi, tapis dans l’ombre, et qui me font signe ! De plus en plus, j’ai le sentiment de tracer une voie qui est vraiment la mienne, mais nourrie du parcours de tant d’être talentueux et créatifs, comme... la taupe de mon jardin, par exemple !!

Claudia Solal, Jazz Campus en clunisois 2011
Claudia Solal, Jazz Campus en clunisois 2011

Comment le fait de grandir dans une famille musicienne a-t-il influencé votre rapport à la musique ?

Il est difficile de dire ce que j’aurais été si je n’avais pas grandi à cet endroit, dans ce milieu particulier. Le fait d’entendre quotidiennement mon père (Martial Solal) travaillant les études de Chopin, de Liszt, improvisant sur la méthode Hanon, a sans doute été déterminant. Je ne peux pas dire à quel point ça a influencé mon choix de faire de la musique : tout me semble assez indissociable ; ai-je vraiment choisi ?! Autour de mes vingt ans, je faisais beaucoup d’autres choses, de la photographie, du théâtre, des claquettes, puis un peu du jour au lendemain j’ai tout arrêté pour me consacrer à la musique. Grandir avec mon père (et ma mère !) a forcément forgé en moi une attitude musicale, un désir. Ça m’a enrichie. J’ai développé une oreille singulière, une façon d’écouter, et pour autant je me suis construite par opposition. Plus tard, j’ai fait certains choix dans un besoin d’émancipation fort et indispensable.

Qui sont les musiciens qui vous ont le plus influencé ?

C’est toujours une question à laquelle il m’est extrêmement difficile de répondre, je suis généralement incapable de citer plus de deux ou trois musiciens ! Ça dépend des différentes périodes que j’ai traversées. Sans ordre de préférence, je dirais donc : Bernstein, Rachmaninov, Stravinski, Debussy... Cannonball Adderley, Carmen McRae, Monk, Strayhorn, Ellington, Freddy Mercury, Bjork, The Cure ... et tant d’autres !

Avec qui aimeriez-vous travailler ?

Parmi les musicien.ne.s avec qui je travaille et aimerais continuer à travailler : Benjamin Moussay, Benoît Delbecq, Jean-Charles Richard, Didier Petit, Philippe Foch, Françoise Toullec ... Etant aussi autrice, j’ai le projet de travailler sur le Vivant, pas seulement avec des musiciens. Par exemple, j’aimerais beaucoup échanger avec des botanistes, des plasticiens, des ornithologues... des écrivain.e.s.

Selon vous, qu’est-ce qui fait de vous une musicienne de jazz ?

C’est toute la question !! et justement je me la posais : suis-je véritablement une musicienne de jazz ? Pour certains pas assez, pour d’autres bien trop ! Pour répondre plus sérieusement à votre question, c’est sans doute ma relation spécifique à l’improvisation, ma capacité à m’adapter en temps réel, tout en les identifiant et les analysant, à des milieux vivants très divers et changeants, qu’ils soient musicaux ou autres, et à pouvoir apporter une réponse à ce qui est donné. Quoi qu’il en soit, je préfère ne pas avoir à me définir, et m’émanciper des étiquettes. D’une manière générale, je suis plutôt pour la liberté d’expression... ! Dès qu’on vous colle un complément du nom (« chanteuse de jazz », « danseur de ballet » ou « de flamenco »), on cherche à définir et donc à réduire le champ d’action.


https://www.claudiasolal.com/